Qu’y a-t-il à l’intérieur ? Ou plutôt : qu’est-ce que l’intérieur ?
Mieux encore : de quoi est composé un intérieur ? Thomas Clerc a
décidé un jour de répondre à cette question en prenant le mot
« intérieur » au sens domestique, une façon objectale d’enquêter sur
le contenu afin, qui sait, d’ébaucher une cosmogonie intime du contenant.
L’auteur s’est donc attaché à décrire (et commenter) non seulement son
appartement mais sa forme, ses dimensions, sa disposition, les meubles
qu’il comporte, ce que ses meubles recèlent, les choix présidant à la présence
et l’emplacement de tel ou tel élément, etc. L’entreprise n’est cependant pas
purement descriptive (quelle description l’est jamais ?) car Clerc est
autant du côté de la glose que de la représentation. Son projet, qui à première
vue pourrait paraître perecquien, car obéissant à une contrainte liée à une
topographie – l’écriture d’un lieu – est bien entendu autre chose qu’une
entreprise oulipienne. Intérieur –
puisque tel est le titre du livre – reprend la geste intime de Xavier de
Maistre mais la hisse à un niveau problématique supérieur.
Précisons d’emblée que le texte de Thomas Clerc fait 380 pages et
n’omet rien des cinquante mètres carrés dont il est en quelque sorte la
projection écrite et commentée. La carte est non seulement ici le territoire
mais se double également d’une carte mentale, puisque tout ce qui constitue le
lieu, ou presque, est sujet à discours. Décrire, c’est déjà expliquer,
justifier, vanter, exhiber, admettre, etc. Le seul fait de nommer la chose
induit la biographie, partielle ou biaisée, de la chose. Un désir d’exhaustivité
se manifeste dans cette exploration systématique d’un lieu se voulant monde,
monde ordonné par l’auteur, monde devenant livre, livre-appartement donc.
Ce dispositif pourrait a priori
sembler lassant ou fastidieux. Quoi ? Près de quatre cent pages consacrées
à la description d’un appartement ? Même Balzac ne s’est pas attardé aussi
longtemps sur la masure du père Goriot ! Et si la description était la
vérité de la littérature, un peu comme la jalousie est la vérité de l’amour
selon Proust ? Sous la peau rugueuse de la nomenclature gît peut-être le
secret unissant les mots et les choses, leur coalition discrète d’où, parfois,
jaillit la possible intrigue.
En décidant de « raconter » son appartement, Thomas Clerc ne
se contente pas de se lancer dans une entreprise lisse : le regard ne saurait simplement passer sur les choses,
les « scanner » en toute sérénité. Car les choses s’embarrassent de
mots, comme les pièces d’objets, et leur existence, leur disposition et leur
usage relèvent d’un choix, à l’instar des idées et des concepts. Il ne s’agit
pas de reproduire le réel mais d’en établir et justifier l’existence dans et
par la langue. Est-ce l’écriture de Clerc qui déplie le monde, ou est-ce le
dépliement du monde qui induit l’écriture de Clerc ? Intérieur fond en un seul mouvement cet apparent paradoxe.
La structure moléculaire du livre, qui tend à l’infini via la
fragmentation, tel l’impossible trajet subdivisé de la flèche à Zénon, mais
s’interdit la facilité du « etc », permet à Clerc d’avancer dans
l’exposition et le déchiffrement du domos.
Mais ce panorama est bien entendu truqué, autant que ludique. On ne peut ni tout
dire ni tout montrer. Le réel résiste, non par inanité, mais parce que nous
nous y infusons. La somme des parties n’ouvre pas sur la totalité mais sur la
supercherie de l’infini :
« La Littérature n’est pas ‘droite’ : imparfaite, fragile, ratée même, elle ne s’accomplit que dans 1 forme de maladresse et de déception. » (p. 234)
Ou encore :
« Si 1 roman est 1 miroir qu’on promène le long d’1 chemin […], alors ce livre est 1 roman, mais tremblé. Pour être exact, il faut bouger. »
Bouge, lecteur : cette injonction est d’avantage qu’un conseil,
c’est ton droit, ton privilège – et sans doute ton devoir et ton plaisir.
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Thomas Clerc, Intérieur, éd.
Gallimard, coll. L’Arbalète dirigée par Thomas Simonnet, 2013
Olivier Rolin a lui aussi utilisé cette idée de description de l'intérieur dans Suite à l'hôtel Crystal.
RépondreSupprimerSalutations.
Joachim Séné m'a conseillé de lire ce livre. Si Claro s'y met...
RépondreSupprimerGeorges PEREC.
RépondreSupprimerPlaisir jubilatoire de prendre ce livre, puis de l'abandonner quelques temps, d'y revenir et trouver un écho en déambulant dans son propre lieu de vie.
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