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vendredi 22 janvier 2010

Expérimentir / B.S. Johnson: une vie rompue

La biographie consacrée par Jonathan Coe à l'écrivain B.S. Johnson – BSJ, histoire d'un éléphant fougueux, traduit par Vanessa Guignery, éditions Quidam – est avant tout le récit douloureux d'un rapport au chaos, et à son possible salut. D'emblée, avec une franchise rare, Coe prend ses distances avec l'entreprise de l'auteur de Chalut: "[…] je suis à présent en désaccord avec la plupart des choses qu'il a écrites ou en lesquelles il a cru […]", en expliquant que ce revirement est sans doute lié à l'âge : "[…] j'ai perdu cette conviction, comme la plupart des autres certitudes de jeunesse." De quoi s'agit-il? Quelle est ce paradis perdu, paradis ou enfer, auquel Johnson vouait allégeance et qu'il n'a déserté qu'en mettant fin à ses jours?
Après Joyce, avec Beckett, il apparaît à certains écrivains anglais, entre autres, qu'il convient de réinventer le roman, afin de l'acclimater (paradoxe…) au chaos. Il s'agit en quelque sorte de passer le "relais". Réaction, haine, colère: le roman est un genre bourgeois qui n'a plus droit de cité, et le tissu de ses mensonges appelle de toute urgence les ciseaux de l'expérimentation. Coe estime quant à lui que le roman britannique a survécu, non en poussant à l'extrême les enseignements de Joyce et Beckett, mais en se réinventant grâce à un processus d'ouverture, principalement lié à la prise en compte de la "pluriethnicité de la Grande-Bretagne moderne" et à l'acceptation des autres énergies culturelles (cinéma, musique, TV etc).
La biographie qu'écrit Coe est donc avant tout le regard que porte romancier à l'aise avec la tradition douce sur un frondeur, un non-conciliateur. C'est aussi l'analyse d'un rapport ambigu avec la détestation du romanesque. Comment peut-on aimer l'autre, dès lors que ce dernier piétine ce qu'on cherche à développer par d'autres moyens que la hache?
Il fallait peut-être partir de cette position distanciée pour raconter une vie d'écriture placée sous le signe de l'inachèvement, voulu à tous les niveaux, subi aussi, mais intensément voulu. Dira-t-on qu'expérimenter c'est tenter "d'échouer mieux", puisqu'on a cessé de croire à une forme stable et cadenassée? Peut-être. Mais Coe est suffisamment intelligent pour ne pas réduire l'entreprise de Johnson à un échec. En revanche, il a le mérite d'éclairer les dangers inhérents (et assumés) à toute rupture avec la narration normée. Ce qui nous rend émouvant l'auteur des Malchanceux, c'est d'une certaine manière son attitude velléitaire à innover, cet entêtement parfois artificiel à sortir des sentiers battus – alors même que Johnson emprunte à sa propre biographie la plupart des éléments qu'il redistribue dans son œuvre.
Etrange attitude que celle qui consiste à dire que raconter c'est mentir, mais que ce serait mentir encore plus que de raconter autrement que par l'ambigüité, le désordre. Et Coe a sans doute raison de souligner, comme avant lui Christine Brooke-Rose, que l'aléatoire proposé par les Malchanceux est moins "original" que les découpages expérimentaux de Burroughs. Pourtant, livre après livre, BSJ essaie - sans cesse en guerre avec la narration traditionnelle, et en bisbille avec sa propre démarche – comme quand, à la fin d'Albert Angelo, l'auteur tape du poing en gueulant: "— OH, ET PUIS MERDE, RAS LE CUL DE TOUS CES MENSONGES"…
Tout le paradoxe de la démarche dite expérimentale (même si BSJ n'aimait pas le terme) est là: comment miner, détourner, retourner, exploser, pervertir les formes existantes, comment en forger de nouvelles sans pour autant ne laisser triompher que les puissances du négatif? Comment concéder au chaos, à la violence, à l'irréconciliable une place de choix tout en donnant, en dépit de la dés-illusion, une œuvre?
En fait, tout part peut-être d'une confusion. Car en littérature, deux voies se sont souvent côtoyées qui ne se sont pas toujours confondues: le souci d'expérimenter (tout a été dit avant d'être dit…) et la réticence à faire œuvre. Or il est évident que le souci d'expérimenter ne date ni de Beckett ni de Joyce, et que de tous temps les écrivains n'ont fait que ça, qu'il s'agisse de Rabelais, Sterne, Furetière, Flaubert, etc. En revanche, la méfiance vis-à-vis du concept d'œuvre (ou de Livre) est peut-être plus récente (Artaud…), et sans doute, mais c'est là une piste à défricher, profondément liée à la Première Guerre mondiale. Sans aller jusqu'à avancer d'absurdes équations comme : (Lautréamont + Mallarmé) - Sarajevo = Artaud, il apparaît qu'après 1920 nombre d'écrivains ont pensé (et vécu) qu'il n'était plus possible, ni peut-être souhaitable, de poursuivre une quête alchimique.
Or, chez B.S. Johnson, on assiste aux déchaînements de ce conflit, parfois larvé, souvent colérique, toujours épineux. La haine de la tradition est inextricable ici d'une angoisse du formalisme, et c'est dans le traitement autobiographique, entre autre, que BSJ a tenté de résoudre, ou d'orchestrer, ce conflit.
La démarche du biographe Coe nous en apprend donc beaucoup, et sur l'œuvre arrêtée de BSJ et sur les tentations de toute écriture confrontée aux bouleversements. Celui qui expérimente ne s'est pas coupé à jamais de l'émotion et du beau, mais il veut les approcher par des voies imprudentes, et pour lui et pour son travail. Il expérimente, non seulement parce qu'agir autrement lui est impossible (et le ferait vomir), mais parce qu'il veut, se sachant perdu, goûter aux risques du nouveau, de l'inédit. Expérience, expérimentation: fusion illusoire? Le fait est que le combat a un sens. Forme: forge – épreuve du feu.
Le 13 novembre 1973, l'écrivain B.S. Johnson se suicide dans sa baignoire. Il laisse une bouteille de cognac sur le bord de la baignoire accompagné d'un ultime message, d'un dernier mot, et ce dernier mot, telle une pirouette d'encre et de sang mêlés, tenait en ces cinq mots:

Ceci est mon dernier
mot