A la lecture de Réparer les vivants, le nouveau roman de Maylis de Kerangal, on comprend vite que le grande affaire de l'écrivain, c'est le cœur du livre, à savoir son sujet – autrement dit: non pas comment le traiter, ce sujet, mais à quelle vitesse le faire exploser. Car le sujet, quand il existe, quand il apparaît comme un noyau irréductible survivant à toutes les variations possibles, est à la fois le point d'ancrage du livre, son obsession et son cauchemar. Omniprésent à la façon d'une ritournelle, il est aussi l'ennemi juré du livre en train de se faire. En effet, on court toujours le risque de voir le sujet prendre le pouvoir, dicter ses lois, imposer son tempo. Ici, le sujet est fort, et le quatrième de couverture ne cherche pas à le taire: "Réparer les vivants est le roman d'une transplantation cardiaque." Mais un roman n'est pas une transplantation – à moins que…
A moins que l'écriture, éprouvant la nécessité de battre son sujet de vitesse, et consciente du pathos que ledit sujet ne manquera pas de mettre en branle, décide de faire de la transplantation davantage qu'une transplantation, autre chose qu'une métaphore (transmigration, devenir, partage…). A moins que l'écriture se fixe un objectif un peu plus déraisonnable: devenir elle-même le sujet de son livre, à savoir l'invention d'une trajectoire. Or c'est précisément ce que fait Réparer les vivants à chaque page: discerner des trajectoires, et ce à tous les niveaux (physiques, mentaux, affectifs, abstraits, etc.), en épouser les invariants, en tisser les échos. Comment va-t-on de son lit d'ado en haut de la vague, du haut de la vague dans le poteau, comment un cœur d'enfant traverse-t-il le cœur d'une mère, comment traverse-t-on la ville quand on sait son enfant aux urgences, comment traverse-t-on l'hôpital quand on ne sait encore rien du pronostic vital, comment l'idée de la mort va-t-elle d'une définition scientifique à la parole du médecin, comment un organe change-t-il de corps, etc.
A toutes ces questions, la syntaxe-kerangal apporte, non des réponses, mais des orchestrations. La virgule marque le tempo, parfois un tiret oblige la respiration à faire un écart, les propositions principales s'accumulent tels des gestes s'enchaînant, des notations intérieures viennent s'insérer entre deux mouvements, mais dans le même mouvement, dans le même souffle. Une phrase courte, taillée d'une pièce, interrompt parfois l'élan, mais pour mieux annoncer la reprise de la course. Le temps du verbe, également, participe de ce perpétuel embrayage/débrayage (diastole/systole).
Prenez par exemple le début du roman, quand Simon et ses potes se lèvent tôt pour aller surfer… le passage de l'imparfait au passé composé pour mettre en branle les corps ("Les corps sonnaient quand ils ont repoussé leur drap"), le retour au présent pour préparer l'inéluctable ("Ils sont dans le van"), puis le passage par un futur qu'on sent déjà fermé ("ils iront là un jour, peut-être même l'été prochain"), puis de nouveau le présent, le présent de l'épiphanie, de la grâce (autre grand, autre vrai sujet de Maylis de Kerangal), et soudain, en fin de chapitre, le passé simple, qui vient témoigner d'un mystérieux négatif ("Aucun autre surfeur ne vint les rejoindre sur le spot"), et prépare l'accident à venir au chapitre suivant, accident scandé dans sa reconstitution par l'anaphore, par une litanie de "peut-être que" – car l'accident, étant interruption du flux, de la trajectoire, ne peut être décrit: on ne décrit pas l'arrêt des choses, leur capitulation – et tout le roman est à l'image de ce début: s'attacher à la vague qui vient, éviter le poteau qui attend, puisque l'écriture cherche à repousser le moment t de la capitulation (le cœur qui cesse de battre, les ondes béta s'éteignant dans le cerveau, la démission des vivants, etc.), non pour célébrer on ne sait quelle frénésie (syntaxique, lyrique…) mais pour s'emparer à chaque instant du réel comme une main ramassant plusieurs dés à la fois afin de les relancer aussitôt.
Or ce n'est pas la moindre réussite de ce roman que d'avaler le réel (jusque dans sa technicité) à grandes halètements syncopés sans jamais le laisser suffoquer la phrase, sans jamais lui laisser le temps d'imposer son petit fantasme réaliste. Il est vrai qu'il est question ici de réincarnation, mais dans ce monde, ici, là, maintenant. Autrement dit: d'incarnation. Réparer les vivants, c'est avant tout les incarner, et c'est ce que la scansion de Maylis de Kerangal – vibratile, sismique, généreuse, chamanique – fait à chaque pulsation de sa ponctuation.
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Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, éd. Verticales, 18,90€