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vendredi 12 octobre 2018

A propos du plus beau livre du monde

A sa parution, rares sont les lecteurs français qui ont lu et commenté le chef d'œuvre de Marguerite Young, Miss McIntosh, My Darling.

On peut toutefois signaler le cas de Pierre Brodin, qui non seulement a lu alors le livre en anglais mais s'est également entretenu avec l'auteure. Il lui a consacré un bel article, qu'on peut lire ici.




En voici les dernières phrases:



Brodin espérait également que le livre trouve vite un accueil en traduction. Hélas, il n'en a rien été à ce jour. Miss McIntosh, My Darling reste le secret le mieux gardé de la littérature mondiale dans la catégorie des chefs d'œuvre, malgré le soutien indéfectible d'Anaïs Nin à l'époque. Sa taille n'y est pour rien, car ses cousins – Ulysse, Moby Dick, La Recherche, etc. – n'ont en rien pâti de leur volume, mais il est vrai que ces derniers étaient écrits par des hommes. Espérons que cette œuvre surréelle et lunaire finira par s'imposer, non parce qu'elle est imposante, mais parce que son invisibilité est parmi les plus terribles injustices littéraires. Saint Jérôme, priez pour elle…

lundi 20 mars 2017

Le plus beau livre du monde, encore et encore

Allez, parlons une fois de plus du plus beau livre du monde: Miss Macintosh, My Darling, de Marguerite Young, ce fabuleux roman de plus de mille pages que l'auteur mit dix-huit ans à écrire et qui parut en 1965, éblouissant les rares lecteurs qui eurent la force d'âme de s'y noyer.

Décédée à l'âge de quatre-vingt sept ans, Marguerite Young, qui débuta assez jeune sa carrière comme poète, devint vite une légende, et pas que dans Greenwich Village. On disait d'elle qu'elle avait la coupe de cheveux de W. H. Auden ey écrivait comme James Joyce. Entre un petit déjeuner avec Richard Wright, une biture avec Dylan Thomas, un léger flirt avec Carson McCullers, elle trouva le temps de consacrer près de deux décennies à l'écriture d'un roman qui n'a jamais su trouver sa place authentique et méritée dans le panthéon des lettres américaines – et des lettres tout court.

Bien qu'admirée et soutenue par Anaïs Nin, Djuna Barnes, John Gardner, Anne Tyler, William Goyen, son unique roman, qualifié tour à tour de "gigantesque épopée", de "fable monumentale", Young n'eut jamais la satisfaction de voir son chef-d'œuvre reconnu à l'égal d'un Ulysse ou d'un Moby-Dick

Young, qui prétendait fréquenter les fantômes d'Emily Dickinson, Virginia Woolf et Dickens et tutoyer Edgar Poe, reste l'auteure du livre le plus beau et le plus négligé de l'histoire littéraire. Se pencher sur les raisons de cette injustice pourrait faire l'objet d'une thèse en soi. Est-ce la longueur de l'ouvrage? Allez dire ça à Proust. Est-ce le fait que Young fût une femme, et qui plus est une féministe ? On brûle, sûrement. Le fait est que, à la lecture de ce livre, rien ne permet de comprendre pourquoi il ne figure pas parmi les dix plus beaux monstres littéraires du siècle.

Qu'y a-t-il donc dans Miss MacIntosh, My Darling qui puisse effrayer le lecteur (hormis ses dimensions)? Sans doute ce livre est-il trop ardent, trop hypnotique, trop dense, trop fascinant, trop sensuel, trop ambigu, trop épris de beauté – trop puissamment orphique. S'y plonger, c'est ne plus pouvoir (et craindre de ne plus vouloir) en émerger jamais, comme dans un livre-rêve qui produirait sa propre atmosphère et ne vous laisserait d'autre espoir que celui de s'y perdre, s'y noyer, s'y dissoudre. Pourtant, Miss MacIntosh, My Darling n'est pas un livre sur rien – loin de là. Il grouille, il serpente, il sculpte, taille et raconte, il affirme, nie et va au-delà, il semble absolument autonome et suprêmement surréel, brassant mille textures, mille lumières, mille nuances de textures et de lumières, traitant les plus infimes affects et les plus virulentes passions avec l'obstination d'un entomologiste / paléontologue / graveur /musicien / biologiste / aventurier à qui on aurait proposé de décrire le monde et qui aurait préféré en chanter la mystérieuse et invisible doublure. Et doubler cette doublure de la connaissance magique de la mort et de la renaissance, qui sont les thèmes sans cesse déclinés de ce vortex littéraire.

Miss MacIntosh, My Darling – dont aucun éditeur français n'a encore osé envisager la publication en traduction, hélas – demeure, pour ceux qui l'ont lu, la preuve incandescente que le monde littéraire n'avait aucune envie, même en 1965, de reconnaître que le plus beau livre du monde était l'œuvre d'une femme, poète, socialiste et critique féministe. Ce que Nin et Woolf connurent à leur échelle, Young dut le vivre à la sienne. Dix-huit ans de labeur, un manuscrit de 2500 pages et au final, malgré de fervents soutiens, une indifférence confinant à la censure. Qui connaît Marguerite Young, aujourd'hui ? Il faudrait que les hommes imaginent un monde où le nom de Joyce serait inconnu, où celui de Rabelais n'intéressait personne, un monde où Melville serait juste un excentrique et David Foster Wallace un phraseur. 

Pourtant, chaque fois que j'ouvre Miss MacIntosh, My Darling et m'y plonge, je sais que j'ai entre les mains le secret le mieux gardé de la littérature. Son tombeau d'ombre et de lumière. Un diamant qui se nourrit de ses innombrables reflets et engendre des mythes grandioses et intimes, telle une fleur-monde qui orgasme son contagieux pollen à la gueule stupéfiée de l'individu devenu pure vibration. Un organisme aussi généreux qu'aveuglant, aussi prodigieux que concret. L'œuvre d'une vie, bien sûr, mais surtout la vie d'une œuvre enfin enluminée depuis le fin fond d'un abîme incroyablement familier. Celui de l'âme humaine? Mieux que ça: celui de Marguerite Young, véritable reine de la nuit.


vendredi 5 septembre 2014

La traduction, invité d'honneur à Morges

Cette année, la manifestation Le livre sur les quais – qui se déroulera à Morges (Suisse) du vendredi 5 au dimanche 7 septembre – se doublera d'un événement qui ravira les traducteurs. En effet, Le Centre de Traduction Littéraire de Lausanne célèbre ses 25 ans avec une fête littéraire où 25 traducteurs et traductrices liront des textes traduits de diverses langues. C'est samedi 6 septembre à 18h aux Ateliers Moyard, et j'y lirai un extrait (en français) de Miss McIntosh, My Darling, de Marguerite Young.

Je participerai également à une rencontre intitulé "Monstres de Traduction" avec André Markowicz et  et Bernard Lortholary, rencontre animée par Catherine Pont-Humbert – ça sera le dimanche à 13, toujours aux Ateliers Moyard. Il y a de nombreux autres manifestations autour de la traduction, alors si vous êtes dans le coin ce week-end n'hésitez pas à consulter le programme ici.

A signaler également une lecture musicale de La petite communiste qui ne souriait jamais par Lola Lafon et Olivier Lambert (guitariste), samedi, à 13h30-14h45 ; une rencontre autour de la collection Fiction & Cie, qui fête cette année ses quarante ans, avec Bernard Comment, Antoine Volodine et Patrick Devillle (le samedi, à 11h). Il y aura aussi, et on se réjouit, Joy Sorman et Antoine Wauters.

(Et avec un peu de chance, vous pourrez croiser de futurs auteurs de la Pléiade, tels que David Foenkinos, Daniel Pennac, Douglas Kennedy, Alain Finkielkraut, Macha Méril, Patrick Poivre-d'Arvor, Yann Queffélec…)

PS: Si au lieu d'être à Morges vous êtes à Lyon, alors allez assister au 1er Congrès sur les études de genre. Toutes les infos ici.

jeudi 3 avril 2014

Forever Young: le plus beau livre du monde (4)

"C'était comme de lire Ulysse d'un seul coup. […] Dès que je la lus, je sus qu'elle était sans doute notre meilleur écrivain": ainsi s'exprime Anaïs Nin en janvier 1956 dans son Journal (dans le sixième volume de la traduction qu'en a donnée Stock). De qui parle-t-elle? De Marguerite Young, dont elle vient de lire un fragment. Quelques pages issues d'un roman en cours d'écriture, intitulé Miss MacIntosh, My Darling. Lectrice privilégiée de l'œuvre en gestation de Young, Anaïs Nin rencontre trois ans plus tard cette femme "dont le sourire et la conversation sont enchanteurs" – elles s'étaient brièvement croisées, quand Young avait accepté un extrait de Children of the Albatross pour la revue The Tiger's Eye, à laquelle elle participait. Anaïs Nin sent qu'elle est en face d'une femme-écriture, d'un être tout entier absorbé dans un projet apparemment infini. A peine est-elle entrée dans l'appartement de Young – qu'elle compare à un magasin d'antiquités – que son opinion est faite: Marguerite est un génie —
"Elle sera ce que Cervantès était pour l'Espagne, et Joyce pour l'Irlande."
Les échanges entre les deux femmes sont fréquents, et fructueux, même si tout, dans l'art et la technique les sépare: expansion chez Young, resserrement chez Nin, dramatisation de l'obsession chez l'une, poétique de l'évanescence chez l'autre. Young appelle souvent Nin au téléphone et lui lit de longs passages de son livre. Entretemps, la rumeur est née: il existe quelque part une femme qui ne fait qu'écrire de huit heures du matin à cinq heures de l'après-midi, et il est clair qu'elle ne finira jamais son livre; c'est devenu, dit-on, un mode de vie, un monstre qui dévore tout et demeure insatiable, un soleil inversé. Un ami de Nin – un psychanalyste – va même jusqu'à affirmer "que psychologiquement elle ne pourra jamais s'en séparer". Face à cette "nouvelle archéologie de l'âme", Nin est toute fascination:
"[Marguerite Young] sera un jour aussi étudiée, analysée, aussi interprétée et commentée que James Joyce."
Pourtant, celle que Nin définit comme "'une nouvelle planète", une "acrobate de l'espace", celle qui n'a chez elle que des fleurs artificielles "au cas où Proust [lui] rendrait visite", est loin d'avoir fini son livre et ne se fait sans doute guère d'illusion sur son éventuelle et future renommée. Quasi orpheline, elle vit l'écriture de son livre comme un perpétuel enfantement. Il est vrai qu'elle a laissé la mort derrière elle: à l'âge de Werther, elle a voulu se suicider. Son projet était simple et imparable: avaler du poison puis se pendre en s'ouvrant les veines, en veillant en outre à ce que la branche à laquelle elle se balancerait surplombe une rivière ! Que de précautions… Mais avant de passer à l'acte, elle décida de composer un poème, et l'écriture de ce poème rendit incongrue la mort envisagée… 

En 1960, Nin est plongée dans la lecture de Miss MacIntosh, My Darling, et elle écrit à Young:
"C'est cosmique, musical, immense. Les dimensions du livre absorbent des voyages plus petits, annihilent l'existence quotidienne, les villes, les êtres, les bruits. Il est fait pour la solitude et la méditation, pour la nuit. On devrait le lire chaque soir, et s'envoler ensuite sur vos ailes largement déployées pour explorer l'espace, l'infini, le temps, la vie, la mort. […] Je ne prédis pas une lecture nonchalante pour les paresseux, les unidimensionnels. Mais ceux qui sentent comme moi considéreront ce livre comme la bible de la poésie, un monde océanique."
Et à l'hiver 1965-1966, l'événement auquel plus personne ne croyait se produit. Marguerite Young met le point final à son livre, que publie alors l'éditeur Scribner. Anaïs Nin exulte:
"Miss MacIntosh est le rêve le plus littéraire de l'Amérique. L'une des clés du livre, c'est l'acceptation de la grande expansion cellulaire de Proust, la vaste toile qu'elle tisse."
Elle rédige elle-même un compte rendu pour l'éditeur, afin d'aider à la promotion:
"Ses phrases lyriques s'enroulent et se déroulent parfois à la manière d'une caméra au ralenti capable de saisir aussi bien les gestes familiers, simples, ordinaires, que les lévitations de la fantaisie, la fluidité des rapides changements émotionnels que seuls les magiciens du langage savent accomplir."
Mais la critique va bouder les mille pages de Miss MacIntosh, My Darling, ce roman pour lequel Anaïs Nin avait imaginé un destin hors du commun, et qui demeurera dans une relative pénombre, alors qu'il s'agit tout simplement du plus beau livre au monde.
[à suivre…]

jeudi 27 mars 2014

Forever Young: le plus beau livre du monde (3)

Marianne Moore, Anaïs Nin, Gertrude Stein, Djuna Barnes, Carson McCullers… De toute évidence, Marguerite Young manque à ce panthéon féminin. De même, on aura du mal à trouver son nom dans les anthologies de littérature américaine. On connaît néanmoins certaines choses de sa vie: ses parents se sont séparés alors qu'elle était encore jeune, et elle a été élevée par sa grand-mère qui a veillé à enrichir son imagination et son amour des lettres. La mère était souvent absente, vaquant d'un mari à l'autre; le père, plus strict, descendait du mormon Brigham Young. Mais une attaque terrassa un jour la précieuse grand-mère et Marguerite dut veiller sur cette femme qui semblait hésiter entre la vie et la mort, dans un état souvent hallucinatoire (plus tard, quand elle publiera ses premières poèmes, l'un d'eux sera dédié à la mémoire de sa grand-mère). Etudes littéraires et philosophiques, poste d'enseignant, bourse de création: la jeune Young est brillante et se consacre entièrement à sa passion, l'écriture. Et un jour, l'éditeur de Thomas Wolfe signe avec elle un contrat pour ce roman qu'elle mettra près de dix-huit ans à écrire…

Miss McIntosh, My Darling commence par un voyage. La jeune Vera Cartwheel se rend en Indiana, dans un bus conduit par un chauffeur ivre; à bord du véhicule, un couple, dont les pensées, comme cahotées par la conduite erratique de Moses Hunnecker et dispersées par le paysage intermittent, fusent dans toutes les directions. Le voyage ne fait que commencer: "Il n'y avait plus désormais d'autre paysage que celui de l'âme, lequel est changement perpétuel, distance, inexactitude" — or c'est bien aux confins des paysages de l'âme que nous conduit Marguerite Young, au gré de phrases toutes en détorsions et enroulements, des phrases qui semblent elles-mêmes produire le nacre langagier:
"De longues nuits, à la recherche de celle qui était morte, moi, Vera Cartwheel, moi, la fille implorante d'une mère sous le joug de l'opium, une mère plus belle que les anges de lumière, moi, Vera Cartwheel, j'avais erré dans les rues de vastes et mystérieuses cités portuaires, celles qui, la nuit, se ressemblaient toutes, et où les visages fantomatiques surgissaient comme l'écume, disparaissant aussitôt, des visages aussi perdus que le mien, des voix qui criaient sous l'eau, des algues emmêlées dans les cheveux des noyés imprudents. J'avais dormi dans des abris pour âmes errantes, ces âmes qui ne manqueront à personne, à la recherche de celle qui était morte, et toujours dehors, et seule, l'unique personne qui ne rêvait pas et qui pourtant avait paru, au fil des années depuis sa disparition, le cœur central, le cœur de tous les cœurs, le visage de tous les visages, la défunte timonière, mon amour de Miss McIntosh, cette vieille gouvernante et domestique aux cheveux roux et dont le visage fixait le ciel océan."
    Ce flux ne s'interrompra plus pendant des centaines et des centaines de pages, plongeant le lecteur dans un état quasi hypnotique où l'émerveillement deviendra organique au texte, un voyage au-delà de la nuit, au-delà des apparences. On apprendra à connaître la mère de Vera, une mort-vivante rongée par des rêves d'opium et qui depuis son lit d'éternelle agonie converse avec les spectres, les objets et les êtres imaginaires, au sein d'une demeure plus vaste que la Xanadu de Kane, une maison monde où officie le seul être à avoir la tête sur les épaules, la gouvernante de Vera, la frustre Miss McIntosh, sorte de Félicité providentielle qui cache un secret violent comme la mort. Les trois femmes vivent dans un monde qui n'est que mutabilité, illusion, piège et miroir, où ce qui est mort et vivant et ce qui est vivant mort, leurs pensées et leurs gestes sont menacés à tout moment par une danse des origines et de la fin, comme si le livre lui-même subissait les invisibles séismes des innombrables molécules qui composent le chaos. Perdue dans cette vallée désolée qu'est son enfance, Vera va devoir traverser les apparences et leurs reflets, et tenter de déchiffrer, avec le lecteur, les incroyables signes qu'adresse le monde imaginaire aux hôtes du vivant.
    Peuplé d'animaux interlopes, d'insectes philosophiques, de minerais chantants, innervé par de sourdes légendes et de lancinants effroi, faisant exploser la psychologie de l'intérieur à force d'images en perpétuelle diffraction, ruinant tout espoir de récit au profit d'une narration intérieure mille fois plus complexe, à la fois sombre comme une berceuse venue des enfers et scintillant comme une chimère de cristal, féerie insensée et roman d'apprentissage, éloge du sensible, poème de la nuit transfigurée, Miss McIntosh, My Darling demeure à ce jour le secret le mieux gardé de la littérature américaine, quelque chose comme le plus beau livre du monde…
[à suivre…]

mercredi 26 mars 2014

Forever Young: le plus beau livre du monde (2)

Après la parution, en 1965, de Miss McIntosh, My Darling, son auteur, Marguerite Young, comprit que le livre ne lui apporterait aucune renommée de son vivant et elle vécut plus ou moins à l'écart de son temps, se consacrant uniquement à l'écriture et à l'enseignement. Jusqu'à la fin de sa vie, elle travailla à la biographie d'un socialiste américain, le syndicaliste Eugene Debs. Elle comptait écrire trois volumes à son sujet mais ne parvint qu'à en écrire un, car entretemps le projet avait pris de l'ampleur et était devenu un vaste essai sur la pensée utopiste au dix-neuvième siècle et la création du mouvement socialiste aux Etats-Unis. Le manuscrit, là encore, était énorme: 2400 pages. L'éditeur Knopf en a acquis les droits en 1992 et l'a publié en 1999 sous le titre  Harp Song for a Radical: The Life and Times of Eugene Victor Debs. Mais entretemps Marguerite Young était morte. Le 17 novembre 1995. A l'âge de 87 ans.

On sait que c'est grâce au soutien d'Anaïs Nin que le roman de Marguerite Young put bénéficier d'une seconde vie. Peu de temps avant sa mort en 1977, Nin, persuada l'éditeur Harcourt Brace Jovanovich de publier une édition poche de Miss MacIntosh, My Darling – dix mille exemplaires furent ainsi imprimés en 1979. Mais le mal était fait. Du fait de sa taille imposante (pourtant la moitié de La recherche du temps perdu…), le livre fut peu lu et n'eut droit qu'à très peu d'articles, malgré quelques louanges dithyrambiques. Certes, ils furent quelques-uns à clamer son incessante splendeur – Kurt Vonnegut qualifia Young de génie; Jerzy Kosinski parla d'un exploit monumental; Howell Pearre estima que ce roman était le plus important paru depuis Moby-Dick; William Goyen le rangea aux côtés des œuvres de Joyce, Broch, Faulkner – mais au final Miss McIntosh, My Darling reste relativement inconnu.
    Il y a fort à parier que s'il avait été écrit par un homme, il aurait bénéficié d'une plus grande considération. Mais une femme, qui plus est éprise de socialisme et d'utopie! Une femme indépendante, qui plus est! A cela s'ajoute bien sûr le fait que MMMD – ainsi qu'on a coutume d'abréger son titre – échappe à toute catégorisation. On ne peut le résumer. L'appréhender est une expérience vertigineuse, sa lecture une plongée en apnée dans des strates d'enchantement infinies. Il porte en lui sa propre négation et sa perpétuelle renaissance, tel un rêve dans un rêve, et semble flotter dans un univers parallèle, ce qui le rend plus proche de l'œuvre d'un Henry Darger que des écrits de James Joyce, à mon sens. C'est un brasier de givre et d'éclairs, un foisonnement de sensations – la pensée s'y fait chair, la chair y parle toutes les langues. Pourtant, à peine l'a-t-on commencé qu'on est littéralement envoûté. Une magie d'écriture à l'état pur. On le feuillette alors, inquiet à l'idée que son incandescence puisse faiblir – il n'en est rien: quelle que soit la page à laquelle on l'ouvre, c'est le même saisissement, la même puissance, le même déferlement d'image, le même tourbillon onirique, d'un lyrisme granitique et incessant. C'est aussi le livre des métamorphoses, des transformations, des apparences: une tragédie grecque, un drame shakespearien, et une fascinante pastorale.
      Mais que peut bien raconter le plus beau livre du monde?

[à suivre…]

mardi 25 mars 2014

Forever Young: le plus beau livre du monde (1)

La légende, dit-on, débute ainsi. Par un jour d'automne (ou d'été, ou peut-être de printemps) de l'année 1964 (ou 1963), sur un quai de la gare Saint-Lazare, une femme pleure intérieurement. C'est une Américaine d'une cinquantaine d'années, au regard de chien battu (ou de chouette secrète), et elle vient d'apprendre par un employé des chemins de fer français qu'on avait égaré ses bagages. Oh, ce n'est pas la perte de ses rares effets personnels qui la fait ainsi se fracturer de l'intérieur, non, car elle se fiche pas mal d'avoir perdu ses quelques châles et ses gros pulls mauves – en revanche, si on ne retrouve pas très vite son graal, elle ne répond de rien. Quel graal ? Il s'agit de sept valises plus précieuses que tout l'or de Cipango. Sept grosses valises bâillonnées de courroies et constellées de tampons divers dans lesquelles repose, sept fois divisé, son manuscrit. Le temps passe, les quais se vident et se remplissent. Soudain, la femme distingue comme une étrange cohorte, qui avance vers elle cahin-caha. Ce sont des employés de la société Cook. Chacun pousse une brouette et dans chaque brouette tremble une valise. Le manuscrit de Marguerite Young est sauf, et Marguerite Young n'est plus que soleil. La légende peut respirer.

    Tout a commencé en 1947. La jeune Marguerite Young s'est fait un nom dans les lettres américaines. Dix ans plus tôt, elle a publié un premier recueil de poèmes, Prismatic Ground, suivi à quelques années d'intervalles de deux autres livres. Young s'intéresse aux communautés utopistes américaines, fréquente Richard Wright, Anaïs Nin, Flannery O'Connor, entretient une correspondance avec Truman Capote et Carson McCullers, elle voyage beaucoup. Elle s'est lancée en 1947 dans l'écriture d'un roman, en se disant que ça allait lui prendre deux ans. Elle en montre très vite une quarantaine de pages (une quinzaine?) à son éditeur, qui l'encourage à continuer ce récit intitulé pour l'instant Worm in the Wheat.
     Marguerite Young va travailler tous les jours à l'écriture de ce roman, elle l'emmènera partout avec elle, le regardera croître, incapable d'y mettre un terme, car c'est un roman très particulier, organique, qui semble vivre sa vie, il accouche sans cesse de lui-même et la magie dans laquelle il prospère et vibre semble infinie.
    Quand elle y met le point final, nous sommes en 1964. Elle y a consacré dix-huit années de sa vie. Elle le fait parvenir aux éditions Scribner's où, bien sûr, c'est la stupeur: le manuscrit semble avoir traversé les temps, il évoque un monolithe et défie l'entendement. Il fait 3 449 pages. Il s'intitule Miss MacIntosh, My Darling, et déjà on dit de lui que c'est le plus beau livre du monde.

[à suivre…]

vendredi 15 novembre 2013

Les weight-watchers de la littérature

Dans un article paru récemment sur le site Salon, Laura Miller s'interroge sur les "longs livres", ces béhémoths qui seraient selon elle la hantise des critiques littéraires. N'ayant rien à dire d'intéressant, elle en arrive à ce double constat: quand un long livre est bon, c'est super; quand il est mauvais (ou difficile à lire), c'est fichu. Donna Tartt, oui; Thomas Pynchon, non. Je schématise à peine l'indigence de son propos. Bon, il faut dire que pour elle, Docteur Sleep, de Stephen King est un "gros" livre. On n'ose imaginer sa réaction si on l'enfermait dans une cave avec le plus beau livre du monde, Miss Macintosh, My Darling, de Marguerite Young (750 000 mots).
Il y a trois ans, c'était le jeune écrivain débutant Garth Risk Hallberg qui, sur le site The Millions, se penchait sur la même question. Son e-papier est un peu plus intéressant. D'abord parce qu'il rappelle les raisons contextuelles qui expliquent longtemps l'existence de "longs romans" (ou "big books"): la parution en feuilletons, dont le roman victorien est l'exemple par excellence. Ensuite parce qu'il soulève un paradoxe lié à notre époque: la profusion actuelle des "gros livres" se heurterait aux troubles déficitaires de l'attention croissant qui sont notre DFA (désormais fatal apanage). Mais Hallberg remarque néanmoins que plusieurs mammouths de papier on réussi à franchir le rubicon de la critique et les alpes du lectorat: Littell et ses Bienveillantes, Bolaño et son 2666, Chris Adrien et The Children's Hospital, Wallace et Infinite Jest, etc. Hallberg postule également que, rapport qualité/poids, le lecteur fait franchement une affaire. Imperial de Vollamnn serait plus "rentable" que tel petit opus de Mario Bellatin. Enfin, et surtout, lire de longs livres c'est, toujours pour le jeune Garth, "entrer en résistance". Il faut dire que Garth Risk Hallberg prêche pour sa paroisse: il vient en effet de terminer un livre de 900 pages  – City on Fire – dont les droits ont été achetés 2 millions de dollars par l'éditeur américain Knopf. Mais attendons de lire la chose avant de nous réfugier dans le moelleux cocon de nos troubles déficitaires de l'attention…
Bref, le débat sur la taille des livres est finalement assez vain. Mais il est révélateur. Pour la critique, la notion de "forme" n'est plus structurelle mais pondérale. On voit déjà venir le jour où on vous demandera: "Alors, le nouveau livre de X, il est en forme?" ou "Dis donc, il aurait pas un peu maigri, le recueil de nouvelles de Y?" ou "Je serais le livre de W, je ferais attention: il a pris un peu trop de pages ces derniers temps", ou "T'as lu le bouquin de S ? Il entre même plus en librairie depuis qu'il se bourre de flux de conscience", ou, "Elle devrait suivre un régime, la saga de F."
Heureusement, tout le monde sait que lire c'est faire de l'exercice…
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Illustration © Eric Delcroix, Redu - village du livre - monument livre