mardi 14 novembre 2023

Animal errant, retour de poesibao

 


Une belle et pertinente critique de animal errant, retour d'abattoir:::(Flammarion/Poésie) signée Isabelle Lévesque et postée sur le site Poesibao.

Auteur de nombreuses fictions, d’essais et de traductions, Claro nous propose un premier recueil de poèmes aux formes diverses dont le titre aux doubles points de suspension, ou triple deux-points, indique une trajectoire et ce qui échappe aux mots.

Selon le prière d’insérer de ce livre, Claro a décidé de « se risquer sur le territoire de la poésie […] mieux à même de répondre, sur le plan littéraire, au désastre ambiant ». Et c’est sous l’égide de Cédric Demangeot, poète majeur disparu en 2021, qu’il a placé animal errant, retour d’abattoir :::. Sur son blog, Le Clavier cannibale, Claro affirmait avoir découvert « en lui une sorte de double, d’écho, et cette sensation qu’un autre écrit ce que vous auriez dû écrire, l’écrit pour vous, et en quelque sorte, malgré lui, avec vous ». L’auteur de Ravachol et d’Un enfer incarne le refus, la révolte et la démolition d’écritures apprivoisées. À ses Litanies de […]

[A lire ici en intégralité.]

mardi 17 octobre 2023

L'il mystérieux et ses infinies paraboles


Est-ce une tentative d'épuisement du sujet? Une spectroscopie délirante? Un état des lieux implacable de qui l'on se sait pas? Le fait est que Paraboles, le nouveau livre de Boris Wolowiec, n'y va pas de main morte pour ce qui est de définir un "il" aussi anonyme que singulier (quoique multiple). En 300 pages, toute psychologie bannie, nous est décrit, inventorié, disséqué et recréé un "il" que seule la langue parvient à faire tenir dans une multitude de paragraphes, à force d'énoncés inquiétants – je veux dire des énoncés qui inquiètent la langue.

"Quand il parle sa bouche mange sa langue. Et quand il écoute parler sa langue mange sa bouche." (p.133)

"Son espoir est identique à sa naissance. C'est la raison pour laquelle sa pitié est meurtrière." (p. 109)

Il est, il croit, il devient, il fait, il pense, il prétend: les verbes s'accrochent à ce "il" et le vouent à toutes sortes d'actions et de pensées, de convictions et de refus, au détriment bienvenu d'un sens qui ferait de ce "il" un homme parmi d'autres. Le texte de Wolowiec, pourrait-on dire, fonctionne telle une machine délirante engagée dans un processus en apparence inépuisable. Il est en cela d'une impeccable cruauté poétique, qui ne s'épargne pas l'humour ("Sa stupidité est si sophistiquée qu'il désire psychanalyser les océans, les volcans et les déserts", p.183) et traite le corps à la façon d'un monstre de parole organique. 

Vies et morts, gestes et croyances, fonctions et ruses, raisons et illusions, naissances et crimes : le "il" qu'exp(l)ose à chaque page Wolowiec finit par être un continent de strates inconjugables, en perpétuelle métamorphose, un cabaret inouï d'allégations aussi équivoques qu'impossibles, un chantier hypnotique où tous les affects ont droit de cité, chaque atome du texte conspirant à une invisible déflagration: "Il a avalé une bombe comme un œuf. C'est pourquoi raconter l'histoire de sa vie lui semble désormais inutile" (p. 149).

Homme à tout défaire plutôt qu'à tout faire, déjà-mort et sans cesse rené, le "il" qui sature ces trois cents pages n'est pas un nouveau Monsieur Plume ni un énième Innommable. Il est la somme incomplétée de possibles générés par une langue qui n'a plus rien à perdre. 

"Il s'est suicidé en se pendant au souvenir de son cordon ombilical" (p.180)

Mais ça c'est le milieu, pas la fin.

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Boris Wolowiec, Paraboles, éditions Les Météores, 15€

vendredi 13 octobre 2023

Animal errant, retour d'abattoir::: au Festival MidiMinuit, à Nantes


Demain – samedi 14 octobre – je serai à Nantes dans le cadre de la vingt-troisième édition du Festival MidiMinuit Poésie, festival qui se tient entre le 10 et le 14 octobre et réunit une quarantaine d'auteur.e.s et d'artistes – parmi les invité.e.s, pour n'en citer que quelques-un.e.s: Muriel Pic, Antoine Mouton, Didier Bourda, Marina Skalova, Virginie Poitrasson, Antoine Boute.


A 15h, donc, samedi, au Lieu unique / Salon de musique, je lirai des extraits de animal errant, retour d'abattoir::: (éd. Flammarion) ainsi que de Tout autre chose (éd. Nous), et sans doute un extrait d'un texte en chantier. La lecture sera précédée d'une présentation par Alain Girard-Daudon.

Cette lecture sera suivie un peu plus tard, à 16h30, d'une rencontre entre Lisette Lombé (auteur de Eunice, éd. du Seuil) et moi-même, à l'Atelier 2 / Scène jet FM, sur le thème "L'autofiction dans l'écriture poétique", animée par Henri Landré.

Pour de plus amples informations, c'est ici.




jeudi 12 octobre 2023

"Ma voix me parut étrange": radier/irradier selon Suel


Nous sommes tellement persuadés qu'écrire c'est choisir ses mots avec prudence et clairvoyance que nous finissons par oublier qu'en nous un crible terrible, un tamis par d'autres trafiqué, nous assiste obscurément dans ces choix. Pourquoi? Parce que nous écrivons avec la mémoire des choses lues, entendues, répétées. Parce que les mots que nous croyons sortir de notre chapeau ont déjà fait leurs armes sous des légions de crâne. Nous sommes inspirés? Non, plus vraisemblablement aspirés, notre langue prise à jamais dans le siphon de la redite, du formaté, de l'usé. Dans ces conditions, que peut la poésie? Hormis un jeu de cache-cache avec le sens et des cabrioles phonétiques, quelle stratégie peut-elle ourdir pour faire de nous autre chose que de naïfs ventriloques? A cette question, Lucien Suel a répondu à sa façon. Il a pris le déjà-dit et lui a tordu le cou. Mille fois sur le papier il a brouillé les lignes.

Qu'est-ce qu'un "poème express" signé Lucien Suel? Prenez une page de livre et frottez, grattez, occultez plus des trois quarts des mots pour n'en laisser flotter à la surface que quelques-uns, plus ou moins épars, et laissez un sens nouveau défaire la belle cohésion originelle. Il existe un terme pour désigner l'acte de biffer, de noircir mots ou lignes: caviarder. Ce verbe, longtemps réservé à la censure, le voilà depuis quelques décennies mis en pratique par la poésie, dans la troublante lignée du fameux cut-up inventé par Burroughs et Gysin. Est-ce un simple exercice? Un exercice complexe? Est-ce même un exercice? Le poème-express de Suel ne cherche pas seulement à faire émerger un texte autre: en rendant visible l'occultation, il ajoute au texte nouveau une dimension graphique. Le poème devient pictural, comme si les aplats irréguliers de noir dialoguaient avec les caractères d'imprimerie épargnés. Il acquiert une épaisseur, voire une profondeur.

L'apparente modestie du procédé, qui retourne les armes de la censure contre elle-même, ne doit pas faire oublier la savante malice du geste. Il ne s'agit pas de clamer que la poésie se dissimule dans n'importe quel texte mais de montrer comment, au moyen d'une vision-crible, il est possible d'arracher à la page saturée des bribes échappant aux diktats de la narration, de la description, du dire. Le poème, par essence, est un texte qui avance par sursauts: la coupe, le rejet, l'enjambement, le blanc… S'il avance troué, c'est pour mieux faire résonner zones d'ombre et espaces vierges. De la sorte, le caviardage-Suel répète l'antique bégaiement des pythies tout en réalisant le rêve d'une poésie faite par tous – l'auteur a d'ailleurs partagé sa "technique" lors d'ateliers d'écriture. Inactuel, le poème-express? Ou, au contraire, terriblement pertinent?



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Lucien Suel, Le Livre des poèmes express, éd. Dernier Télégramme, 35€


vendredi 6 octobre 2023

Venaille pour mémoire: parmi les écorchés, et à jamais

Germaine Richier, Christ en croix

Même si vous avez tous les textes publiés par Franck Venaille (or ce n'est pas évident, car plusieurs sont épuisés), même si vous avez sur vos étagères Capitaine de l'angoisse animale, cette auto-anthologie géniale parue en 1998 (Obsidiane/le Temps qu'il fait), même si vous ne connaissez de F. Venaille que ses derniers textes parus au Mercure de France, même si vous ne connaissez pas du tout Franck Venaille, sachez que désormais vous n'aurez plus aucun prétexte pour passer entre les gouttes de sueur et de sang qui vous masquaient ce poète majeur.

Avec Avant l'Escaut, monumentale anthologie de ses poésies & proses écrites entre 1966 et 1989, que publie aujourd'hui un indispensable éditeur de textes uniques – L'Atelier Contemporain – somme monstre et vivante, c'est la violente naissance et la têtue avancée singulière de l'homme Venaille qui est désormais disponible et dévorable. On ressent à sa lecture un peu ce qu'on a ressenti quand, au … Et nous n'apprîmes rien (1962-1979) (Flammarion) de Mathieu Bénézet succéda, quelques années plus tard, l'immense Mathieu Bénézet, Œuvre (1968-2010) édité par Yves di Manno : la sensation de posséder, en main, en corps, l'essentiel d'un travail appelant la quasi exhaustivité. Un corpus, sinon christi, du moins précieux. Une somme vitale.

Cette anthologie a le mérite de nous donner des textes difficiles à trouver, ceux par lesquels l'engagé et jeune Venaille entre en poésie, alternant déjà prose et vers, comme déjà en témoignent, à la fois rugueux et souples, Papiers d'identité et L'Apprenti foudroyé. Formant bloc malgré la pluralité des lézardes qui clament, chez l'auteur, un besoin de se déclasser sans cesse de la production contemporaine tout en s'y frayant un chemin susceptible d'innerver cette dernière, cette anthologie remet Venaille à sa place aussi prédominante que marginale. A la fois lyrique par l'exploration de la douleur intime et formaliste par l'invention d'une syntaxe-syncope, traitant la ponctuation comme un souffle nécessitant des coups bas, Venaille, qui fit de la nostalgie une arme à deux tranchants et de la géographie une matrice-genitrix à arpenter sans cesse, est un poète profondément défroissé, tiraillé par des récits impossibles, des espaces clos, des horizons brouillés, des corps traversés.

"et non pas l'apparence immédiate des choses des êtres des situations non pas leur langage évident celui qui transparaît à chaud qui parfois même devant son évidence nous choque voire nous bouleverse mais bien la face cachée de chacun d'entre nous l'interprétation des silences de ses provocations non pas l'histoire contée par tel ou telle mais bien la recherche opiniâtre douloureuse l'approche fût-elle même ambiguë de la complexité de l'autre autrui pour nous-mêmes Autrui en nous-mêmes et nous mêmes tels que nous voudrions avec parfois tant de maladresse nous voir dans le regard de celui ou de celle de qui fût-ce une nuit une heure nous attendons la double révélation de la chair de la pensée telle qu'enfant elle nous était promise devant le miroir déformant" (p. 255)

Capable de vers aussi brefs que des sanglots-hoquets que de vers-phrases en folle chevauchée narrative, il n'a eu de cesse d'étourdir l'intime pour mieux rendre le vertige d'exister. Se qualifiant lui-même d'"ancien enfant", attaché autant à son onzième arrondissement – comme au cercle d'un glorieux cercle infernal – qu'aux paysages fluviaux d'un bas et brumeux pays, abîmé par la guerre d'Algérie, pénétré de peinture et de musique afin qu'en lui les formes les plus bleues (Monory) renaissent carnées, il est, dans sa déchirante sincérité et son exigence graphique, ce qui aurait de tout temps manqué à la poésie: l'aveu d'une tristesse trop humaine que seules des forces poétiques ont réussi à élever au rang d'élégie épique, géographique, politique, érotique.

Surprenant à chaque ligne crachée, tendue, filée, plus souvent nu que vêtu, jamais plus universel que lorsqu'il s'offre en écorchures, admirablement pop quand nécessaire, gourmand d'extases, épris de technique, concret jusqu'au cul et cru des sensations, Franck Venaille ne cesse de nous apparaître comme un poète futur qui déjà nous manque. Cet Avant l'escaut nous le rappelle et nous le ressuscite dans toute sa sidérante vérité.

P.-S: Toute ma gratitude à l'éditeur, François-Marie Deyrolle, qui a eu ce geste fort de m'envoyer ce volume, que j'ai trouvé dans ma vieille boîte aux lettres de campagne envahie de ronces "pénitentes".

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Franck Venaille, Avant l'Escaut – Poésies & Proses, 1966-1989, édition de Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet, éditions L'Atelier contemporain, 30 €


jeudi 5 octobre 2023

"Ma plainte est sans reproche": Nathanaëlle Quoirez et ses lettres depuis la langue

Les lettres, on le sait, sont comme des flèches lancées sur un destinataire, mais c'est parfois le sifflement qu'elles inscrivent dans l'air qui en dit le plus sur elles, leur vélocité, leur intention, leur puissance de pénétration. Dans Lettres à Madame, Nathanaëlle Quoirez s'adresse, par lettres et poèmes, à une "Madame" dont les visages, anonymes et forcément multiples, vont jouer tantôt comme des miroirs, tantôt comme des cibles, tantôt comme des trous noirs, tantôt comme des surfaces élastiques qui renverront les flèches. Ce qui est dit, ou plutôt écrit, est adressé, c'est-à-dire envoyé, et cet envoi se veut également envol, aspiration. Si nombre de lettres sont teintées d'une aura mystique, voire gnostique, où l'extase n'est approchée qu'à travers un corps pétri de doutes autant que de désirs. Et la beauté souvent fulgurante de ces lettres tient à leur scansion très particulière, une scansion qui, quoique heurtée, cassée, accède à une étrange fluidité:

"Madame, / remparts de vos bras sanctuaire, l'attache de vos cuisses une poignée de sable. toute petite je tremble, madame. du front crispé ma foutrée vide à votre jardinet. votre main, grand pleuroir. depuis vos courbes je m'effondre et pense: autisme, shoklen, le nom est différent pour chaque ange du seigneur. ai déshabité pour retourner à ma naissance: passer ma vie au lit. je dors au pied des médecins, penser suicide par le cœur me refait […]."

S'effondrer et penser: double mouvement, parallèle ou simultané, par quoi le désir – charnel, idéel, scriptural – apprend à se réinventer pour mieux saisir sa proie sans cesse fuyante. Ici, par d'échange, pas de lettres de "Madame", celle qui écrit est seul dans le désert de la missive, et n'a que sa voix écrite pour mener la charge de cet amour courtois (discours/toi?). Ici, le vouvoiement, ainsi que la syntaxe, conspire à forger un lien épistolaire illusoirement archaïque, car la virulence des affects et l'intensité sexuel permettent à ces lettres d'imaginer d'autres liens que révérencieux. Une douleur d'être impose ses règles et ses exigences à celle qui, finalement, n'a pas le droit à la parole, recluse dans une prudente dormition. Et c'est dans l'aveu d'une bouche blessée qu'est signifié la nécessité de faire chant:

"madame, / la bouche cherche de quoi se désarticuler. au muscle d'écriture la mémoire s'est lassée, blanche, revenue blanche. ce cogne-tambour de peau insubmersible se charrie par vos et mon, soi? est un jour post mortem, il dort. me barricade et me ponds de sang et de gelée sans extruder fœtus pour la pierre à caveau. mon pays s'est piégé de mourir sans le faire. dire me fait bègue. parole reprisée supplie votre lumière, madame. […]"

Quelque chose des Suppôts et suppliciations d'Artaud résonne en arrière-fond de ces lettres qui nous donnent à entendre une syntaxe singulière, où l'article défini apparaît et disparaît, où des hiatus surgissent, des trouées, les énoncés se succédant comme "un heurt indescriptible d'avortements" (Artaud), mais portés par cette vélocité dont nous parlions au début, celle de la flèche, qui mêle caresse et gifle. On ne peut, à cette lecture, que devenir cible-lecteur.

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Nathanaëlle Quoirez, Lettres à Madame, éditions Lurlure, 15€

vendredi 22 septembre 2023

Proust familier : du côté de Murat


S'il est bien un livre sur Proust et sur La Recherche qui mérite ces derniers temps, parmi la pléthore de publications consacrées à cet auteur, qu'on s'y attarde, c'est bien Proust, roman familial, de Laure Murat, et ce pour plusieurs raisons (au moins vingt par pages), dont les moindres ne sont pas les suivantes: Tout d'abord, l'auteure bat en brèche quelques idées reçues: non, La Recherche n'est pas une description fascinée de l'aristocratie, car elle ne cesse de lever le voile sur sa vulgarité et son ignorance, ses raideurs et ses faux plis; non, La Recherche n'est pas une montagne inaccessible, cent trente heures de lecture ne sont pas le bout du monde, et c'est plus la glose qui entoure Proust qui effraie que l'œuvre elle-même; non, tous les personnages de La Recherche n'ont pas tous un nom imaginaire; et non la littérature n'est pas la vie: c'est la vraie vie.

Cette dernière assertion – qu'on doit à Proust – résonne fort après avoir lu le livre de Laure Murat, car non seulement elle sait de quoi elle parle (elle a lu Proust avec fièvre et finesse), mais elle sait aussi d'où elle vient, à savoir du monde même qu'a décrit Proust dans son grand œuvre. Un monde qu'elle a laissé derrière elle, violemment, en même temps que sa famille et ses privilèges, mais dont elle a gardé en filigrane, en palimpseste, dans sa mémoire, une multitude de souvenirs et de sensations qui rendent sa lecture de La Recherche plus que précieuse. Plutôt que d'épiloguer sur une histoire de transfuge de classe – puisque passer de la noblesse d'Empire à l'amour de la littérature est une opération un peu plus complexe et particulière –, on préférera souligner l'architecture du livre de Laure Murat qui donne l'impression de se promener dans un vaste château (elle-même déploie cette image), où certaines pièces sont décorées par Proust mais commentées par d'autres (ceux qui l'aiment, ceux qui n'aiment pas s'y reconnaître), et d'autres habitées par les spectres à particule que le jeune Marcel admira un temps avant de les poudrer de toiles d'araignée.

L'incessant chassé-croisé entre anecdotes réelles et textes de Proust, entre souvenirs personnels et situations proustiennes, le dialogue tantôt drôle, tantôt poignant, entre la jeunesse de l'auteure et les méandres de La Recherche étoffent d'une vibration supplémentaire notre perception de cette dernière. Oreille absolue, œil impitoyable: Proust, ainsi que nous le rappelle Laure Murat qui entendit et vit, enfant, des saillies et des scènes ayant souvent leur contrepoint dans la partition à la fois rapportée et réorchestrée par celui-ci, s'est voulu sismographe d'une époque et d'un milieu dont il devinait, sous les vrais ors et la fausse insouciance, l'empire grandissant des ruines.

Laure Murat se penche également sur la question sexuelle dans La Recherche, et grâce à d'imprévues découvertes dans les archives de la Police, nous aide à porter un regard neuf sur qui fait quoi, comment, et peut-être pourquoi, dès lors que la maison n'est plus de maître mais close. Car c'est bien souvent de cela qu'il s'agit, dans La Recherche, nous dit-elle: une histoire de genre et de domination, et non pas juste "trop de duchesses" comme l'ont cru autrefois certains premiers lecteurs. Et c'est pourquoi l'auteure, en s'affirmant hors et face à sa caste, en vivant sa sexualité hors le palais de verre de l'hypocrisie aristocratique, peut affirmer, à la fin de son livre, que "Proust l'a sauvée". 

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Laure Murat, Proust, roman familial, Robert Laffont 20€

jeudi 14 septembre 2023

Camus en mille Meursault

 


Certains écrivains ont une réputation, d'autres quasiment une aura, alimentée non par la lecture ou l'étude de leurs textes, mais par le fantasme qu'on s'en fait en fonction d'intérêts propres. Une fois adoptés par le plus grand nombre, ils voient leur pensée se diluer dans le premier système venu, dès lors qu'ils peuvent servir à neutraliser d'autres écrivains. Ainsi en va-t-il de Camus, chantre supposé de l'humanisme sous la bannière duquel n'hésitent pas se rallier des individus aux intérêts divers, mais aux antipathies commune (l'une d'elle ayant le nom de Sartre). Tout le mérite du livre d'Olivier Gloag – Oublier Camus – est de remettre les pendules à l'heure sur l'auteur de La Peste, et de pointer les contre-sens des petits maîtres horlogers qui prennent ce denier pour patron:

"Les champs littéraire, politique et culturel, dans un unanimisme rare, s'appliquent à faire de Camus un saint laïc, un humaniste, un philosophe, un militant anticolonialiste, un résistant de la première heure, un homme épris de justice et opposé à la peine de mort, un grand écrivain. Cette vision – au sens premier du terme – s'accorde avec une France qui tient à faire oublier son passé impérial et à ignorer son présent néocolonial." (p.17)

Gloag ne cherche pas à "dézinguer" la statue-Camus – aucun ressentiment ni aigreur dans sa démarche. S'il tance qui que ce soit, ce sont plutôt ces thuriféraires roublards qui, à l'encontre des écrits de Camus, l'attifent d'un blanc virginal, ô combien bienvenu dès lors qu'il s'agit de masquer certaines souillures historiques. Il était temps, en effet, d'aller au-delà d'une admiration justifiée pour l'œuvre et de pointer certaines failles de l'humanisme camusien. On a beaucoup – ou pas assez? – glosé sur le fait que dans L'Etranger aucun Arabe n'est désigné par son nom, ainsi que sur l'absence totale d'Arabes dans La Peste, mais en revanche on a fort peu, je crois, souligné cet autre fait qu'est la condamnation à mort de Meursault, condamnation qui dans la réalité coloniale aurait eu peu de chance d'être prononcée, les meurtres d'Arabes par des colons étant alors monnaie courante et quasiment jamais sanctionnés par la justice française.

Gloag, bien sûr, ne s'en tient pas à une lecture des œuvres littéraires de Camus, il s'attarde également sur ses déclarations et prises (ou absences de prises) de position, notamment concernant les massacres de Sétif ou le sort réservé aux membres du FLN, ainsi que sur des sujets comme la peine de mort. Souvent flottant, parfois embarrassé, Camus n'est pas cet être entier dévolu aux justes et bonnes causes que d'aucuns, comme Onfray par exemple, expert en contre-vérités, voudraient nous faire croire. Le seul fait de jouer l'atout Camus contre le joker Sartre en dit long sur les raisons d'aimer saint Albert. Et le torrent critique énamouré qui a suivi la publication de la correspondance Camus-Casarès est révélateur lui aussi d'un propice aveuglement: les lettres de Camus à Casarès seraient de parfaites stations de croix de la passion amoureuse, alors qu'en les lisant apparaît clairement un Camus jaloux, égocentré, plaintif.

Gloag ne cherche pas, on l'a dit, à diminuer Camus à nos yeux, seulement à rappeler quelle fut sa place, et quelles ses postures au cours de ces fragiles décennies pendant lesquelles il fut amené à élaborer un discours, puis un silence, sur le drame algérien. C'est moins son œuvre – disponible à qui sait lire – que la réception de celle-ci qui est éloquente, réception allant jusqu'au merchandising. Adoubé par Macron ou Onfray sous prétexte d'humanisme universaliste, Camus est devenu, au fil des ans et des bacs, un faire-valoir, au lieu de rester cet écrivain pétri d'ambiguïtés, qui, à l'inverse d'un Sénac ou d'un Sartre, refusa de dénoncer clairement le colonialisme français. C'était lui rendre justice que de l'extirper des griffes molles de ses douteux laudateurs.

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Oliver Gloag, Oublier Camus, La Fabrique éditions, 15 euros


lundi 4 septembre 2023

Le temps des trépigneurs: Yves Pagès, libre roue


Les idées fixes ont-elles vocation à faire du sur-place? Le progrès aime-t-il à mouliner? Tourner en rond permet-il d'avancer? Ces questions, qui semblent tout droit sorties de l'esprit d'un moderne savant Cosinus, on les croisera dans Les Chaînes sans fin, ou l'incroyable et véridique Histoire illustrée du tapis roulant d'Yves Pagès, arpentage fouillé et quasi exhaustif d'un motif qui pourrait fort bien se révéler une des clés du soi-disant progrès à l'ère capitaliste.

Tapis magique réservé à l'homme domestiqué, manège à hamster générant sa propre force motrice, escalier se mangeant la queue en mode ouroboros, le plan à la fois stationnaire et mobile qu'est le tapis roulant devient, sous la plume aussi facétieuse qu'exégétique de l'auteur, un tremplin théorique menant à toutes sortes de bonds pratiques. Non pas prétexte à une relecture mécaniciste de l'histoire industrielle, mais véritable point névralgique de forces coïncidentes, autrement dit: comment transformer l'idée lunaire de mouvement perpétuel en praxis rotative (et mettre au pas les agités).

De quelle volonté d'asservissement le tapis roulant est-il le nom? Pagès passe en revue et fait défiler ses innombrables avatars, depuis le manège à tabler sans fin d'Emeric Lexis-Détève jusqu'au tapis de course des salles de fitness, en passant par la trépigneuse agricole, l'hippodrome stationnaire, la cage d'écureuil, l'escalier éternel, le moulin disciplinaire, le trottoir roulant, la bande transporteuse, la ligne d'assemblage, etc. Le livre de Pagès pourrait à première vue s'apparenter, motif oblige, à un diabolique rolodex donnant à voir, en un effeuillage systématique et vertigineux, toutes les variantes industrielles, ludiques, punitives et sportives de ce qui, au début, n'était qu'une simple courroie mise en boucle, et il est vrai que l'auteur se défend d'emblée d'avoir voulu se lancer dans un "récit téléologique", lui préférant "l'écriture fragmentaire", d'un esprit plus "erratique et digressif". Mais ce serait sans doute se tromper que de réduire son essai à un fourmillant catalogue manufrancien de cet infernal ruban de möbius : généalogique dans sa démarche, critique par sa charge (et sa masse), cette Histoire illustrée du tapis roulant, parce qu'elle met à jour impitoyablement ce qui semble être le "sale petit secret" du Kapital, son projet sisyphéen et mortifère, brille d'une cohérence admirable, à la fois en soi de par sa construction en symbiose avec son sujet, et de par toutes sortes d'échos résonnant avec l'œuvre et le travail de son auteur.

En effet, que ce soit dans ses fictions ou ses essais, Pagès n'a cessé et ne cesse d'établir des liaisons entre les innombrables dispositifs d'aliénation, et ce en faisant délirer leurs motifs ou contre-poisons souvent insoupçonnés – les pigeons voyageurs, la meute, la collection, le labyrinthe, la statistique, etc. – ou en auscultant certaines figures ou personnalités – le savant, l'apache, l'enfant, Céline, Liabeuf, Ford, etc. Mais aussi en photographiant la ville, en compilant les graffiti, en décryptant les postures sociales et idéologiques, et sans doute dans ses choix d'éditeur. La cohérence politique (et littéraire) de son travail, que renforce paradoxalement sa stimulante hétérogénéité, se voit, avec cette herméneutique de la roue libre (et oppressive), hissée à un nouveau plan. Telle cette machine à rouages médiévale mise à jour par l'ingénieur Agostino Ramelli – "le Diverse et artificiose machine" –, le corpus pagésien est une force motrice redoutable, d'autant plus redoutable que sa rigueur exégétique se double d'un rire délicieusement luddiste.

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Yves Pagès, Les Chaînes sans fin, histoire illustrée du tapis roulant, éd. Zones (La Découverte), 20€

mardi 29 août 2023

L’ÉLÉPHANT SE LAISSE CARESSER ; LE POU, NON


"L'éléphant se laisse caresser; le pou, non", a écrit Lautréamont. Je pense qu’on peut ajouter le livre en cours à l’acarus sarcopte du père Ducasse. Oui, ce livre-pas-encore-livre dont on a cru, plan à l’appui, qu’il aurait l’obligeance de se plier à nos désirs d’écriture et nos velléités d’architecture. Pour lui, on a sillonné le champ des possibles, repéré des impasses, prévu des bifurcations, envisagé d’autres dénouements, histoire de lui laisser un peu de marge, une illusion de liberté, et ce afin qu’il s’ébroue insolemment telle un étalon de feu dans les vastes pâturages de notre fichier Word. Tu parles ! Ficelé, le gigot gigote. L’étalon détale. Le fichier s’en fiche. Il change de visage comme s’il prenait plaisir à tirer un trait sur les traits qu’on lui a tirés, le traître !

Après avoir constaté ce phénomène quasi météorologique à chaque livre, j’ai fini par me dire que le livre avait ses raisons que la raison de l’auteur ne connaît pas. A cela, je ne vois qu’une explication : nous concevons une structure pour ainsi dire mécanique, puis notre écriture, qui obéit à des forces nous échappant bien souvent, permet à cette mécanique de migrer peu à peu dans la sphère de l’organique. Le gigot s’anime. Et c’est tant mieux, car nous devons alors écouter ce que le livre veut nous dire, deviner l’endroit où il souhaite nous emmener. Si nous le forcions à aller de A à Z, il y a de grandes chances pour qu’il capitule avant la lettre Q (voir avant la lettre F). C’est ce que j’appelle, merci Sam Beckett, « rater mieux ».

Plusieurs facteurs aident à ce déraillement. Ça peut venir des recherches nécessitées par le livre. On tombe en cours d’écriture sur des faits qui modifient la donne, des infos bien trop tentantes pour qu’on hésite longtemps à les inoculer dans le corps du manuscrit – on verra bien s’il nous fait une allergie ! Quand j’ai écrit Bunker Anatomie, j’ai voulu confronter deux regards, celui d’une Méduse moderne et celui d’un sniper. J’avais prévu de décrire leur affrontement sur une page (sic) de Normandie. Une fois les chapitres écrits, j’ai voulu passer à cette bataille oculaire, qui aurait été un grand moment de battements de cils et de rétrécissement de pupilles, façon Sergio Leone. Tu parles (bis) ! Le livre avait d’autres intentions, d’autres tours dans son sac. Je me suis retrouvé à écrire une sorte de long monologue extérieur dans lequel s’électrisaient, se repoussaient, se frottaient toutes sortes d’éléments.

Quand j’ai écrit La Maison indigène, je voulais explorer un pan de mon passé laissé en rade, visiter une maison construite par mon grand-père. Résultat : le livre m’a conduit aux portes mêmes du père mort. Merci, vraiment, je n’en demandais pas tant. J’adore concevoir des plans tarabiscotés pour le livre en cours. Mais je l’entends grincer, un peu comme un trop blanc glacier (pensez banquise, pas le type dans son camion). Il veut aller se faire écrire ailleurs, autrement. Il veut quoi ? Ma peau trouée ? Tant mieux, il l’aura.
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[Texte paru dans le numéro Printemps-Eté 2023 de la revue Décapage (n°67), sur le thème "Le livre que je pensais pas écrire: quand le roman échappe à son auteur]

samedi 19 août 2023

Les mêmes intraduisibles mots enchanteurs de Lovay

C'est la rentrée littéraire, apparemment. Raison de plus pour vous parler de Chute d'un bourdon de Jean-Marc Lovay, cet écrivain suisse assez mal connu en France, grand voyageur et grand phraseur (au sens noble) dont l'œuvre n'est pas sans rappeler celle d'Eugène Savitzkaya ou encore celle de Christian Guez Ricord, voire celle de Jean-Luc Parant (tous créateurs de langues célibataires, involutées, mesmériques). Publié ici par Gallimard en 1976, qui le lâcha quatre ans plus tard, puis édité très fidèlement en Suisse par les merveilleuses éditions Zoé depuis 1985, sans oublier un titre repris aux éditions Verticales (Aucun de mes os ne sera troué pour servir de flûte enchantée, 1998), Lovay tisse depuis plus de quatre décennies une partition identifiable immédiatement à sa langue "enchantée", une langue qu'on dirait ensorcelée à plus d'un titre: d'abord par la longueur de ses phrases, qui s'articulent telles des formules magiques dissimulant, mais seulement en partie, comme si elles étaient ajourées, un sens autre; ensuite par l'intensité soutenue de sa prose qui agit sur le lecteur comme un hyper mantra.

© Adolf Wölfli

D'emblée, le lisant, on assiste au déploiement d'une syntaxe qui, tout en tenons et mortaises, propose une architecture mentale à la fois exigeante et excitante. Ici, le sens ne peut apparaître que si, lisant, on ne lâche rien tout en s'abandonnant, et c'est dans ce double mouvement accordéonien qu'opère la magie Lovay.

"Et je vivais tout entier dans la vie d'un de ces jours qui s'était lui-même évadé de la durée de tous les autres jours pour rejoindre ce matin-là où je n'étais pas réveillé par la lumière du matin mais où c'était moi qui réveillais la lumière pour lui demander de m'éclairer, pendant cette journée que je ressentais déjà comme une de mes journées innombrables d'employé à l'observation et aussi comme la toute première nouvelle journée où je pouvais envisager la possibilité d'un emploi qui durerait tant que je pourrais survivre aussi discrètement et secrètement que dans son insondable obscurité survivraient l'invérifiable identité et l'incontrôlable personnalité de mon invisible employeuse […]."

Nulle difficulté lexicale, nul chausse-trape syntaxique, pas d'entourloupe phonique – mais une simple et lente progression phrastique, à tendance rhizomique, donnant accès à une conscience ancrée dans une logique mentale unique. Lovay parvient ainsi, par cet échelonnement de la pensée, à créer un récit où l'anomal est la règle. En traitant les sensations aussi bien que les raisonnements comme des unités de langage qu'il convient de décaler et d'imbriquer, il crée un supra-réalisme où, si le sens peut sembler fracturé, les significations, elle, ne cessent de croître et proliférer, selon des rituels aussi précis que troublants.

Dans Chute d'un bourdon, tout est passible d'animation, d'âme, de chaleur. Sous ses allures de roman de formation (ou déformation), de par sa voix confessionnelle qui a quelque chose de beckettien (le verso dorée de L'innommable?), le texte propose un patient éblouissement de notre entendement. Lisez Lovay, et apprenez à respirer dans l'eau de ses phrases, vous verrez, vous muterez, muterez encore, muterez mieux.

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Jean-Marc Lovay, Chute d'un bourdon, éditions Zoé (2011)

mercredi 14 juin 2023

Les faits, rien que l'effet des faits


Dimanche soir:
je cherche un film à voir su la plateforme Mubi et tombe, parmi les propositions du jour, sur Goodtime, un film des frères Safdie, avec Robert Pattinson dans le rôle titre. Je ne connais pas ces réalisateurs. Avec Marion, on regarde le film.

Lundi soir: De passage à Paris, je dîne avec Arnaud H. Je lui parle du film. Il me conseille de regarder, des mêmes réalisateurs, Uncut Gems, disponible sur Netflix. Je lui dis que je le regarderai demain, une fois rentré à Bar.

Mardi matin: Je commence à lire Stella Maris, de Cormac McCarthy. C'est bizarre, car depuis deux-trois ans je ne lis plus de fictions (hormis les textes envoyés à Inculte et quelques classiques); j'ai le livre de McCarthy depuis plus de trois mois, je l'ai rapporté de Paris et ne l'ai pas encore intégré à mes rayonnages. Mais je vois qu'il s'agit d'un dialogue, pas juste d'une narration. Je commence à le lire.

Mardi midi: Je parle à Marion de Uncut Gems, qu'on pourra regarder le soir même. On google les deux frères Safdie. Je m'aperçois qu'un des deux frères joue dans le prochain film de Nolan, Oppenheimer, qui n'est pas encore sorti. Je reprends ma lecture de Stella Maris. Il y est question d'Oppenheimer, du projet Manhattan. Je m'aperçois que le film de Nolan est adapté d'une bio qui vient de paraître au cherche midi. Je la demande à mon attachée de presse – le sujet m'intéresse, en partie parce que j'ai écrit sur cette explosion dans un roman intitulé CosmoZ. L'après-midi, je travaille à une traduction, l'histoire de six astronautes en orbite autour de la Terre; je tombe sur des allusions à la bombe atomique, au projet Manhattan.

Mardi soir: On regarde Uncut Gems.

Mercredi matin: Avant de travailler sur ma traduction en cours, je consulte comme d'habitude le fil des actualités. Cormac McCarthy est mort. Il est mort la veille.

Stella Maris. Etoile de mer. Etoile de ciel. Astronautes. Catastrophes. Champignon atomique dans le ciel. Connections. Hasards. Fin.

jeudi 8 juin 2023

La querelle des caciques et des classiques, ou la flemme du cafard


L’émission d’Augustin Trapenard sur les classiques a été largement commentée. Il faut dire qu’elle prêtait le flanc aux critiques, voire aux quolibets ou à l’indignation. Qu’a-t-on vu et entendu ? Un exercice virulent et bon enfant, consistant à descendre en flèche des livres appartenant au panthéon des lettres, sans trop s’embarrasser de terminologie critique. C’était censé être assez décomplexant : ne pas se laisser intimider par des textes classiques, canonisés. En soi, l’exercice n’est pas inintéressant, de par son irrévérence assumée, sa drôlerie possible. On peut bien sûr trouver chiant La Métamorphose ou Le Rouge et le Noir. Naguère, rappelons-le, un président muni d’un bracelet électronique taclait La princesse de Clèves et des élèves passant le BAC se déchaînaient contre Sylvie Germain sur les réseaux – comique pas garanti du tout. Mais ici, dans cette émission, ceux et celles qui tapaient sur de supposées grandes têtes molles étaient des écrivains, invités dans une "prestigieuse" émission littéraire. Un dîner de têtes, mais façon grande bouffe.

Certes, on n’attend pas d’un écrivain qu’il soit un critique littéraire d’exception, mais il a néanmoins le droit (le devoir ?) de recourir aux quelques outils critiques que lui a fournis, bon an mal an, son activité. On peut être léger et profond ; drôle et pertinent; de mauvaise foi et intéressant. C’est sans doute assez jouissif de décréter que La Métamorphose est l’histoire d’un boulet qui a la flemme d’aller bosser, mais ça le serait surtout si la personne balançant cette saillie était spécialisée dans la stand-up comédie et jouait du second degré. Or là, rien de tel : les digues avaient rompu, tout le monde se lâchait. Et on sentait bien que, derrière la possible sincérité des propos, se déployait non pas seulement un goût-de-la-provo mais un petit plaisir complaisant, du genre : Voyez, je suis écrivain, mais je suis comme vous, alors ne vous laissez pas impressionner par des classiques.

Etrange message : comme si les « classiques » étaient la Loi et que leur tomber dessus vous changeait en iconoclaste salutaire. Comme si le fameux « ressenti » niveau CP suffisait à renvoyer dans l’ombre la complexité littéraire. Un cafard ? Mouais : selon Besson, une métaphore à deux balles d'un type qui nous prend pour des débiles. Etait-ce, outre que pathétique, démagogique dans l’intention ? Du genre : vous allez m’aimer (et aimer mes livres) parce que je ne marche pas sur des œufs, moi, je tords le cou à tous ces connards, pardon, ces canards prétentieux. On ne sait pas trop. Ce déballage de frondes à l’emporte-pièce était essentiellement gênant, dans la mesure où on ne voyait pas trop quel était le message véhiculé, hormis le charme suranné d’un déboutonnage de fin de banquet. Mais ça riait beaucoup, ça gaussait – même si on sentait une petite gêne flotter par moments, comme si certains invités se rendaient compte que quelque chose leur échappait: leur dignité ? leur lucidité ? Sûrement pas leur lectorat, en tout cas. On les sentait vaguement embarrassés (ou bizarrement réjouis) par cette complicité potache dans la raillerie, au cours de laquelle la pensée, cette contrainte, se faisait la malle.

L’ennui, c’est que ce vain déluge de débinages ineptes, loin de briser le plafond de verre qui séparerait le lecteur complexé de l’œuvre hautaine, a tout de suite donné du grain à moudre, et que certains – je pense à un article paru dans Marianne – y ont vu une nouvelle percée de ce qu’ils estiment être LA menace : le wokisme. Preuve en est cette conclusion de l’article consacré par Marianne à l’émission : « Réjouissons-nous : bientôt, on n’aura même plus besoin d’assauts de cancel culture pour faire disparaître le ‘crime de pensée’, des émissions comme celles-ci dissuaderont tout le monde de s’écarter du droit chemin. »

Etrange paradoxe : une parole se présentant comme libre et décomplexée (mais se lâchant dans un bashing goguenard et gratuit) se voit rattachée au « grand danger » de la cancel culture, cet épouvantail agité par toute une frange réactionnaire. Où l’on voit que la bêtise, par un effet magnético-politique assez basique, attire systématiquement la bêtise – parce que, hein, franchement, les anti-woke n’en ont rien à battre de la littérature, soyons sérieux, et jamais le soldat Naulleau ne la sauvera de quoi que ce soit.

D’où vient le problème, alors ? De Besson ou de Kafka ? De Stendhal ou de Faïza Guène ? De la parole à la télévision ou du statut d’écrivain ? De la société du spectacle ? D'une façon d'apostropher les écrivains? Comme si des auteurs respectés (je veux dire : qui se vendent, tous étant déjà primés) s’étaient dit : nous aussi on peut et on aime casser nos jouets. Nous aussi on a le droit de se défouler. Voilà le mot que je cherchais depuis le début : défoulement. Au sens de : « Libération des tensions intérieures, des interdits ; attitude ou comportement libre, sans culpabilité ni retenue. » Une question se pose alors : quelles sont ces tensions intérieures que ces auteurs souhaitaient libérer ? Voulaient-ils paraître drôles, simples, abordables, de crainte qu’on les croie sinistres, complexes, distants ? Pourquoi ont-ils confondu paraître et envoyer paître? Les goûts et les couleurs pour seul étendard critique? Aïe.

Le fait est qu’en eux la mer n’était guère gelée et qu’il n’a pas été nécessaire de brandir la hache de la littérature pour la briser : un seul claquement de doigt cathodique a suffi à les faire clapoter dans le bouillon de la culture médiatique.

Critique de l'hypnose impure (épisode 5)


Critique de l'hypnose impure (épisode 5)

1.7 Il existe toutes sortes d'hypnoses. Il y a l'être aimé, l'être désiré, le texte invisible, la main aux mille doigts, le requin lascif, la rose qui saigne, le clitopleure, les langues sottes, l'instant fragile, le mur du danger, la lettre pliée, le sel de corps, le sourire minéral, la série éteinte, etc. Les conditions d'exécution varient selon la masse mentale du sujet. Trop de chagrin peut causer une moindre résistance. Il est important de ne pas rompre le fil de la parole, car elle seule entretient l'illusion d'un pacte avec le réel. Il faut imaginer des funérailles inversées, la terre qui monte, le corps qui repousse – c'est un coup à prendre.

2.7 Et ils en revinrent aux bonnes vieilles méthodes éprouvées, le LSD largué dans le verre de Cointreau, le stylo hypodermique à vertu paralysante, la prostituée chapardeuse, le suicide maquillé aux longs cils… Le communisme peut être vaincu avec des épingles à nourrice parfumées au curare. L'hypnose, c'était une bonne idée, ça oui, mais on a surestimé les bonnes volontés et les mauvaises fois. Changer son fusil d'épaule, c'est notre devise. On s'adapte, puisque le monde rechigne à le faire tout seul.

mercredi 7 juin 2023

Critique de l'hypnose impure (épisode 4)


Critique de l'hypnose impure (épisode 4)


2.5 Très vite, la tentation d'envoyer des agents hypnotisés se heurta à un obstacle potentiel: sans doute ces derniers seraient-ils guettés par un autre hypnotiseur, tout aussi compétent. Allait-on assister à des contre-hypnoses, des contre-expertises psychiques? La question éthique, elle, avait entre-temps été balayée: "Cette histoire de blocage psychique, c'est du flan", dixit Paul Gaynor, chef du SRS. On touchait au but, au commencement, à la spirale.

1.6 Le plus simple serait que vous vous considériez comme hébergeant à votre insu un ennemi intérieur. Soyez vigilant, soyez CIA. De sujet devenez objet. Testez sur vous ce que vous n'aimeriez pas tester sur autrui. Hypnotisez-vous vous-même en vous auto-persuadant qu'il en sortira quelque chose, voire quelqu'un. Sabotez en vous le saboteur. Ne vous épargnez aucun répit. Sondez jusqu'à ce coffre-fort qu'on appelle "âme" et détruisez les dernières preuves de votre libre-arbitre.

2.6 Après quelques tentatives assez catastrophiques, la CIA abandonna la piste hypnotique pour se concentrer sur un nouveau domaine: la télépathie. Il y a eu des problèmes, reconnut un agent anonyme. On s'est mis à hypnotiser à tout-va, et au bout d'un moment, faute de suivi, on ne savait plus qui était hypnotisé et qui ne l'était pas. Certains agents hypnotisés ont dû hypnotiser des agents déjà hypnotisés, ou quelque chose dans ce genre, bref, une certaine confusion régnait, et on entendait à tout moment des claquements de doigts dans les couloirs, ça induisait des changements de comportements aussi soudains qu'incompréhensibles. A la fois, on s'est bien marrés.

mardi 6 juin 2023

Critique de l'hypnose impure (épisode 3)

 


Critique de l'hypnose impure (épisode 3)


1. 4 Parfois, tu regardes un visage, si possible un visage en peau, pas un visage en électricité statique caché derrière un écran. Puis tu regardes le regard du visage. Puis tu regardes l'idée de regard qui déambule entre le visage et toi. Puis l'ampoule claque sans faire de bruit et tu te retrouves dans la dernière dimension, celle où ta volonté, lasse de se faire passer pour un moniteur de ski compétent, épouse la neige, toute la neige.

2.4 George Estabrooks! (Claquement des doigts.) Présent. George Estabrooks explique aux extraterrestres du Pentagone que deux cents agents japonais versés dans l'hypnotisme pourraient à eux seuls renverser la planète America. Vous plaisantez! s'esclaffe sérieusement un gradé. Non, répond, impavide, George. Vous voulez prendre le risque? (La CIA préfère faire courir les risques que les prendre, à croire que les risques sont à ses yeux d'amusants lévriers piégés.) Une cellule est mise sur pied, qui s'avance, cahin-caha, vers le chaos.

1.5 Un état entre deux états, telle est l'hypnose, et ainsi exprimée la chose paraît, osons le mot, politique, au sens quasi clandestin de la chose. Un état sans réel dirigeant (le cerveau en vacance), à la population distraite (allez à gauche, allez à droite), aux lois flexibles (vous savez voler /ou/ vous êtes une pierre) – mais surtout un état situé à égale distance de la veille et du sommeil, et qui peut donc emprunter à l'une sa rigueur et à l'autre sa nonchalance crispée.

lundi 5 juin 2023

Critique de l'hypnose impure (épisode 2)


 Critique de l'hypnose impure (épisode 2)


2.2 Stanley Lowell, le directeur de recherche de l'OSS – l'ancêtre de la CIA – avait quant à lui envisagé d'hypnotiser un prisonnier de guerre allemand, appelons-le Hermann, de le parachuter à Berlin ou à Berchtesgaden, où il n'aurait plus qu'à assassiner Hitler. Apparemment ça n'a pas marché. Ou alors ledit prisonnier de guerre a réussi à hypnotiser le monde entier sauf Hitler, mais si tel fut le cas, eh bien, mein Freund, nous n'en saurons jamais rien.

1.3 Certains signes ne trompent pas: le battement des paupières s'intensifie, la déglutition devient laborieuse, la mémoire hyperventile. Vous pouvez également recourir à la technique dite de la confusion, à savoir, par exemple, demander au sujet de convoquer dans son esprit plusieurs images à une cadence de plus en plus soutenue, afin de causer une sorte de surchauffe, mais une surchauffe tiède, pas brûlante. Le petit feu, voilà ce qui fait notre affaire.

2.3 En toutes choses, un hic (et aussi un nunc): il est apparemment impossible d'obliger une personne à commettre sous hypnose un acte qu'elle réprouve moralement. Eh oui. Si l'assassin potentiel d'Hitler déteste Hitler, alors pas la peine de l'hypnotiser. L'OSS abandonna vite l'idée de recourir au conditionnement psychique de ses agents. La CIA reprit tout à zéro. Et remit en marche la spirale à l'intérieur de ce zéro. Rechargez. Visez.

vendredi 2 juin 2023

Critique de l'hynose impure (épisode 1)


Critique de l'hypnose impure / épisode 1

1.1 Voyez comme la spirale tourne, toujours dans le même sens, peut-être celui de l'histoire, voyez sans voir, au centre de toutes les aspirations, ce mouvement vertigineux, l'eau fascinée par la bonde de l'œil, le cerveau qui se vide avec ce glouglou particulier qui est comme la chansonnette de l'abdication.

2. 1. "Je peux hypnotiser n'importe quelle personne, à son insu ou non, afin qu'elle trahisse les Etats-Unis": cette phrase, prononcée par un professeur de psychologie de la Colgate University en 1942 – un certain George Estabrooks –, ne tomba pas dans l'oreille d'un sourd, elle s'insinua même directement dans le siphon auditif du Département de la Guerre américain. Zou, George, au Pentagone! Je crois que des messieurs veulent te poser quelques questions. Parce que la Sixième Colonne, l'ennemi intérieur, tout ça, hein, c'est du sérieux.

1.2. La sensation des yeux. L'altération de la conscience. La sensation des yeux. L'altération de la conscience. La sensation des yeux. L'altération de la conscience. La sensation des yeux. L'altération de la conscience. La sensation des yeux. L'altération de la conscience.


(à suivre…)

mercredi 31 mai 2023

Toute la poésie sauf une (5) : Antonin Artaud / L'exécration du père-mère


Extraits :

"Pas de philosophie, pas de question, pas d'être / pas de néant, pas de refus, pas de peut-être, // et pour le reste // crotter, crotter; // ÔTER LA CROÛTE / DU PAIN BROUTÉ;"

...

"C'est par la barbaque, / la sale barbaque / que l'on exprime // le, / qu'on ne sait pas // que // se placer hors // pour être sans, // avecc— // la barbaque / bien crottée et mirée / dans le cu d'une poule / morte et désirée."

Approche :

Dynamique des textes : tout en étant assertif (je dis que…), dénonciateur (j'accuse les…), révélateur (je suis celui qui…), narratif (j'ai été…), prophétique (on verra un jour…), philosophique (l'être est ce qui…), pragmatique (pour exister il faut…), etc., Artaud reste impitoyablement vocal, ancré/arraché dans un corps-poème qui creuse la matière-langage, l'incantation ayant ici valeur de re-création, d'acte magique et désespéré, de chant de résistance. Chanter-cogner, afin de "fonder une culture sur la fatigue de tes os".


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ANTONIN ARTAUD

ŒUVRES COMPLÈTES, tome XII (Artaud le Mômo, Ci-gît), précédé de La culture indienne), éd. Gallimard, 1974

mardi 30 mai 2023

Toute la poésie sauf une (4) : Aurélie Foglia / Lirisme


 Extrait :

"et peut-être que si j'écris / comme un livre // à des livres // vous vous souviendrez / pour moi de moi // comme je me souviens de / vous sans vous // avoir jamais vus"


Approche :

Le poème parle au poème, le dépose à sa place, le laisse faire (et défaire). Lire ici remonte aux lèvres, à la source, et les mots, liés-déliés, font notes, créent chaînes. Messages légers, comme nés de pensées décalées, pour déboîter les cadres, un peu, en libre mouvement mesuré.


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AURÉLIE FOGLIA

Lirisme, éditions Corti, 2022

lundi 29 mai 2023

Toute la poésie sauf une (3): Charles Dobzynski / L'Opéra de l'espace

 


Extrait:

Un tremblement d'éther. Une fissure / d'où gicle un faisceau d'ions et de flammes / noués par la racine et la rosace. / Salves – scories de bruits et de couleurs / énuclées – collisions d'aurores. / Grappe de foudre. Et l'onde concentrique / des vibrations sur la vitre d'un rêve.

Approche:

Rare incursion de la poésie dans le domaine cosmique. Avec Dobzynski, le sidéral se cherche une scansion, l'espace stellaire se réinvente paysage fractal, en une geste appariée à celle de Hugo. Un lexique jusqu'ici réservé aux pages scientifiques contamine les décasyllabes, faisant de cet "opéra de l'espace" un un polyèdre crépitant.

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CHARLES DOBZYNSKI

L'Opéra de l'espace, Gallimard, 1963

dimanche 28 mai 2023

Toute la poésie sauf une (2): Cécile Mainardi / Rose activité mortelle

 


Extrait :

"Pour avoir une idée de ce que sont les textes flous, il ne convient pas de se représenter une photo de ces textes sur lesquels on aurait mal fait la mise au point et qui serait une photo floue. Car, pour tout dire, je ne crois pas qu'une telle photo soit possible, pas plus que le phénomène photogtraphiable.

Approche:

Logique fourbe, raisonnements têtus – la phrase-Mainardi (à mémoire Michaux) roule les sujets/les objets dans la farine. Chaque chose un symptôme d'écriture, un morceau de langage bon à mastiquer. Des rituels, des exorcismes, une physique sensuelle qui transforme l'usuel en miroir magique de l'écrit. Mainardi, radio radieuse, émet/module – toujours vers nous.


CÉCILE MAINARDI

Rose activité mortelle (Ed. Flammarion, coll. Poésie / 2012)

samedi 27 mai 2023

Toute la poésie sauf une (1) : Bernard Noël / "La chute des temps"

Extrait :::

qui / langue pâlotte / étroit de la glotte / vers l'extrémité / cherche l'achevé / mais la tête trotte / qui / penché penché / sur le bord mortel / et sous la pensée / le regard plié / comme une aile / qui / tout pour oméga / pas le moindre alpha / entonne et personne / ô trac et maldonne / le grand patatras / de l'au-delà


Approche :::

Le corps chez Noël, toujours en présence, en menace, tiré poussé par la pensée (celle-ci carnée), pour extraire lambeaux de parole; logomachie obstinée, danse éros-thanatos dont naître blessé sans cesse hors le "je". La bouche: une matière à façonner. Grande leçon d'Artaud, son humour cinglé-cinglant aussi. L'écrit fluide/aheurté.


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BERNARD NOËL (1930-2021)

LA CHUTE DES TEMPS, ÉD. FLAMMARION, 1983 (coll. Textes)

vendredi 26 mai 2023

Toute la poésie moins une (projet)


Toute la poésie moins une : un projet, simple pour ce blog :: rendre compte ICI de chaque livre de poésie du rayon/ruche poésie de ma bibliothèque (baralbine) ::: livre après livre, et ce en deux temps, sur deux plans :::: un extrait/lambeau, pris au hasard d'un choix délibérément libre d'évidence + une approche, quelques lignes à transcrire hors sol, pour toucher un peu la chose écrite, ni critique ni poétique, une simple "excriture" attentive, juste une approche (juste/injuste), s'éloignant la saisissant.

Une façon de garder trace, de lancer filet de chant, de lier ce blog à des yeux invisibles. Toute la poésie – accumulée, rangée, désordonnée, électrique sur étagère, impatiente pratique. Moins une – comme l'infini moins un, parce qu'il s'en écrit d'autres, qui échappent, disparaissent.

Ça commence, c'est commencé, il suffit d'attendre, de précéder, de mettre un peu de feu sur un peu de poudres, bientôt, à même le bientôt qui nous meut de l'avant.

Ça prendra le temps que ça m'apprendra.

Pour que ça batte.

Que ça coule.

Que ça ne pas, à l'as, passe.

— 26/05/2023


mercredi 24 mai 2023

"Nos mortes": les voix tues du deuxième sexe


Dans Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple (Flammarion), le philosophe et sociologue Didier Eribon se pencher sur la vie et le déclin de sa mère, et tente de penser la fin de vie de celle-ci dans le cadre d'une réflexion plus vaste, sans pour autant faire l'économie de la part intime qui le lie à cette problématique. Mettant en parallèle la condition des femmes et celle réservée aux personnes âgées, il s'appuie à un moment de son étude sur les travaux de Simone de Beauvoir, en particulier sur Le Deuxième Sexe et La Vieillesse. A la page 309, il écrit:
"Dans les premières pages du Deuxième Sexe, [Simone de Beauvoir] se demande en effet, en 1949, pourquoi les femmes ne disent pas 'nous', comme le font depuis longtemps les prolétaires, les Noirs aux Etats-Unis (ce sont les exemples qu'elle prend)."
Et de s'interroger à la page suivante sur cette difficulté du "nous" à prendre corps:
"Comment construire un 'nous' quand tout contribue à séparer les personnes qui seraient susceptibles de le composer, de le faire vivre en tant que 'nous' ?"
Cette question du "nous" féminin a évolué depuis 1949, bien évidemment, et occupe même depuis le devant de la scène de la contestation féministe. "Nous les femmes", c'est là un syntagme qu'on peut désormais entendre. Mais à ce nous semble répondre, plus douloureux, l'adjectif possessif : nos. C'est du moins le sentiment brutal éprouvé ce matin en entendant à la radio (sur France Info), l'avocate Anne Bouillon, spécialisée en droit des femmes et violences conjugales, évoquer les féminicides survenus en France (plus de quarante depuis le début de l'année). A un moment, elle prononce ces mots terribles: "nos mortes", nous faisant ainsi réfléchir sur ce qui motive essentiellement le sentiment d'appartenance à un "nous": la peur, ou plutôt la conscience d'une menace.
"Nos mortes": une façon de dire aux hommes que la violence qu'ils exercent est tout sauf aveugle; mais l'on sent bien également que seules les femmes peuvent prononcer ces mots "nos mortes", et qu'il faudra hélas attendre encore longtemps pour que des hommes puissent (oser) dire "nos mortes" en désignant ces mêmes victimes.
Pour lors, c'est comme s'ils n'en avaient pas le droit, peut-être, du fait de leur complicité, de leur tolérance, de leur déni. Si un "nous" a des droits, les "nos" ont un prix. "Nos mortes" –  ces mots sont comme un défi sémantique lancé aux hommes. A eux de l'entendre.


mardi 16 mai 2023

C'est cela qu'il a fait de moi — Rebecca Armstrong contre l'asphyxie

William Fages. Série «Microcatastrophes»

 Les livres de poésie qui s'attaquent à des sujets brûlants ne sont pas légion et ratent bien souvent leur cible, le dire n'étant pas le meilleur allié du chant. Il semble que Rebecca Armstrong, pour cette entrée en poésie avec ce traitement des violences faites aux femmes, intitulé Un deux trois, ait trouvé le moyen d'éviter cet écueil en proposant un montage à deux vitesses, d'une part des textes en vers, où le narratif est sans cesse court-circuité par l'épreuve de la sensation et du souvenir, la pudeur de l'aveu et la peur du recommencement, d'autre part des textes en prose ayant valeur de témoignages. Bien sûr, et heureusement, cette distinction (cette partition) demeure poreuse, et les deux régimes de textes peuvent librement dialoguer dans la restitution des affects.

"Il l'a fait germer en moi. Je suis / le terreau devenu stérile. Lui, / fossoyeur-pourvoyeur de la goutte d'eau / acide, accompagnée de son ingénieuse irrigation, / implacable mécanique / omnipotente, labyrinthe / où je me suis perdue il y a trop / longtemps."

Le propos, plutôt que de se cantonner dans la dénonciation, s'ouvre d'autres dérivations, et plus subtilement atteint ses buts: peindre de l'intérieur le sentiment de la proie. Parce qu'en 2022, "cent onze femmes ont été assassinées par leur compagnon, par leur ancien compagnon", Rebecca Armstrong cherche, par de nombreuses variations, à aller au-delà des réalités tangibles, approche au plus près le noyau de peur qui pulse en chaque victime:

"Se couper de ses sens. / Caresser la sensation persistante et y revenir. / Là où l'on tente d'évanouir le réel dans une routine sur le fil. Le silence n'est pas le sommeil, ni la mer calme / il est une enveloppe. Inutile, / les ondes lointaines oscillent comme ou contre le corps qui ne sait plus dormir."

Une voix, donc, qu'on peut également écouter sous forme chantée, ici.

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Rebecca Armstrong, Un deux trois, Christophe Chomant éditeur, 17 €

mardi 9 mai 2023

Couvrir le feu, liquider le temps: Rohe au bord de soi


Quatorze années se sont écoulées depuis la parution d'Un peuple en petit. Depuis, on attendait, intrigué. Certes, en 2012, il y eut Ma dernière création est un piège à taupe, texte qui se penchait sur un certain Kalachinikov, suivi trois ans plus tard d'un livre co-écrit avec Jérome Ferrai, A fendre le cœur le plus dur, mais néanmoins, on guettait, non sans impatience, le prochain livre d'Oliver Rohe. Et voilà qu'en janvier dernier est paru Chant balnéaire, aux éditions Allia. Un récit d'environ cent cinquante pages où l'auteur raconte le quotidien de son adolescence dans les années 80, au sein d'une station balnéaire libanaise après avoir dû quitter Beyrouth Ouest où il habitait avec sa mère.

On pourrait, bien sûr, établir une liste des moments forts que vit l'adolescent Rohe: s'attarder sur l'étrange géographie de la station balnéaire où, brutalement transplanté, il va devoir passer de l'immobilisme à la fuite; évoquer les amitiés brutales, les matches de foot, les escapades sexuelles, la présence de la mer, le legs familial, les diverses langues côtoyées, et la guerre, bien sûr, qui forme une seconde atmosphère, le danger, la mort maraude, la peur et l'inconscience, l'école de la vie sans cesse fracturée. Mais ce qui fait la force de tous ces éléments (et de bien d'autres), c'est la perspective épique dans laquelle l'auteur les organise. Une perspective épique qui amène le texte à se dilater et à se contracter sans cesse, et qui nous permet de distinguer différents états du temps, de la durée: des instants isolés, orphelins, saccadés, capables d'être contenus et lancés dans une phrase brève, une saccade – et des blocs d'instants, où la succession des gestes et des pensées forment agrégat. Ainsi le texte palpite, comme si la guerre, par son omniprésence, sa lancinante réalité, imposait une double respiration, au sein de laquelle il est néanmoins possible et urgent de vivre son adolescence.

Au début du récit, le narrateur, expulsé du ventre de Beyrouth-Ouest et transplanté dans le bungalow d'une station balnéaire, observe la bonde de la salle de bains, qu'il veut connectée, par un réseau invisible, à son ancien appartement. Entre liquide et liquidation, se joue un déracinement qui s'invente dans la fluidité plus que dans l'arrachement. Pour tenir bon au cours de cette transition imposée par la guerre, pour survivre en adolescence naissante au bord de "la douleur ancestrale du goudron écrasé par les chars" (l'autoroute, en fleuve dangereux, n'est pas loin), il faut s'imaginer encore relié au passé, quitte à le liquider au fil d'un apprentissage chaotique. Lisant Chant balnéaire, on pense au Requiem des innocents, de Calaferte, à Mort à crédit, de Céline, des livres où la notion de meute enfantine est soumise à toutes sortes de torsions. On pense aussi à Claude Simon, à son art fragmenté de dire la survie individuelle et collective dans la nasse de la guerre. On pense surtout à Arrière-fond de Guyotat, tant la langue de Rohe nous surprend par sa malléabilité, sa scansion toujours surprenante, sa capacité à demeurer à la fois ouverte et définitive: "C'est la tempête et je suis innocent."

Ici, la phrase ne lâche pas le réel, elle mord dedans puis le recrache de diverses façons. Les sensations, quelles qu'elles soient, sont un mode opératoire permettant de se faire une place dans le présent mis à mal, ainsi, de cette chute entraînant l'imposition d'un plâtre, au rôle expansif:

"Le plâtre m'agrandit. Il étend ma surface dans le lit jusqu'aux confins de ma mère et de ma sœur confrontées au mur. Il m'apprend à dormir immobile sur le dos. Il m'apprend à me couper de mon bras. Je forme d'autres muscles pour le remplacer. Je marche plus lentement. Je me tiens droit. Ma nuque est rigide. Je peux accepter l'absence de ma peau."

Le livre oscille ainsi entre tout ce qui structure, tout ce qui affermit le squelette et endurcit l'imaginaire, et les forces extérieurs (l'école, les amis, la guerre) qui bousculent sans cesse le narrateur et sa narration. S'instaure alors une noce contrariée entre le moi en mutation et le réel en explosion. Passage magnifique où est décrite la pluie:

"Je n'imagine rien quand je regarde la pluie à travers la baie vitrée. Il ne se produit rien au-dedans que la chute de l'eau sur les reliefs, la pluie prend toute la place de la réalité présente et passée, même de la réalité qui n'est pas encore tombée, la pluie quand elle lustre les parois des piscines vides et fonde les eaux stagnantes, quand elle renfloue les marécages et inquiète la masse des animaux minuscules, du petit vivant caché, invisible, quand elle corrompt les équipements et multiplie le moisi, s'effondre par plaques entières des terrasses, des toits et des rambardes […]."

Chant balnéaire a quelque chose d'homérique-intimiste, dans le sens où sa charge poétique s'inscrit dans un décor menacé, à la fois mythique et prosaïque, où le geste et la geste communiquent à chaque instant, où ce qui est vécu, quelle, que soit l'intensité de l'expérience, est rapporté avec la force évidente de la frappe, en bordure de légendaire. Ce qui est vu est décrit de façon moléculaire, comme si le vécu était à la fois banal et monstrueux:

"Les dents accaparent le gros de son visage, elles n'arrêtent pas de lutter contre la peau qui est rêche et charnue, qui est solide, qui est tannée, elles ne veulent pas se tenir dedans, au sein de la mâchoire, elles veulent la lumière, elles veulent réfléchir."

Visagéité. Corporéité. Instantanés. Explosante fixe. La prose de Rohe, en recomposant le passé, le décompose dans un nouveau présent. Les crachats deviennent une répétition de l'artillerie. La piscine est un harem dangereux. Une Peugeot se change en caravane échouée. Le terrain de foot est un terrain miné. L'autoroute une piste d'envol. Le vigile Joseph un nouveau Cerbère. On est en enfer, mais même en enfer il faut apprendre l'adolescence et ses mille ruses. Même en enfer il faut réinventer l'orphelin en soi. Ici, la poésie est combat, c'est-à-dire pratique, exorcisme, expérience élémentale, prise entre fuite et résistance:

"Le vent est plein de grandes origines et il dirige leur désordre contre les rivières et les marécages. Contre les animaux minuscules. La végétation entière se courbe dans le sens de la mer, se courbe e rampe encore pour rejoindre ses fondations marines, la corruption, la rouille, tous les équipements vieillis faute de servir se retiennent de s'arracher jusqu'à Chypre."

N'ayant plus de "peuple" où se mettre soi-même, comme il est dit à la toute fin du livre, le narrateur a dû reconstruire, dans une langue rare, unique, merveilleusement gauchie, un monde en délitement. Chant balnéaire, de par son inventivité, à la fois psychographique et radicale, n'a pas son pareil.

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Oliver Rohe, Chant balnéaire, éd. Allia, 12€