mercredi 31 mai 2023

Toute la poésie sauf une (5) : Antonin Artaud / L'exécration du père-mère


Extraits :

"Pas de philosophie, pas de question, pas d'être / pas de néant, pas de refus, pas de peut-être, // et pour le reste // crotter, crotter; // ÔTER LA CROÛTE / DU PAIN BROUTÉ;"

...

"C'est par la barbaque, / la sale barbaque / que l'on exprime // le, / qu'on ne sait pas // que // se placer hors // pour être sans, // avecc— // la barbaque / bien crottée et mirée / dans le cu d'une poule / morte et désirée."

Approche :

Dynamique des textes : tout en étant assertif (je dis que…), dénonciateur (j'accuse les…), révélateur (je suis celui qui…), narratif (j'ai été…), prophétique (on verra un jour…), philosophique (l'être est ce qui…), pragmatique (pour exister il faut…), etc., Artaud reste impitoyablement vocal, ancré/arraché dans un corps-poème qui creuse la matière-langage, l'incantation ayant ici valeur de re-création, d'acte magique et désespéré, de chant de résistance. Chanter-cogner, afin de "fonder une culture sur la fatigue de tes os".


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ANTONIN ARTAUD

ŒUVRES COMPLÈTES, tome XII (Artaud le Mômo, Ci-gît), précédé de La culture indienne), éd. Gallimard, 1974

mardi 30 mai 2023

Toute la poésie sauf une (4) : Aurélie Foglia / Lirisme


 Extrait :

"et peut-être que si j'écris / comme un livre // à des livres // vous vous souviendrez / pour moi de moi // comme je me souviens de / vous sans vous // avoir jamais vus"


Approche :

Le poème parle au poème, le dépose à sa place, le laisse faire (et défaire). Lire ici remonte aux lèvres, à la source, et les mots, liés-déliés, font notes, créent chaînes. Messages légers, comme nés de pensées décalées, pour déboîter les cadres, un peu, en libre mouvement mesuré.


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AURÉLIE FOGLIA

Lirisme, éditions Corti, 2022

lundi 29 mai 2023

Toute la poésie sauf une (3): Charles Dobzynski / L'Opéra de l'espace

 


Extrait:

Un tremblement d'éther. Une fissure / d'où gicle un faisceau d'ions et de flammes / noués par la racine et la rosace. / Salves – scories de bruits et de couleurs / énuclées – collisions d'aurores. / Grappe de foudre. Et l'onde concentrique / des vibrations sur la vitre d'un rêve.

Approche:

Rare incursion de la poésie dans le domaine cosmique. Avec Dobzynski, le sidéral se cherche une scansion, l'espace stellaire se réinvente paysage fractal, en une geste appariée à celle de Hugo. Un lexique jusqu'ici réservé aux pages scientifiques contamine les décasyllabes, faisant de cet "opéra de l'espace" un un polyèdre crépitant.

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CHARLES DOBZYNSKI

L'Opéra de l'espace, Gallimard, 1963

dimanche 28 mai 2023

Toute la poésie sauf une (2): Cécile Mainardi / Rose activité mortelle

 


Extrait :

"Pour avoir une idée de ce que sont les textes flous, il ne convient pas de se représenter une photo de ces textes sur lesquels on aurait mal fait la mise au point et qui serait une photo floue. Car, pour tout dire, je ne crois pas qu'une telle photo soit possible, pas plus que le phénomène photogtraphiable.

Approche:

Logique fourbe, raisonnements têtus – la phrase-Mainardi (à mémoire Michaux) roule les sujets/les objets dans la farine. Chaque chose un symptôme d'écriture, un morceau de langage bon à mastiquer. Des rituels, des exorcismes, une physique sensuelle qui transforme l'usuel en miroir magique de l'écrit. Mainardi, radio radieuse, émet/module – toujours vers nous.


CÉCILE MAINARDI

Rose activité mortelle (Ed. Flammarion, coll. Poésie / 2012)

samedi 27 mai 2023

Toute la poésie sauf une (1) : Bernard Noël / "La chute des temps"

Extrait :::

qui / langue pâlotte / étroit de la glotte / vers l'extrémité / cherche l'achevé / mais la tête trotte / qui / penché penché / sur le bord mortel / et sous la pensée / le regard plié / comme une aile / qui / tout pour oméga / pas le moindre alpha / entonne et personne / ô trac et maldonne / le grand patatras / de l'au-delà


Approche :::

Le corps chez Noël, toujours en présence, en menace, tiré poussé par la pensée (celle-ci carnée), pour extraire lambeaux de parole; logomachie obstinée, danse éros-thanatos dont naître blessé sans cesse hors le "je". La bouche: une matière à façonner. Grande leçon d'Artaud, son humour cinglé-cinglant aussi. L'écrit fluide/aheurté.


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BERNARD NOËL (1930-2021)

LA CHUTE DES TEMPS, ÉD. FLAMMARION, 1983 (coll. Textes)

vendredi 26 mai 2023

Toute la poésie moins une (projet)


Toute la poésie moins une : un projet, simple pour ce blog :: rendre compte ICI de chaque livre de poésie du rayon/ruche poésie de ma bibliothèque (baralbine) ::: livre après livre, et ce en deux temps, sur deux plans :::: un extrait/lambeau, pris au hasard d'un choix délibérément libre d'évidence + une approche, quelques lignes à transcrire hors sol, pour toucher un peu la chose écrite, ni critique ni poétique, une simple "excriture" attentive, juste une approche (juste/injuste), s'éloignant la saisissant.

Une façon de garder trace, de lancer filet de chant, de lier ce blog à des yeux invisibles. Toute la poésie – accumulée, rangée, désordonnée, électrique sur étagère, impatiente pratique. Moins une – comme l'infini moins un, parce qu'il s'en écrit d'autres, qui échappent, disparaissent.

Ça commence, c'est commencé, il suffit d'attendre, de précéder, de mettre un peu de feu sur un peu de poudres, bientôt, à même le bientôt qui nous meut de l'avant.

Ça prendra le temps que ça m'apprendra.

Pour que ça batte.

Que ça coule.

Que ça ne pas, à l'as, passe.

— 26/05/2023


mercredi 24 mai 2023

"Nos mortes": les voix tues du deuxième sexe


Dans Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple (Flammarion), le philosophe et sociologue Didier Eribon se pencher sur la vie et le déclin de sa mère, et tente de penser la fin de vie de celle-ci dans le cadre d'une réflexion plus vaste, sans pour autant faire l'économie de la part intime qui le lie à cette problématique. Mettant en parallèle la condition des femmes et celle réservée aux personnes âgées, il s'appuie à un moment de son étude sur les travaux de Simone de Beauvoir, en particulier sur Le Deuxième Sexe et La Vieillesse. A la page 309, il écrit:
"Dans les premières pages du Deuxième Sexe, [Simone de Beauvoir] se demande en effet, en 1949, pourquoi les femmes ne disent pas 'nous', comme le font depuis longtemps les prolétaires, les Noirs aux Etats-Unis (ce sont les exemples qu'elle prend)."
Et de s'interroger à la page suivante sur cette difficulté du "nous" à prendre corps:
"Comment construire un 'nous' quand tout contribue à séparer les personnes qui seraient susceptibles de le composer, de le faire vivre en tant que 'nous' ?"
Cette question du "nous" féminin a évolué depuis 1949, bien évidemment, et occupe même depuis le devant de la scène de la contestation féministe. "Nous les femmes", c'est là un syntagme qu'on peut désormais entendre. Mais à ce nous semble répondre, plus douloureux, l'adjectif possessif : nos. C'est du moins le sentiment brutal éprouvé ce matin en entendant à la radio (sur France Info), l'avocate Anne Bouillon, spécialisée en droit des femmes et violences conjugales, évoquer les féminicides survenus en France (plus de quarante depuis le début de l'année). A un moment, elle prononce ces mots terribles: "nos mortes", nous faisant ainsi réfléchir sur ce qui motive essentiellement le sentiment d'appartenance à un "nous": la peur, ou plutôt la conscience d'une menace.
"Nos mortes": une façon de dire aux hommes que la violence qu'ils exercent est tout sauf aveugle; mais l'on sent bien également que seules les femmes peuvent prononcer ces mots "nos mortes", et qu'il faudra hélas attendre encore longtemps pour que des hommes puissent (oser) dire "nos mortes" en désignant ces mêmes victimes.
Pour lors, c'est comme s'ils n'en avaient pas le droit, peut-être, du fait de leur complicité, de leur tolérance, de leur déni. Si un "nous" a des droits, les "nos" ont un prix. "Nos mortes" –  ces mots sont comme un défi sémantique lancé aux hommes. A eux de l'entendre.


mardi 16 mai 2023

C'est cela qu'il a fait de moi — Rebecca Armstrong contre l'asphyxie

William Fages. Série «Microcatastrophes»

 Les livres de poésie qui s'attaquent à des sujets brûlants ne sont pas légion et ratent bien souvent leur cible, le dire n'étant pas le meilleur allié du chant. Il semble que Rebecca Armstrong, pour cette entrée en poésie avec ce traitement des violences faites aux femmes, intitulé Un deux trois, ait trouvé le moyen d'éviter cet écueil en proposant un montage à deux vitesses, d'une part des textes en vers, où le narratif est sans cesse court-circuité par l'épreuve de la sensation et du souvenir, la pudeur de l'aveu et la peur du recommencement, d'autre part des textes en prose ayant valeur de témoignages. Bien sûr, et heureusement, cette distinction (cette partition) demeure poreuse, et les deux régimes de textes peuvent librement dialoguer dans la restitution des affects.

"Il l'a fait germer en moi. Je suis / le terreau devenu stérile. Lui, / fossoyeur-pourvoyeur de la goutte d'eau / acide, accompagnée de son ingénieuse irrigation, / implacable mécanique / omnipotente, labyrinthe / où je me suis perdue il y a trop / longtemps."

Le propos, plutôt que de se cantonner dans la dénonciation, s'ouvre d'autres dérivations, et plus subtilement atteint ses buts: peindre de l'intérieur le sentiment de la proie. Parce qu'en 2022, "cent onze femmes ont été assassinées par leur compagnon, par leur ancien compagnon", Rebecca Armstrong cherche, par de nombreuses variations, à aller au-delà des réalités tangibles, approche au plus près le noyau de peur qui pulse en chaque victime:

"Se couper de ses sens. / Caresser la sensation persistante et y revenir. / Là où l'on tente d'évanouir le réel dans une routine sur le fil. Le silence n'est pas le sommeil, ni la mer calme / il est une enveloppe. Inutile, / les ondes lointaines oscillent comme ou contre le corps qui ne sait plus dormir."

Une voix, donc, qu'on peut également écouter sous forme chantée, ici.

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Rebecca Armstrong, Un deux trois, Christophe Chomant éditeur, 17 €

mardi 9 mai 2023

Couvrir le feu, liquider le temps: Rohe au bord de soi


Quatorze années se sont écoulées depuis la parution d'Un peuple en petit. Depuis, on attendait, intrigué. Certes, en 2012, il y eut Ma dernière création est un piège à taupe, texte qui se penchait sur un certain Kalachinikov, suivi trois ans plus tard d'un livre co-écrit avec Jérome Ferrai, A fendre le cœur le plus dur, mais néanmoins, on guettait, non sans impatience, le prochain livre d'Oliver Rohe. Et voilà qu'en janvier dernier est paru Chant balnéaire, aux éditions Allia. Un récit d'environ cent cinquante pages où l'auteur raconte le quotidien de son adolescence dans les années 80, au sein d'une station balnéaire libanaise après avoir dû quitter Beyrouth Ouest où il habitait avec sa mère.

On pourrait, bien sûr, établir une liste des moments forts que vit l'adolescent Rohe: s'attarder sur l'étrange géographie de la station balnéaire où, brutalement transplanté, il va devoir passer de l'immobilisme à la fuite; évoquer les amitiés brutales, les matches de foot, les escapades sexuelles, la présence de la mer, le legs familial, les diverses langues côtoyées, et la guerre, bien sûr, qui forme une seconde atmosphère, le danger, la mort maraude, la peur et l'inconscience, l'école de la vie sans cesse fracturée. Mais ce qui fait la force de tous ces éléments (et de bien d'autres), c'est la perspective épique dans laquelle l'auteur les organise. Une perspective épique qui amène le texte à se dilater et à se contracter sans cesse, et qui nous permet de distinguer différents états du temps, de la durée: des instants isolés, orphelins, saccadés, capables d'être contenus et lancés dans une phrase brève, une saccade – et des blocs d'instants, où la succession des gestes et des pensées forment agrégat. Ainsi le texte palpite, comme si la guerre, par son omniprésence, sa lancinante réalité, imposait une double respiration, au sein de laquelle il est néanmoins possible et urgent de vivre son adolescence.

Au début du récit, le narrateur, expulsé du ventre de Beyrouth-Ouest et transplanté dans le bungalow d'une station balnéaire, observe la bonde de la salle de bains, qu'il veut connectée, par un réseau invisible, à son ancien appartement. Entre liquide et liquidation, se joue un déracinement qui s'invente dans la fluidité plus que dans l'arrachement. Pour tenir bon au cours de cette transition imposée par la guerre, pour survivre en adolescence naissante au bord de "la douleur ancestrale du goudron écrasé par les chars" (l'autoroute, en fleuve dangereux, n'est pas loin), il faut s'imaginer encore relié au passé, quitte à le liquider au fil d'un apprentissage chaotique. Lisant Chant balnéaire, on pense au Requiem des innocents, de Calaferte, à Mort à crédit, de Céline, des livres où la notion de meute enfantine est soumise à toutes sortes de torsions. On pense aussi à Claude Simon, à son art fragmenté de dire la survie individuelle et collective dans la nasse de la guerre. On pense surtout à Arrière-fond de Guyotat, tant la langue de Rohe nous surprend par sa malléabilité, sa scansion toujours surprenante, sa capacité à demeurer à la fois ouverte et définitive: "C'est la tempête et je suis innocent."

Ici, la phrase ne lâche pas le réel, elle mord dedans puis le recrache de diverses façons. Les sensations, quelles qu'elles soient, sont un mode opératoire permettant de se faire une place dans le présent mis à mal, ainsi, de cette chute entraînant l'imposition d'un plâtre, au rôle expansif:

"Le plâtre m'agrandit. Il étend ma surface dans le lit jusqu'aux confins de ma mère et de ma sœur confrontées au mur. Il m'apprend à dormir immobile sur le dos. Il m'apprend à me couper de mon bras. Je forme d'autres muscles pour le remplacer. Je marche plus lentement. Je me tiens droit. Ma nuque est rigide. Je peux accepter l'absence de ma peau."

Le livre oscille ainsi entre tout ce qui structure, tout ce qui affermit le squelette et endurcit l'imaginaire, et les forces extérieurs (l'école, les amis, la guerre) qui bousculent sans cesse le narrateur et sa narration. S'instaure alors une noce contrariée entre le moi en mutation et le réel en explosion. Passage magnifique où est décrite la pluie:

"Je n'imagine rien quand je regarde la pluie à travers la baie vitrée. Il ne se produit rien au-dedans que la chute de l'eau sur les reliefs, la pluie prend toute la place de la réalité présente et passée, même de la réalité qui n'est pas encore tombée, la pluie quand elle lustre les parois des piscines vides et fonde les eaux stagnantes, quand elle renfloue les marécages et inquiète la masse des animaux minuscules, du petit vivant caché, invisible, quand elle corrompt les équipements et multiplie le moisi, s'effondre par plaques entières des terrasses, des toits et des rambardes […]."

Chant balnéaire a quelque chose d'homérique-intimiste, dans le sens où sa charge poétique s'inscrit dans un décor menacé, à la fois mythique et prosaïque, où le geste et la geste communiquent à chaque instant, où ce qui est vécu, quelle, que soit l'intensité de l'expérience, est rapporté avec la force évidente de la frappe, en bordure de légendaire. Ce qui est vu est décrit de façon moléculaire, comme si le vécu était à la fois banal et monstrueux:

"Les dents accaparent le gros de son visage, elles n'arrêtent pas de lutter contre la peau qui est rêche et charnue, qui est solide, qui est tannée, elles ne veulent pas se tenir dedans, au sein de la mâchoire, elles veulent la lumière, elles veulent réfléchir."

Visagéité. Corporéité. Instantanés. Explosante fixe. La prose de Rohe, en recomposant le passé, le décompose dans un nouveau présent. Les crachats deviennent une répétition de l'artillerie. La piscine est un harem dangereux. Une Peugeot se change en caravane échouée. Le terrain de foot est un terrain miné. L'autoroute une piste d'envol. Le vigile Joseph un nouveau Cerbère. On est en enfer, mais même en enfer il faut apprendre l'adolescence et ses mille ruses. Même en enfer il faut réinventer l'orphelin en soi. Ici, la poésie est combat, c'est-à-dire pratique, exorcisme, expérience élémentale, prise entre fuite et résistance:

"Le vent est plein de grandes origines et il dirige leur désordre contre les rivières et les marécages. Contre les animaux minuscules. La végétation entière se courbe dans le sens de la mer, se courbe e rampe encore pour rejoindre ses fondations marines, la corruption, la rouille, tous les équipements vieillis faute de servir se retiennent de s'arracher jusqu'à Chypre."

N'ayant plus de "peuple" où se mettre soi-même, comme il est dit à la toute fin du livre, le narrateur a dû reconstruire, dans une langue rare, unique, merveilleusement gauchie, un monde en délitement. Chant balnéaire, de par son inventivité, à la fois psychographique et radicale, n'a pas son pareil.

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Oliver Rohe, Chant balnéaire, éd. Allia, 12€

vendredi 5 mai 2023

Tout est possible: nous ne sommes pas encore morts — Combine Casas


Combine
, de Benoît Casas, est une formidable boîte à outils, au sens que donnait Deleuze à ces livres qui, machinés, nous machinent, et nous donnent des outils pour fabriquer d’autres machines. Ici, la machine est le mode d’emploi, et le mode d’emploi la machine. De quoi est composé Combine, se demandera-t-on ? De mille poèmes, qui plus est numérotés ? Ou de mille phrases ? De mille pensées ? De mille énoncés? De mille pépites ? Disons que chaque élément est minimal, régi par une économie due à son surgissement. Aussitôt écrit, le voilà lu, un autre lui succède, puis encore un autre, même s’il est bien sûr possible de ne pas suivre l’ordre indiqué par les numéros, même si on peut aller d’un poème à un autre au hasard des pages. Ici, la chronologie de la lecture reste à inventer, n’est pas fixée. Ici, lire c'est inventer un parcours, opérer des collisions, des fusions, faire tinter, se chevaucher, se continuer. 

Bien sûr, on pourrait s’amuser à classer dans diverses catégories ces mille poèmes. Il y aurait les citations non attribuées (même si 50 auteurs sont remerciés en fin de volume), les poèmes sensations, les poèmes réflexions, les poèmes intimistes, les poèmes définitions du poème, les poèmes souvenirs, les poèmes éclats, etc. Mais, outre l’intelligence à l’œuvre dans chaque parcelle de cette mosaïque, ce qui fait leur force, c’est la façon dont, combinées à n’importe quel autre élément, elles produisent une infinité de résonances. Les énoncés les plus abstraits donnent une profondeur aux plus concrets ; les plus sibyllins rendent éloquent les plus ascétiques. Le 685 a sûrement des choses à dire au 216 :
« Les morts / c’est en / silence /qu’on parle/ d’eux » (685) ::: « Une fosse / le ciel / par-dessus / mais nos yeux/ démunis. » (216)
Le livre raconte aussi l’expérience du poème, et celle de la lecture du poème, deux versants d’une même irruption, moteurs jumeaux d’une même adresse – au sens où le poème est une adresse – un lancé. En cela, Combine, parce qu’il vibre de mille tessons, devient le rêve éveillé d'une fresque mouvante (« Je suis / un tesson / c’est-à-dire / une solitude / descriptive. » 218). Comme si chaque poème était le propre locuteur de son énonciation, l’écho de son propre énoncé, et le reflet changeant de tous les autres énoncés présents. On peut le lire rapidement, comme un flip-book inspiré, ou le lire lentement, comme un bréviaire inspirant: dans les deux cas, on est frappé par la justesse de ce qui est écrit. Et s’il y a justesse, c’est parce que « La poésie / s’arroge / le droit / de dire / son faire / en faisant / son dire » (294). Casas pose ses mots en maçon, brique de mot sur brique de mot, et ça tient, ça tient magnifiquement. Le poème, tel une sédimentation de syllabes, forme un bloc, jamais pesant.

Combine n’est jamais théorique, rhétorique, clinique, élégiaque, ou plutôt il est tout cela du fait d'un entrelacement de plans soignés, ayant présidé à son émergence. Pour toutes ces raisons, il est plus proche d’une éphéméride, mais une éphéméride aux dimensions et aux mouvements organiques. Une galaxie d’énoncés permettant au lecteur de rêver sa propre cartographie poétique. Le poème-blitz – dont Roubaud nous avait déjà fourni une stupéfiante démonstration avec Tridents, publié par le même éditeur – a plus d’une vertu. Immédiatement inoculé, il semble avoir disparu dans la mémoire, alors qu’en fait, il commence à peine son voyage intérieur. « Rien / que le mot / blitz / le mettait / dans une / excitation / extraordinaire » (916). Chambre d'échos, aussi, donc, qui exige de nous, et suscite en nous, des qualités miroitantes.

Livre sans début ni fin, ne cessant de pousser par le milieu, Combine, parce qu’inépuisable, possède la discrétion des livres essentiels, des livres qui changent la pensée en tempo.
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 Benoît Casas, Combine, éd. Nous, 20 euros

mercredi 3 mai 2023

Jack-Alain Léger: son nom était lésion

Qu’on aime ou non l’homme (mais il était légion), qu’on apprécie ou non son œuvre (mais elle est protéiforme), et je dirai même qu’on l’ait lu ou non (ce dernier cas étant le mien), difficile de ne pas succomber au portrait à la Dorian Gray que lui dédie Jean Azarel. Est-ce parce que Daniel Théron, dit Jack-Alain Léger, dit Paul Smaïl, dit et alii. a vouvoyé la mort toute sa vie pour finir par la tutoyer franchement ? Est-ce parce que son existence fut déchirée-déchirante, et lui agacé-agaçant ? Le fait est qu’Azarel sait nous faire côtoyer cet ogre fissuré avec une énergie contagieuse, ne le lâchant pas d’une semelle (que JAL a tantôt de vent, tantôt de plomb), n’occultant aucune des parties molles ou grasses ou veules de l’homme, animé toutefois par une forme d’attachement à toute épreuve, ne lui érigeant pas de statue, ne lui faisant pas de cadeau, mais le saisissant dans le mouvement même de ses explosives contradictions, de ses rutilantes impasses, et guettant lucidement dans les recoins de ses livres les marques laissées par son indécrottable souffrance et sa touchante mégalomanie.

Mytho, menteur, hâbleur, noceur, mais surtout "horrible travailleur", offrant son amitié aussi promptement qu’il la piétinait, grattant des pages et des pages nocturnes pour être capable d’affronter le jour mesquin. L’homme est fascinant, à la fois fumeux et fulminant selon l’angle depuis lequel on le considère. Difficile de savoir d’où venait cette faille qui a zébré toute sa vie. Bipolaire de formation, torturé par appétence, il passe de la fender à l’underwood, et quand il croit lancer des foudres, c’est en paratonnerre qu’il se réveille. Azarel le veut vivant et c’est vivant qu’il le ressuscite, en l’écrivant par capillarité, en le bousculant dans ses vives tranchées, ni amer ni donneur de leçon. Un geste d'amitié, assez appuyé pour qu'on ne le prenne pas pour une simple caresse ou un hug fugace.

Le livre est aussi un modèle de biographie impertinente, assez punk-rock parfois, quoique très pertinent eu égard son sujet volatile. L’histoire d’une chute à reculons, d’un chemin de croix défoncé (god is drug), l'odyssée vitriolée d’un cabossé volontaire enfouissant son génie et sa hargne dans des centaines et des centaines de pages, propulsé par un inexorable besoin d’admiration et terrassé par l’impitoyable jugement de ses contemporains. Défenestré, Jack-Alain Léger : à force d’hurler dans le vide. On dit parfois qu’un individu qu’il est haut en couleurs. Celui dont Jean Azarel a fait la bousculante biographie était assurément haut en douleurs. Reste ses livres, et nous quelque part dans leur rayon. 

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Jean Azarel, Vous direz que je suis tombé » (Vies et morts de Jack-Alain Léger), éditions Séguier, 320 p., 23 euros.

vendredi 21 avril 2023

Le Goff, la gomme : l'affront fait au vide


Merci tout d'abord à Laurent Albarracin, éditeur du Cadran Ligné, pour cette belle découverte: Jean-Pierre Le Goff (1942-2012) dont est publié ce mois-ci un volume aux mille facettes qu'éblouit une étonnante cohérence: Le vent dans les arbres près de 400 pages d'une prose attentive aux choses et à leur réfraction dans la langue. Le Goff tourne autour des choses, les retourne, les traverse, s'y pose, s'y dépose: avec l'humilité de celui qui sait le réel à la fois opaque et transparent.

Ces choses n'en sont parfois pas: je veux dire par là que les sujets qu'aborde (et parfois saborde) Le Goff peuvent être aussi bien le pli d'une jupe qu'un moment d'inattention, le mystère de la gomme ou le craquement d'une armoire.

A chaque fois, il s'agit d'appréhender, mais sans déformer, sans trop arracher le sujet à son mutique terreau. Comment parler du trou ? Comment le décrire sans y choir?

"Le trou est du dehors dedans. La pensée est un filtre qui laisse échapper des idées. En cherchant à exprimer le trou je le sépare d'éléments qui lui sont intrinsèques. Comme la passoire […] ne retient qu'une partie des substances, mon esprit ne capte que les significations du trou bien trop grosses pour passer dans les mailles du filet."

Mais cet aveu d'impuissance relative face à la chose en soi – qu'elle soit concrète ou vouée au vide – n'empêche par Le Goff de se coller à ses basques. Avec un acharnement en apparence désinvolte, il ne lâche rien : ni la bulle de savon, ni la méduse, ni l'encoche sur le bâton. Décrire, ici, n'est pas juste mettre à plat ou suivre des contours. Il s'agit d'aider la chose à décanter dans la langue en lui faisant subir diverses opérations qu'on pourrait dire chimiques. Frotter le trou contre le creux, afin de comprendre leur différence. Vérifier si le tas accumule ou annule. Définir quel fantôme d'elle-même produit la méduse. 

Le texte intitulé "Toute la gomme" est en soi un véritable art poétique – "la gomme inocule l'amnésie au texte", écrit Le Goff qui, au prix de délicates contorsions, parvient à inscrire le destin de la gomme dans celui de l''écriture, non sans malice, bien sûr, et la malice est souvent chez l'auteur une antidote au sérieux qu'implique sa démarche. 

Le vent dans les arbres: l'impalpable lance un défi à l'écriture, qui multiplie les formules (magiques) pour éclairer l'invisible:

"L'arbre est membre du vent. Ses mouvements en sont les manifestations visibles. Sans l'obstacle flexible, l'œil ignorerait le vent."

Voici un recueil qu'il faudrait mettre entre toutes mains susceptibles d'écrire. Modeste dans son approche bien qu'audacieux dans le choix de ses motifs, Le vent dans les arbres est une incroyable boîte à outils qui, sous couvert d'études de cas, met à nu (et en jeu) le travail de l'écriture poétique: faire de l'apparemment indicible un événement dans la langue.

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Jean-Pierre Le Goff, Le Vent dans les arbres et autres textes, édition établie et postfacée par Sylvain Tanquerel, Le Cadran ligné, 2023.

vendredi 14 avril 2023

De tout le sang baigné: les corps profonds d'Eve Guerra

©Ph. Artias (détail)

Corps profonds,
d'Eve Guerra, est un recueil au sens fort : recueil d'images brisées, de corps rougis, de souvenirs instables. Ce qui est recueilli, c'est ce qui reste quant la douleur a décanté, nuances et sensations, phrases arrachées, visions arrêtées. Livre en trois parties: triptyque déchiré, ajouré: Mère, Eux, Père. Comme si "elle" – celle qui se souvient, décrit, ressent de nouveau – se voulait à la fois objet et sujet, prise et déprise. Un recueillement, mais aussi un déracinement. De Brazzaville à Fourvières, de la guerre civile à l'émeute intime. Une écriture habitée par des possibles divergents: d'abord l'élégie, quand la mère, par le rouge embrasée, frôle la sainteté dans la ville en feu et se confond avec la croix qui palpite entre ses seins —

"Ma mère est une sainte aux jambes de cire: ses bras de fer s'agitent dans le noir quand elle prie."

Puis le sel, comme un jumeau du sang, envahit tout, "effondrant le monde". Alors, fuyant le chaos, loin des plis des draps et de l'argile maternel, demeure cette chose à partager: la beauté. La beauté, ici, se confond avec la faculté de restituer la beauté. Un geste-hommage.

La deuxième partie – Eux – tente l'aventure du récit, par des versets scandés d'appels, d'invites – deux adolescentes égarées dans la ruche d'un Hilton, entre désir et tristesse. Mais très vite, le récit – son cuisant souvenir – cède la place à des explosantes-fixes à la faveur d'une Vierge en or venue fondre son or sur la ville:

"comme la tôle et le vent faisant trembler les murs (je crois que le ciel était cette vitre noire), ses pas brisaient le goudron et le béton et les polygones sur le trottoir),"

Puis, une fois de plus, comme si certaines notes ne pouvaient être soutenues trop longtemps, le décor change, et vient le Père, sa présence elliptique, sa geste désordonnée et sa disparition sèche.

"Papa et son sourire noir, sale, qui m'embrasse sur le front, sur la joue, me noie juste pour rire, me dit que je suis grosse, là, dans son cercueil de zinc, que je ne peux pas ouvrir, et sur lequel je m'allonge"

Demeure alors un "je" qui se veut encore "elle" – à vaincre la pesanteur, à réclamer de l'âme qu'elle déplace et sauve le corps – le corps qui "est fait de tombes".

On referme ce livre fort et fragile, en se se demandant quelle(s) voie(s) suit, suivra Eve Guerra, quel tracé entre prose et poésie elle empruntera et comment elle fera se tendre sur la page les fils de ses aspirations, comment elle accordera leurs diverses vibrations. On attend.

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Eve Guerra, Corps profonds, le Réalgar, collection l'Orpiment, 12€

mercredi 12 avril 2023

Le sujet, ses convulsions: Chevillard monstre en main

Ça a déraillé comme ça : un narrateur se retrouve avec dans les bras un butin que lui a refilé in extremis un certain Oleg, lequel, poursuivi par des policiers, a préféré refourguer un sac à mains à ce passant, lequel l'a alors dissimulé aussitôt sous un pan de sa gabardine – or on sait depuis Dans le labyrinthe de Robbe-Grillet (1959) que lorsqu'un personnage porte un paquet sous sa capote, il y a de fortes chances pour que le récit explose. On sait aussi, depuis le film d'Aldrich,  Kiss me deadly (1955), qu'il vaut mieux ne pas ouvrir ce paquet, objet/sujet de toutes les convoitises. La chambre à brouillard, vingt-quatrième récit d'Eric Chevillard à paraître aux éditions de Minuit, est à son inquiétante façon la vingt-quatrième heure de son œuvre, son extrême midi/minuit. Le sujet? Le sujet est le sujet est le sujet. Vous voilà prévenus.

"Il va vouloir que mes nerfs l'électrisent." (p.71)

Or donc le narrateur se retrouve avec un "sujet", objectivé dans le livre sous forme d'une forme vaguement animale, du moins animée, une étrange entité indescriptible, lointaine cousine de "la suerie", cette chose rampante qui hantait la nouvelle éponyme de Pierre Gripari (1969). Que faire d'un sujet? C'est toute la question du livre, et c'est depuis ses débuts une problématique qu'évite/évide Chevillard. Le sujet, l'auteur de Choir l'a torpillé depuis longtemps, conscient qu'il joue contre l'écriture, contraignant l'écrivain à moins écrire que dire. Car le sujet souvent prend les rênes et fouette le cocher jusqu'à ce qu'il prenne la place de ses bêtes. Le sujet est à caution, et qui la paie en écope. Ici, donc, le sujet est livré nu et seul au bon vouloir de l'écrivain-narrateur qui va tenter de lui faire rendre gorge. Ce n'est donc pas un livre sur rien, comme en rêvait Flaubert, mais ça s'en rapproche de façon troublante.

"Il se cache sous son ombre." (p. 133)

On lit le texte de Chevillard en hésitant entre rire – on baigne dans le grotesque et l'absurde – et effroi – oui, il y a quelque chose d'effrayant dans La chambre à brouillard, face à ce déploiement de moyens délirants pour acculer le sujet à se révéler. Car derrière – sous – la pyrotechnie verbale à laquelle l'auteur nous a habitués depuis Mourir m'enrhume (1987) se déroule une tentative d'épuisement du sujet de plus en plus acharnée. Certes, Chevillard aime à presser son faux sujet comme un humain citron, qu'il s'agisse d'un singe ou d'un critique littéraire, mais cette fois-ci le sujet n'a d'autre nom que celui qui le définit de façon générique.

"Il court comme un air de flûte dans mes os longs et courts." (p. 154)

Tenir 200 pages sur un sujet réduit à sa portion aussi congrue qu'in congrue n'est pas une mince affaire. Chevillard y parvient au prix d'une violence qui rappelle parfois les pages les plus cruelles d'un Régis Jauffret. Comme si la charge menée contre le dire (ennemi de l'écrire) nécessitait un écorchage de première classe. En cela, le "roman" de Chevillard se veut à la fois auto-destructeur et auto-régénérant. Cerner son sujet, ici, revient à le séquestrer, l'observer, jusqu'à ce qu'il renverse les rapports de pouvoir et fasse de l'observateur un sujet à son tour menacé. Car le sujet – ici évidé jusqu'à l'écorce – opère sur le récit tel un écorcheur, et chaque phrase se met alors à participer d'un jeu de massacre. On rit donc beaucoup, mais intérieurement, tandis que tous les organes se délitent et que la pensée s'effrite en lambeaux.

"Voyez, les effets de ma désertion se manifestent déjà: le monde est en train de pourrir." (p. 156).

A la fin, nous sommes contraints de reconnaître que la fable est une hache, et nous, une mer gelée.

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Eric Chevillard, La chambre à brouillard, Les éditions de Minuit, 18€

mercredi 29 mars 2023

Patte blanche, griffe noire: Comment sortir du monde selon Marouane Bakhti


Je résume: Une nouvelle librairie – La Pharmacie des âmes – crée une nouvelle maison d'éditions – Les Nouvelles Editions du Réveil – et publie un nouvel auteur – Marouane Bakhti – qui vient d'écrire son premier livre – Comment sortir du monde. Autant de bonnes nouvelles, espère-t-on, devraient combler notre curiosité. On ouvre donc Comment sortir du monde avec une certaine appréhension. La peur d'être déçu est une ombre qui plane toujours sur la découverte d'un premier texte. La peur d'en lire deux pages puis de balancer le livre à l'autre bout du salon, en se disant: tout ça pour ça… La peur de tomber sur une énième histoire de trentenaires déboussolés qui décident de s'installer en Ariège, ou de vieil écrivain désabusé retrouvant le goût de vivre grâce à l'apparition mystérieuse d'une violoncelliste rousse, etc. La peur de lire des incipits du genre: "Ce jeudi 16 octobre n'allait pas être un jour comme les autres, mais un jour différent, Frank en avait l'intime conviction". La peur de comprendre que l'auteur.e a l'intention d'écrire d'autres livres. Mais cette fois-ci: ouf. La peur s'évapore. Le récit de Marouane Bakhti est tenu de bout en bout par une ténacité d'écriture qui, à coups de paragraphes pensés comme des versets, nous entraîne dans le sillage d'une vie bouleversée/bouleversante. 

Ça commence dans le bocage, entre bêtes chaudes et spectres sylvestres, où un enfant se débat avec lui-même dans sa famille mi marocaine mi française, les souvenirs s'enchaînent comme autant d'éclats persistants dans la chair du narrateur, l'Aïd, le secret d'une étreinte mâle au fond des bois, l'injonction à faire du sport, la figure crispée du père, entre Jésus et Allah. L'enfant aux aguets, qui sans cesse engrange et n'ose exprimer ses ombres:

"Je les regarde tout le temps, je les écoute, je les observe, je suis cette antenne ronde, celle qui capte la télévision que l'on n'a pas ici."

Arabe ou pas? Le narrateur évolue dans les eaux troubles d'une éducation qui oscille entre intégration et mémoire des traditions, une éducation qui ne laisse aucune place à la découverte de sa sexualité. L'enfant devient adolescent, il se cherche comme on se fuit ("Personne ne m'a donné le droit de disparaître, je me l'octroie.") La colère le sculpte, la honte l'abreuve. Il faudra un jour trancher, partir – pour mieux revenir?

"Je suis d'une culture hors sol, un garçon né dans une boîte de Pétri, qu'on a fait flotter comme les jacinthes sur les étangs autour de la maison familiale."

Les notations se suivent, dessinant en pointillé un parcours en apparence erratique, quoique mené par le désir, la sarabande du désir. Désir de se réinventer, de s'oublier, pour ne pas avoir à affronter les orages cachées des origines:

"Je voudrais être la créature de quelqu'un d'autre, qu'on choisisse mon destin, que le soleil explose, devienne rouge et meurt sur la terre en déversant sa lave et que je fonde dans l'univers comme ça, complètement oublié et sans aucun monde à sauver ou abandonner."

Il y aura ensuite Paris, des retours au pays pour des deuils impossibles, des amours qui mordent, Grindr, des conversions et des inversions, une famille restaurée, des promenades dans Tanger, en Italie, une résurrection dans un hammam, une assignation à savoir où résider. Et cette vérité qu'il faut déplier:

            "Les langues domptées par la pénombre disent des histoires."

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Marouane Bakhti, Comment sortir du monde, Les Nouvelles Editions du Réveil


mardi 28 mars 2023

Les choses au poing: l'heure de la cruciale question

 


C'est samedi 1er avril, à 17h, lors de l'Escale du Livre, à Bordeaux, au Studio de Création. Toutes les infos ICI.


AVERTISSEMENT : En cas d'absence du public, l'auteur décline toute responsabilité et poursuivra en justice l'éditeur, les organisateurs de l'Escale du Livre, la Mairie de Bordeaux et Sylvain Tesson qui n'y est pour rien mais ce n'est pas une raison.


P.-S.: Les personnes connaissant la réponse à la question posée par l'auteur sont priées de se présenter au commissariat le plus proche de leur résidence, et ce sans crainte, les violences policières étant un mythe.


AH, J'OUBLIAIS: Ceci n'est pas un exercice. Je répète: ceci n'est pas un exercice. Et encore moins un poisson d'avril.

lundi 13 mars 2023

Lavis sans cesse recommencé : à propos d'un recueil d'Yves di Manno

Transigent (2022), © G. Campbell Lyman

Bien sûr, le mot "Lavis" – qui donne son titre au dernier recueil d'Yves di Manno – entraîne le lecteur dans un monde pictural, en suggérant l'idée d'une couleur unique qu'en diluant on aide à nuancer – ainsi des mots auxquels il convient d'offrir des ombres et dégradés, ce qui somme toute est figuré dans le titre de ce livre, qui aussitôt s'entend: "la vie".

Bien sûr, les textes ici assemblés – on préférera dire "réunis", comme s'ils étaient voués à un conciliabule secret – s'étendent sur une période allant peu ou prou de 1997 à 2014, mais leur mise en résonance est, à sa façon, une autre forme d'écriture. Ensemble, ils gravitent, orbitent, se croisent, se frôlent – et s'il faut parler d'un fil rouge, disons que plus que le thème de la couleur ou du cadre, ce qui les lient, leur affinité première, est d'ordre "sympathique" (comme on le dit d'une encre).


En effet, ces textes ont tous ou presque, inscrits en eux, l'écho d'un travail autre: celui d'un poète (Jack Spicer, Nicolas Pesquès), d'un artiste (Jacques Scanreigh, Philippe Hélénon), d'un romancier (Russel Greenan), d'une photographe (Anne Calas) – à chaque fois était/est en jeu un rapport à l'image, et aux incisions qu'elle sécrète. Or ce qui intéresse et convoque di Manno, c'est ce qu'il appelle le "ciel d'établi", un ciel posé sur un chevalet, en opposition au "ciel abstrait" qu'on devine derrière les hublots du monde ("les lucanes ovales du réel"). Qu'est-ce qu'un établi, sinon la table poétique, dont il serait naïf de nier la fragilité – travailler à l'établi, c'est se confronter au bancal, c'est accepter de briser des chevalets ou de lacérer des toiles, comme celles réduites en lambeau par le cutter du père dans le texte "Variations sur un thème de Russell Greenan" (rappelons que Greenan fut antiquaire, ce dont se souviennent sans doute, dans le texte "L'établi", ces vers:

"un tel par contagion, Y. par omission / (ou pêchant à la ligne) et rêvassant / à ces lueurs maudites (rayon / des antiquaires, magasins sans chalands / ces phrases interdites ou mal posées / (de biais) le chapeau de traviole"

). Le magasin d'antiquités, c'est aussi (je m'avance peut-être…) le corpus de ces œuvres que traverse le poète, par la lecture ou la traduction – des antiquités qui n'ont évidemment rien d'antiques dès lors qu'on les réactive par un dialogue. En outre, ic, lettre "Y", en plus de renvoyer au prénom de l'auteur, est à la fois chevalet susceptible de verser, ligne jetée dans l'eau de la mémoire et mise en faisceau de rayons.

La technique du lavis, di Manno l'applique scrupuleusement, passant du mot "lueur" au mot "leurre", du mot "suie" au mot "soie", mais aussi "plaie/plan/plainte", "liane/diane", ou encore l'adjectif possessif "sienne" devenant la couleur "sienne". (On l'a dit: lavis: la vie.) Il suffit de changer légèrement de perspective (auditive, visuelle) pour glisser d'un tableau à l'autre, d'un table-établi à l'autre. D'une sensation à l'autre.

Bien sûr, ce travail qu'on pourrait dire de dilution s'accompagne d'un sentiment de perte (proximité de la strophe avec la catastrophe), et le dernier texte du recueil – "qu'avons-nous fait…" – semble renvoyer tous les "traits jetés" précédents, ces rêves d'estampes, à leur origine, au néant qui précède (et peut-être succède au) geste créateur. A la question posée – qu'avons-nous fait? – le poète semble accepter l'échec de l'indicible : on ne ferait qu'ôter "du silence au silence", de "la nuit à la nuit" – et encore: "pas même", car "l'ombre en nous demeurait" – on ne ferait que diluer le geste même de créer dans un "rien", une béance faite d'"inhumain" et d'"inutile". Déjà, premier texte du recueil rappelait:

"longtemps j'ai cherché dans / le poème l'ombre / d'une mémoire plus vaste / que la mienne"

Mais sans cette ombre qu'aucune eau ne saurait diluer assez, le poème – les poèmes de di Manno – n'auraient pas cet air à la fois tremblé et précis, comme si les nuances, parce que vivantes, se devaient d'être appréhendées dans leur illusoire pérennité. Et l'on aimerait déposer au pied de ce "Lavis" – comme un baume? un signe? – ces vers de Paul Valéry, extrait du Cimetière marin:

"Je m'abandonne à ce brillant espace / Sur les maisons des morts mon ombre passe / Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir"

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Yves di Manno, Lavis, éd. Flammarion, coll. Poésie (17€)

samedi 11 mars 2023

Cocteau et les soucoupes volantes


Dans les années cinquante, des choses dans le ciel, qui vont et viennent, et hantent. Cocteau lit les journaux, regarde là-haut, ne pense plus qu'à ça, à ces choses, insistantes. Dès 1952, il écrit des lignes qui parlent d'elles, de ce qui l'attire chez elles, en elles. La passion devient douce obsession, un songe de métal. Cocteau aimait les avions, les anges – voici les soucoupes. Les soucoupes volantes. Qui survolent la France, et affolent. Elles l'occupent. Frappé d'un infarctus, alité mais pensant, il se sait sous leur coupe. Une théorie le travaille, il s'interroge, cherche l'astuce. Quelles voies suivent-elles, quels points relient-elles. Il se lie d'amitié avec un ufologue, lui écrit une préface. Tenace, il scrute. Parfois il lui semble toucher du doigt un but:

"5 juin 1952
Il est probable que les soucoupes signalées partout à l'heure actuelle ne sont qu'une, la même, qui a perdu sa formation et se demande avec angoisse comment la rejoindre. Si je devine juste, les créatures qu'elle abrite doivent vivre un drame terrible et circuler à une vitesse vertigineuse d'un point à un autre de notre ciel, s'approchant peu de notre globe et fuyant comme des flèches dès dès qu'elles se sentent observées. Si son engin a la dimension que lui supposent nos calculs, il peut contenir une cinquantaine de créatures de notre taille ou bien une multitude de créatures d'une taille d'insecte ou bien une seule créature géante par rapport à nous. De toute manière, le comportement de cet engin révèle davantage une inquiétude que de la curiosité. Il imite les trajectoires folles d'un bourdon enfermé dans une chambre. Si la formation cherchait une planète libre (colonisable) et si notre présence la gêne (il est possible que notre lenteur l'effraie) - il se peut que nous ne revoyions jamais les soucoupes et il est intéressant de se demander quel sera le sort de la soucoupe perdue. Elle reste sans doute le seul espoir terrestre d'apprendre quelque chose de son mécanisme, les forces qui la meuvent et la nature de ses pilotes."

Quel sort faire aux soucoupes? Dans quels vers les plonger et sur quoi les poser? Cocteau, terrassé, refuse de rester en rade. Lui qu'on admire, et vilipende, soupçonne. Bientôt l'apocalypse, et la bonne, autre chose qu'une mascarade. Le temps presse, il passe, c'est comme une éclipse. Que feraient les soucoupes si elles cessaient de voler? Cocteau pressent l'entourloupe, la controverse. L'heure est là, sur la terre comme au ciel. Pour Seghers, il écrit, enfin, un texte qui dit ce que sont les soucoupes:

Soucoupes volantes

Les soucoupes volaient à la terrasse du Café de la Rade. Les garçons n'y pouvaient rien et disaient que ce n'étaient pas des soucoupes mais des mirages. Terrible vol silencieux de soucoupes que les consommateurs se lançaient à la tête, qui ne touchaient personne et disparaissaient silencieusement vers l'est.

Le mythe de la soucoupe se tasse, on retire la nappe, on range les chaises. Un objet céleste a passé. Cocteau l'a visité, fixé, délaissé. L'étoile était filante, la soucoupe volante. Vers volé, volant. C'est assez. Soucoupe savante? Au Café de la Rade, on boit du vin, du rouge sang. La vie vaut ce qu'elle vole.



vendredi 10 mars 2023

Atacama mon amour

Au bord du désert d'Atacama, troisième roman de Laure des Accords (c'est ma grande sœur), vient de sortir aux éditions Le Nouvel Attila. Ce qu'en dit l'éditeur:

Le livre:

"Santiago, années 1970. La Brigade Ramona Parra peint sur les murs en signe de protestation et d’opposition à Pinochet. Amalia est l’une de leurs membres. Hantée par son père, notable, soutenue par sa mère, conteuse, aidée de ses compagnons d’armes et de poésie, elle poursuit son art sans jamais savoir (ou vouloir savoir) qui l’a livrée à ses bourreaux. Laure des Accords imagine les amours, l’exil et le destin en France de cette artiste passionnée, passionnelle, cernée par l’oppression, le silence et la mort. ​​​​Baigné de contes des Mapuches, ce texte dessine le portrait d’une femme en manque de mots, bridant ses désirs, face à des hommes du côté de la parole, du contrôle et de la répression."

L'auteure:

Bercée durant l’enfance et l’adolescence par la poésie de Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Cendrars et Jehan-Rictus, Laure des Accords a travaillé dans l’édition. Aujourd’hui, elle enseigne et anime des ateliers de théâtre auprès d’adolescents. Auteure de deux premiers romans, Grichka et L’Envoleuse (Verdier), elle se reconnaît deux phares dans l’écriture : Jacques Prévert et surtout Jean Sénac, ami de son père, né comme lui à Alger, premier poète qu’elle a rencontré en chair et en os.

mercredi 8 mars 2023

L'étoile Kafka: un miracle d'observation signé Reiner Stach


Rédigée entre 1996 et 2014, l'immense biographie consacrée par Reiner Stach à Franz Kafka invite à une expérience hors du commun. Qu'on se représente l'entreprise: trois volumes de près de 800 pages entièrement dévoués à la découverte de l'individu Kafka, nés d'une fréquentation de ses œuvres, de son journal, de ses lettres et de milliers de documents. Le résultat aurait pu être étouffant: il est tout bonnement sidérant. La première surprise qui attend le lecteur n'est pas la moindre: en effet, le premier volume qu'il nous est donné d'embrasser, intitulé Le Temps des décisions, recouvre les années 1910 à 1915. Quid de l'enfance, par laquelle commence d'ordinaire une biographie? Reiner Stauch, conscient de la pauvreté des sources kafkaïennes concernant les années 1883-1910, a préféré attaquer directement la montagne K par sa face la plus documentée et la plus fascinante, autrement dit par la période littérairement la plus féconde – se donnant ainsi le temps d'accéder à de nouvelles archives pour compléter sa fresque. Le fait est que le projet biographique de Stach n'est pas commun:

"Le biographe nourrit un rêve. Une utopie, pourrait-on dire, quoiqu'il s'agisse peut-être simplement d'un vice larvé, d'un appétit. Il veut aller au-delà de ce qui s'est passé. Il veut savoir, non: il veut vivre ce qui s'est passé comment l'ont vécu ceux qui y étaient. Vivre ce que c'était que d'être Franz Kafka."

Et s'il se défend d'y être parvenu, force est de reconnaître que Reiner Stach, riche d'une empathie aussi lucide que méthodique, aussi rigoureuse que respectueuse, nous permet de suivre la vie de l'auteur de La Métamorphose en un pas à pas proprement fascinant. Evitant les élucubrations romanesques comme les analyses convenues, Stach aborde le continent K selon une approche qu'on pourrait qualifier de physique, voire chimique. Il ne met pas à plat la psyché de son sujet mais plutôt s'y fond, en épouse les contours plastiques, ne cherchant jamais à élucider telle ou telle décision à la lumière de ce qu'on sait de ses conséquences, en totale immersion dans le clair-obscur de son sujet, comme aimanté par ses convulsions et ses atermoiements. L'introspection à laquelle il se livre échappe à la pyschologie : Stach n'essaie pas de comprendre Kafka avec les armes extérieures d'un facile behaviorisme, mais s'efforce de restituer l'intériorité de l'écrivain comme si nous étions partie prenante de sa destinée, comme si nous errions nous aussi dans un dédale en perpétuelle reconfiguration. Pendant des centaines de pages, il nous est donné, non pas d'être Kafka, mais de partager la dimension mentale de son vécu, et ce au plus près.

Kafka, en dépit de la solitude dont il se fait à la fois un rempart et une malédiction, n'est jamais seul. Autour de lui, le monde ne cesse de le solliciter: son travail l'accapare, sa famille le juge, ses amis le sollicitent, ses éditeurs le guettent, des femmes l'attendent, des rêves l'ébranlent, la guerre le bouscule – mais l'écrivain, lui, n'en démord pas: tout doit se jouer sur la page qu'il peine à noircir, et chaque seconde dérobée à son labeur est à la fois un pas vers la vie partagée et un pas loin de la vérité de l'écriture.  La vie, c'est accepter de composer avec l'autre; le vrai, c'est fixer des vertiges. Kafka ne connaît l'extase qu'au cours de rares nuits d'écriture, selon un rapport quasi électrique: une charge qui culmine, une décharge qu'il faut maîtriser. Tout le reste lui est un pénible fantasme, comme en témoigne l'incessant ballet désir/répulsion qui se joue entre Felice et lui. Il travaille son corps et son esprit comme il travaille son écriture: en vue d'une ascèse qui lui permettrait d'être entièrement sans exister autrement. Et c'est là que Stach est remarquable: sans jamais rien négliger de la moindre oscillation de la psyché kafkaïenne, il opère un miracle biographique des plus rares: nous rendre familière l'étrangeté de vie du docteur K. Sans jamais rien négliger ? Oui, car rien n'échappe à sa vigilance empathique. Et surtout, jamais il ne dissèque : il déplie délicatement l'origami des événements extérieurs et intérieurs. Il n'analyse pas en logicien, mais arpente en compagnon symbiotique. 

"Tant que Kafka travaillait, ça travaillait aussi… Le travail et la vie, le bureau et la vie, les organisations et la vie: dans la littérature, tout s'unissait. Ignorait-il vraiment que cette interpénétration, même si elle le tourmentait et parce qu'elle le tourmentait, était le point de fuite secret de son écriture?"

Son rapport au judaïsme et au sionisme, ses liens avec ses parents, ses fréquentations, son implication dans le monde du travail, sa conception de l'hygiène, sa réticence face à la sexualité, son jugement impitoyable quant à ce qu'il écrit, ses moments de grâce, ses angoisses, son ambivalence devant la publication, la tension stratégique de sa correspondance : tout cela ne nous est pas donné en un catalogue fastidieux mais au prix d'une traversée incroyablement souple et juste de chaque instant de la vie de Kafka. Le projet de Stach n'est pas tant: comment devient-on Franz Kafka? mais plutôt: comment fait-on pour le rester? Pour résister aux sollicitations et à la sollicitude d'autrui, pour s'enfermer sans se dessécher, pour transformer la plus haute solitude en l'énergie la plus concentrée. L'enjeu au cœur de la vie de Kafka pourrait peut-être se résumer ainsi: comment observer sans être observé.

La logique du vivant, oui. Mais surtout: la dynamique de l'écrivant. Jamais biographe n'avait hissé à ce point l'empathie à de telles hauteurs, ou plutôt à de telles profondeurs. Avec drôlerie, élégance, prudence, obstination, sans jamais dériver de l'orbite établie, sans peupler les zones d'ombres de vaines supputations, sans manipuler les causes avec les pincettes des conséquences. Sous la plume de Stach, la machine Kafka se change en monde organique. Ce qui n'aurait pu être que le froid calendrier d'une vie devient la prospection névralgique d'un être – et à l'exploit de Stach il faut adjoindre celui de son traducteur Régis Quatresous, non moins écrivain, à maints égards, que le biographe.

C'est peu de dire qu'on attend les prochains tomes (le tome 2, Le temps de la connaissance, paraîtra en novembre 2023 et le tome 3, Les années de jeunesse, en mai 2024, pour le centenaire de la mort de Kafka), de cette biographie exceptionnelle, déjà traduite dans six langues et en cours d'adaptation en série par la télévision allemande.

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Reiner Stach, Kafka, tome 1 – Le temps des décisions, traduit de l'allemand par Régis Quatresous, le cherche midi éditeur


vendredi 3 mars 2023

Et nous ne sommes que bouleversements…

©Louise Bourgeois / My Inner Life
D'un livre à l'autre on va, lentement, comme si on ouvrait des portes donnant sur d'autres portes. Et on a l'impression qu'il se passe des choses, que des choses passent, on dirait des ombres, ce sont des formes, et elles ne cessent de nous surprendre.

On lit La renouée des oiseaux, de Paola Pigani où une femme internée essaie de survivre à l'hiver et à l'enfant perdu en plongeant ses mains dans la chair d'un arbre — "Quand mes os craquent / l'arbre pleut sur moi / lave le sang de mes premières lunes / l'oubli / l'enfant" — et on se dit que ces battements, ces raclements, c'est nouveau; on pense à Camille Claudel incarnée par Juliette Binoche; on pense à Pizarnik;

on lit les corps caverneux de Laure Gauthier et voilà qu'à peine poussée la grille de l'asile on s'avance dans Rodez, on entre (peut-être) dans une chapelle où Artaud allait prier sa mère, et c'est une tout autre errance qui commence, un autre dédale, avec d'autres arbres aussi, "Où sont les grandes congères du renouveau? Où le pied / s'enfonce comme l'être / et dégage en chutant / de l'herbe verte comme jamais, / gorgée, / et la trace qui crisse d'envie / d'aller", et si on croise Denis Roche ou Jimi Hendrix au détour d'un vers, on sait qu'on est ailleurs, sur un autre territoire, oui, quelque chose change, a changé, la poésie entend et libère d'autres voix, on l'a senti aussi en lisant La semaine perpétuelle de Laura Vazquez, et on se doute que l'expérience sera là, encore, avec son Livre du large et du long;

on lit Lirisme d'Aurélie Foglia, et c'est toute une bibliothèque qui devient chair, corps, une langue nouvelle ici le dit, légère et profonde, d'une souplesse qu'on n'espérait plus — "un livre / il vaut mieux le savoir / a un pli entre les omoplates qui / l'empêche de s'étendre / à la réalité / l'obligeant à rester en marge " – et voilà un "lirisme" qui donne vraiment à lire le monde dans ses creux et ses bosses – "j'habite ce qui me hante" – et on se dit qu'il était temps d'être ainsi stimulé, emporté;

on lit Tantôt, tantôt, tantôt de Virginie Poitrasson, et on se retrouve plongé dans une cartographie sensible de la peur, on y suit les tours et détours qui font de toute menace une ombre portée, et si on renoue avec les épreuves-exorcismes de Michaux, on est aussi dans la sillage d'Etel Adnan, ici les "pluies de météores" de Poitrasson sont des échos prolongés aux stances des Saisons d'Adnan – "Additionner méthodiquement les précipités. Précipité après précipité" – et pourtant c'est nouveau, les lignes ont tremblé, la voix a la précision de l'affrontement, désormais les fantômes sont des partenaires, on ne voit pas son propre dos mais on en connaît le danger;

on lit parole, personne, d'Anne Malaprade, et là encore le paysage s'est révolté, les ombres ont rué – "Tous les fantômes sortent de la mort comme je songe ton sort" –, là encore on croise des femmes-louves, on tord les linges de la langue, là encore une autre genèse des femmes voit le jour. Il faudrait – il faudra – revenir sur ces quelques livres dont nous avons plus que jamais besoin.

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Paola Pigani, La renouée des oiseaux, éd. La Boucherie littéraire (2019)

Laure Gauthier, les corps caverneux, éd. Lanskine (2021)

Aurélie Goflia, Lirisme, éd. José Corti (2022)

Virginie Poitrasson, Tantôt, tantôt, tantôt, éd. du Seuil, coll. Fiction & Cie (sortie le 10/03/23)

Anne Malaprade, parole, personne, éd. Isabelle Sauvage (2018)

Lectures additionnelles:

Laura Vazquez, La Semaine perpétuelle et Le livre du large et du long (éd. du Sous-Sol)

Etel Adnan, Le destin va ramener les été sombres, anthologie, éd. du Seuil, Points/poésie


mardi 28 février 2023

"Les années, comme on dit, passèrent." (M. Houellebecq)

Je ne résiste pas à l'envie de poster ici de nouveau ce texte que j'avais mis en ligne le 23 septembre 2010 sur ce blog. Parce que l'art est difficile et la critique malaisée.

Houellebecq: un consensus… dur à avaler

Michel Houellebecq, l’écrivain que le monde entier nous envie, s’impose, avec La Carte et le Territoire, comme notre Balzac, et son roman s’impose, dans toute son ampleur et son désespoir, comme le grand roman de la rentrée – oui, enfin un roman sur la littérature quand on s’y attelle sérieusement (« Il quitta son pantalon et son pull », p.18). Héros de la littérature contemporaine, mais également l’un des grands observateurs de notre époque (« c’est bien peu de chose, quand même, les relations humaines », p.23), Michel Houellebecq est le romancier le plus intéressant aujourd’hui (« il semblait que les secondes, et même les minutes, s’écoulassent avec une foudroyante rapidité », p. 25), un ethnologue percutant de notre modernité (« l’insatisfaction le reprit, plus amère encore », p. 29 ; « beaucoup de régions, pour ce qu’il en savait, présentaient un intérêt réel », p. 95)), doublé d’un témoin à l’œil aiguisé de ce début du XXIème siècle (« La beauté des fleurs est triste parce que les fleurs sont fragiles, et destinées à la mort, comme toute chose sur Terre bien sûr mais elles toute particulièrement », p. 36). Faisant montre de modestie et de sobriété, l’écrivain a du génie (« Les journées étaient belles et uniformément chaudes », p. 42 ; « son cerveau ne parvenait à formuler aucune pensée hormis quand même la surprise de ce que l’image de ses anciens camarades ait aussi complètement disparu de sa mémoire », p. 64), et ce génie c’est sa capacité à saisir en même temps l’écume et le sens de notre époque (« ses jambes étaient incroyablement longues et fines », p. 70). Souvent hilarant, son portrait de lui-même nous rappelle que lorsqu’un livre fait rire, Dieu est tout près ; c’est donc, de la part de notre champion réaliste, un avant-goût d’infini (« les femmes exagérément plantureuses n’intéressaient plus que quelques Africains et quelques pervers », p. 73 ; « un banc de brume flottait sur les eaux, réfractant les rayons du soleil couchant », p. 114). Disons-le tout net : La Carte et le Territoire est un page turner redoutablement efficace (« Il ouvrit largement les bras pour l’accueillir ; c’est peu de dire qu’il rayonnait », p.90), et si Houellebecq est le seul auteur à avoir su révéler notre monde avec autant d’acuité et de sensibilité, c’est parce que son dernier roman est un roman total, tour à tour bilan de l’état du monde et autoportrait. Ceux qui liront ce labyrinthe métaphysique sidérant de maîtrise, signé par le meilleur écrivain de son temps, y retrouveront la quintessence de la musique houellebecquienne (« Jed trébucha dans une poussette » ; « il faisait halte pour s’orienter dans une brasserie », p.114). Certes, La Carte et le Territoire est un roman à la structure complexe et vertigineuse, mais c’est aussi un roman puissant, plein de brillantes intuitions (« la fortune ne rend heureux que ceux qui ont toujours connu une certaine aisance », p. 396), palpitant et profond (« les années, comme on dit, passèrent », p. 410), qu’on peut dores et déjà qualifier de pièce la plus aboutie d’une œuvre déjà considérable. A tous égards, un conte acide qui bouscule les idées reçues et dans lequel on entend, à chaque page, une musique rarissime (« il fut soudain saisi d’un trouble sentiment de familiarité », p. 114 ; « la surface gigantesque et ridée de la mer », p. 133). Il convient de le rappeler : Houellebecq ose ce que personne ne fait et fait ce que personne n’ose, il nous offre un monument de mots avec ce très grand roman comme il en arrive rarement, comme il vient de nous arriver, nous laissant seul avec ce chef d’œuvre (« c’était aussi beau qu’un Cézanne, ou que n’importe quoi », p. 38) dont on n’a pas fini d’explorer tous les recoins («’Je vous ennuie ?’ s’interrompit-elle soudain », p.69).


[Le texte que vous venez de lire est exclusivement constitué de citations de presse et d'extraits du livre de Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire]

…Bienvenue dans la réalité…

mercredi 22 février 2023

Quand Polo parle: la double langue de Yéré


On ne se demandera pas ici si le nouchi est un argot ivoirien devenu langue ou un parler resté à l'état de langue véhiculaire. On se bornera de constater que, confié à un poète, le nouchi peut faire des étincelles et remonter les bretelles du bon vieux français. C'est du moins ce qu'on se dit en lisant Polo kouman / Polo parle de Henri-Michel Yéré. Il s'agit pour ce dernier, non de donner des lettres de noblesse au nouchi – le nouchi se fiche bien de la noblesse, né dans la rue il s'est popularisé tout seul comme un grand –, ni, en le "traduisant" (nous allons expliquer ces guillemets, patience…), d'en donner une version policée.

Le travail de Yéré est proprement passionnant et remet en cause pas mal d'idées préconçues sur la traduction poétique. (On est loin, je crois, du travail d'un Rictus, par exemple.) En effet, que fait Yéré: il met en chiens de faïence le texte nouchi et le texte français – disons qu'il "recommence" le premier en français, non pour l'éclaircir (quoique) mais pour relancer la donne, pour que l'écho renvoie autre chose que le son émis. Cela peut avoir deux effets très différents, bien que concomitants: parfois, la version française nous paraît plus articulée, plus nette (à nous lecteurs de Racine et Saint-John-Perse), mais à peine a-t-on considéré le recto nouchi qu'on trouve la version française un peu coincée. Normal: le nouchi est du côté oral, alors que la poésie obéit depuis longtemps à des codes policés. Dans l'expérience tentée par Yéré, il ne s'agit bien sûr pas de trancher, mais d'aller d'une langue à l'autre comme on passerait d'un quartier à un autre, de la rue au salon, d'un ami à un autre, aussi. Exemples:

La Vieille a été mon défenseur devant soleil / De fait, ma mère fut mon seul bouclier contre le soleil

Termite a pris pour racines / Les racines sont mangées de termites

On est découpé / Nous sommes morcelés

Gasoil dit il va allumer le ciel / Le gasoil a déclaré la guerre au soleil

nous seul on connaît route de Devant / nous seuls savons l'adresse de Demain

Evidemment, si ce jeu de parallaxe entre deux langues est ici possible (et fructueux) c'est parce que l'auteur change à chaque fois de posture et rêve comment dire autrement dans une autre langue ce qui avant tout se dit par le corps. Ce n'est pas en traducteur qu'il traduit, mais en poète-janus, à la fois contraint et désireux de faire l'expérience d'une langue bifide. Il se décale, se déplace, et par conséquent déhanche son écriture. A la vitalité sèche du nouchi fait écho l'éloquence jaculatoire du français; les deux se toisent, se trahissent, se bousculent, s'estiment. On n'est pas, pourtant, dans un simple rapport de classe, même si la poésie a souvent été écartelée entre pôle oral et posture hermétique. Entre Prévert et Mallarmé (mais bon, il y a Villon et Guyotat, ne schématisons pas trop). Polo parle, donc, il dit:

"Vous qui dites je gamme pas en français-là: mon hoba-hoba perce murs!" / "A ceux qui prétendent que je ne parle pas français: je veux dire que ma parole démolit les murs".

La translation entre ces deux énoncés relève d'une alchimie très particulière. Car ici chaque texte nous aide à lire son pendant, chaque texte agit comme un révélateur de l'autre. De fait, nous n'avons pas deux textes antinomiques dont on ne pourrait lire qu'un versant, mais un seul et même texte, qui en se bégayant dans la variation produit une lecture à la fois éclatée et plus dense.

(Je m'en veux de n'aborder ici que l'aspect technique du travail de Yéré, et non d'aller au fond de ce qu'il dit. Je renvoie donc, penaud, à un article du Monde qui va plus loin:

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/12/polo-kouman-polo-parle-une-joute-poetique-bilingue-d-henri-michel-yere-pour-sortir-le-nouchi-de-la-rue_6161513_3212.html)

Mais assez faroter: ça ne ment pas chez Yéré. Il est temps de nous entre-jailler…

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Henri-Michel Yéré, Polo kouman / Polo parle, écrit en nouchi et en français, préface (parfaite) de Marina Skalova, Editions d'en bas, 2023 (12€)