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lundi 25 mai 2015

Adieu Robert, bonjour Herbert

On a découvert avec émotion le nouveau look du Petit Robert.

Il doit être content Le Clézio d'avoir un selfie d'Amélie et son chapeau.

 Quel sens des formes. Quelle prouesse des lignes.

Rassurez-moi. It's a joke?

Renseignement pris, hélas non.

(Du coup: Tu as entre 5 et 8 ans? Alors toi aussi deviens maquettiste pour Le Petit Robert !!!)

Bref, je désespère Billancourt. J'ai mal à la France.  Vite, un remède!!!, Ah, ouf, ça y est, le voilà, le remède, le philtre magique qui va me permettre d'oublier cette vision aberrante… C'est un poème de l'écrivain polonais Zbigniew Herbert, extrait de son recueil magnifique publié par les éditions le Bruit du Temps, et préfacé par Eric Chevillard, et traduit par Brigitte Gautier. Le titre en est "Etude de l'objet", et je vous recopie obligeamment la première partie (filez l'acheter et oublier Small Bob):


1

le plus bel objet est
celui qui n'existe pas

il ne sert pas à porter de l'eau
ni à conserver les cendres d'un héros

Antigone ne l'a pas bercé
aucun rat ne s'y est noyé

il n'a pas d'ouverture
il est tout ouvert

observé
de tous côtés
à peine
pressenti

les cheveux
de toutes ses lignes
se lient
en un ruisseau de lumière

ni
la cécité
ni
la mort
n'effacera l'objet
qui n'existe pas

jeudi 6 novembre 2014

Une leçon de traduction inattendue


On trouve dans le recueil Histoire de mon pigeonnier, d’Isaac Babel, une nouvelle intitulée « Guy de Maupassant ». Il y est question d’un avocat qui possède une maison d’édition et décide de proposer une nouvelle édition des œuvres de Maupassant. Et c’est son épouse, la voluptueuse Raïssa, qui est chargé de tout traduire. Hélas, Raïssa n’est visiblement pas à la hauteur de la tâche, et c’est au jeune narrateur qu’il échoit de sauver les meubles. Pourtant, « Maupassant est l’unique passion de ma vie », déclare Raïssa. Mais quand elle lit au jeune homme sa traduction, le narrateur est obligé de constater qu’
« il ne restait pas dans cette traduction la moindre trace de la phrase de Maupassant, libre, fluide, rythmée par de longues respirations de la passion. »
Il va donc emporter l’ouvrage chez lui et le reprendre, passer sa « nuit à tailler dans le vif ». Et là, en quelques lignes, Isaac Babel nous donne une grande leçon de traduction, toute simple. Il recourt à une image qu’on adopte tout de suite. Voici le passage :
« Ce n’est pas un travail aussi ingrat qu’il y paraît. Une phrase naît à la fois bonne et mauvaise. Le secret tient à la façon de la tourner, à peine perceptible. La manivelle doit se réchauffer un instant dans la main. Il faut la tourner une fois, et pas deux. »
Traducteurs et traductrices de tous les pays, vous voilà désormais armés d’un voluptueux précepte qui devrait vous aider à combattre l’apparente ingratitude de votre travail. N’est-il pas doux et miraculeux de savoir qu’il faut « réchauffer la manivelle » ? Il n’y a qu’Isaac Babel pour matérialiser, et quasi érotiser, à ce point des mécanismes mentaux. Et quand le narrateur rapporte sa traduction revisitée à Raïssa, elle n’en croit pas ses oreilles, et la dentelle « s’écartait et palpitait entre ses seins comprimés ». « Comment avez-vous fait cela ? » demande-t-elle. La réponse ne tarde pas :
« Je me suis mis alors à parler du style, de l’armée des mots, une armée dans laquelle entrent en jeu toutes sortes d’armes. Aucun fer ne peut pénétrer dans un cœur d’homme de façon aussi glaçante qu’un point placé au bon endroit. »
Je vous laisse découvrir la suite, et quel effet ces propos font sur Raïssa… Mais sachez que, convenablement chauffée, la manivelle peut faire des merveilles.
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Isaac Babel, Histoire de mon pigeonnier, traduit par Sophie Benech, Le Bruit du Temps, 7 euros

mardi 4 novembre 2014

Babel cantos (1)

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 Les éditions Le Bruit du temps, qui à chaque titre deviennent de plus en plus indispensables, créent leur propre format de poche, fidèle dans sa conception/confection au grand format.

Si vous avez hésité au moment de la parution des Œuvres complètes d’Isaac Babel en 2011, alors c’est peut-être le moment de pénétrer dans Babel-land par ce petit volume intitulé Histoire de mon pigeonnier.


  
Isaac Babel, au regard mobile et scrutatif, et dont Canetti disait, ainsi que nous le rappelle Claude Mouchard dans sa belle préface :
« Il donnait […] l’impression, tel qu’il était à ce moment, de devoir être là pour toujours, comme s’il se fût placé devant un abîme connu de lui seul et dont il interdisait l’accès aux autres. »
Isaac Babel, fusillé en 40 sur ordre de Staline.

Isaac Babel, admirateur de Maupassant et de Flaubert. 

Isaac Babel, qui sait dire « je » pour mieux se retrancher.

Isaac Babel, dont l’écriture fluide nous tend soudain des nœuds qui nous étranglent d’émotion.

Ce recueil, consacré à l’enfance, répond à un projet conçu par Babel lui-même, qui souhaita rassembler des textes divers que reliaient néanmoins des souvenirs et impressions anciennes. Traduit par Sophie Benech – c’est à elle qu'on doit la traduction des Œuvres complètes en 2011 au Bruit du temps –, Histoire de mon pigeonnier débute par une nouvelle éponyme dont la seule lecture fera de vous des babelophiles convaincus, acharnés et définitifs. D’emblée, le narrateur exprime un désir :
« Dans mon enfance, j’avais très envie de posséder un pigeonnier. Je n’ai jamais rien désiré aussi fort de toute ma vie. »
Comme souvent chez Babel, la première phrase est une flèche, qui donne la vibration, indique la célérité, même si bien sûr la cible se déplace au gré des pages — un des narrateurs de Babel dit d’ailleurs à un moment : « Une cible s’est allumée dans mon dos. » Dans Premier amour, voici la flèche : « A l’âge de dix ans, j’ai aimé une femme qui s’appelait Galina Apollonovna. » La nouvelle Un sous-sol débute ainsi : « J’étais un petit garçon menteur. » Une autre, intitulé Mes premiers honoraires, nous happe ainsi : « Vivre à Tiflis au printemps, avoir vingt ans et ne pas être aimé, c’est un malheur. »

Mais revenons à nos pigeons. Le narrateur rêve donc d’en avoir, et son père les lui promet sous réserve de décrocher des notes brillantes à l’école. Nous sommes en 1904, et le quota de Juifs dans le lycée de cette région d’Odessa est de 5%. Autant dire que l’enfant va devoir mettre les bouchées doubles. Scène extraordinaire: interrogé sur Pierre le Grand, l’enfant se met à quasiment hurler des vers de Pouchkine. Scène épouvantable: ayant enfin acquis ses pigeons, l’enfant tombe sur l’immonde Marenko, et voilà qu’éclate le pogrom. J’aimerais pouvoir citer l’intégralité de la page 54, mais allez en librairie, prenez ce livre, cherchez cette page 54 et lisez à voix basse :
« Ce monde était petit et affreux. J’avais un caillou devant les yeux, un caillou ébréché comme le visage d’une vieille femme avec une grande mâchoire […]. »
Dans sa préface, Claude Mouchard parle du « miracle Babel » et de la « fluidité sensuelle » sensible dans son écriture. Une fois de plus, grâce à Sophie Benech (et à Antoine Jaccottet, éditeur du Bruit du temps), le miracle Babel a lieu. Et tout le reste paraît dérisoire.

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Isaac Babel, Histoire de mon pigeonnier, traduction du russe, avant-propos et notices par Sophie Benech ; préface de Claude Mouchard, éd. Le Bruit du Temps, 164 pages, 7 €

jeudi 13 janvier 2011

Scènes de la condition inhumaine


Paru en octobre dernier aux éditions Le Bruit du Temps, le livre de Julius Margolin, Voyage au pays des Ze-Ka, vient de loin, d'un cauchemar absurde, d'une vie interrompue, c'est le récit d'un homme qui voulut revoir son pays natal et fut pris dans les rets de la machine à broyer stalinienne. C'est un bloc de temps arraché, nié, cinq ans hors de la vie, en large de l'humain, des centaines d'heures volées à Julius Margolin alors qu'il se trouvait en Pologne en 1939, lui qui, juif de culture russe, avait élu domicile en Palestine. Arrêté par les Soviétiques, accusé "d'infraction à la loi sur les passeports", parce qu'il est en possession d'un passeport polonais et "qu'un passeport délivré par un Etat inexistant n'est pas un passeport", Margolin passe six semaines dans une geôle soviétique avant de monter dans un train pour un voyage au bout de la nuit, au "48ème Carré", au nord du lac Onéga. La cauchemar ne fait que commencer.
L'incompréhension, la peur, la faim, l'apprentissage de la servitude, les coups, la déprivation, les maux de toutes sortes, les travaux interminables, le froid – et quelque part dans cette déréliction imposée contre tout sens historique, une étincelle, la volonté de survivre, ou plutôt de ne pas mourir, de ne pas offrir sa mort aux consciencieux bourreaux. Margolin tient bon, tantôt parce que l'espoir semble possible, tantôt parce que l'heure de céder n'est pas venue. Avec Les récits de la Kolyma, de Verlam Chalamov (Verdier), ce Voyage au pays des Ze-Ka est un monument incontournable de ce qu'on appelle la littérature des camps, mais qu'on devrait sans doute appeler "la littérature contre les camps".
Ce qui frappe dans ce livre, comme c'était déjà le cas dans celui de Chalamov, c'est, malgré le processus de déshumanisation auquel est soumis le prisonnier politique, l'incroyable force de sa mémoire, sa capacité à restituer les moindres détails, dans leur intensité, leur matérialité, leur rôle, qu'il s'agisse du poids d'une gamelle ou du luxe d'un bout de chiffon, de l'odeur d'un bat-flanc ou de la couleur d'un regard. Loin de se replier sur soi, Margolin, que tout conspire à briser (il n'est même pas russe!), s'accroche. Il va même jusqu'à écrire trois livres, qui lui seront bien sûr confisqués, jetés sur un tas de fumier. Comme Chalamov, il veut croire que le jugement nuancé, la description exacte, l'analyse soutenu et un soupçon d'humour peuvent aider la conscience à surmonter cet apprentissage de la mort lente qu'est le goulag.
Traduit par Nina Berberova et Mina Journot, ce livre était paru aux éditions Calmann-Lévy en 1949 sous le titre La Condition inhumaine, grâce en partie à l'appui de Souvarine, mais dans une version tronquée. L'édition publiée par Le Bruit du Temps est la première à offrir l'intégralité du texte connu; elle est présentée par Luba Jurgenson.
Réfléchissant sur la haine et sa dialectique, Julius Margolin écrit, page 603: "La Haine m'intéressait moins par son mécanisme individuel que par sa fonction sociale, son sens moral et historique. La Haine se manifestait à mes yeux comme une arme, comme l'un des moteurs de la civilisation contemporaine." Il distingue alors plusieurs catégories de "haine": la haine infantile, ("une bulle de savon") la haine des masses, la haine intellectuelle ("abstraite", qui vise le péché, non le pécheur) et la haine rationnelle ("la haine positive de ceux qui prennent les armes pour arrêter les forces du mal"). Ces haines ne sont pourtant rien comparées à la "Haine originelle et pure, puissante bien qu'aveugle, aveugle bien que puissante, et d'autant plus active que rien ne la légitime": celle de l'Etat, russe ou allemand.


samedi 25 avril 2009

Le problème de James

En même temps qu'elles rééditent l'immense L'Anneau et le Livre, de Robert Browning, les éditions Le Bruit du Temps ont eu la pertinente idée de publier, en un petit volume, trois textes de Henry James portant tous les trois, mais par trois angles d'attaque, selon trois modes de tir complémentaires, comme par trois meurtrières placées à des hauteur du temps et de l'esprit différentes, sur la cible Browning.
James était fasciné par ce dernier, qui occupait une place première dans son panthéon, une place formatrice, motrice, donc, et qui devint sur la fin le voisin géographique de James, refermant le cercle de l'influence jusque dans la proximité spatiale. Mais Brown n'était pas que le héros ou le voisin de James, c'était aussi son problème, et les trois textes réunis ici sont une fascinante enquête, non sur la stature de Browning, mais sur le complexe jamesien. Car qu'est-ce qui perturbe James chez Browning ? Oh c'est très simple, et il le dit lui-même, dans ce style à la fois manucuré et somnambulesque qui est le sien: "le sort et la particularité [de RB] étaient d'arborer aussi peu que possible en sa personne (du moins à mes yeux étonnés) les hautes significations, les riches implications et les précieuses associations du génie auquel il devait sa position et son renom".
Henry James, donc donc donc, a du mal à se faire une vision stéréoscopique et cohérente de Browning, c'est comme si les deux plaques (les deux plans) ne coïncidaient pas dans la lanterne magique de son entendement: le génie et le mondain. Et James de trouver la contradiction si ontologique qu'elle devient le moteur d'un court récit intitulé La Vie privée: on y rencontre un écrivain double, ou plutôt dédoublé, se pavanant et devisant en public tandis que son "autre" œuvre littéralement dans l'ombre à sa table de travail. C'est à la fois naïf dans son intention et cruel dans son traitement, et cela donne un petit parfum à la Villiers de l'Isle-Adam au récit – mais le message est clair: l'être qui se vautre dans la monstration ne saurait être réconcilié avec celui qui sonde les abysses. Et cette irréconciliation est telle que James lui invente un pendant, sous les espèces du mondain absolu, lequel n'existe que sous le regard public et devient invisible en privé, littéralement inexistant. On a la délicieuse impression d'assister à un rêve récurrent épinglé par Freud. Alors comme ça, Mr. James, vous pensez qu'on ne peut pas être et paraître? Quel est votre problème, exactement?
Plutôt que de se contenter d'une réponse "avec cigare" du style la-figure-du-père-castratrice ou je ne sais quoi, jetons un œil aux deux autres textes du volume, qui apportent un éclairage assez hallucinant tout de même sur les rapports entre James et Browning. Dans l'un, "Browning à l'abbaye de Westminster" (1890), écrit quelques jours après le transfert des cendres de Browning dans le "Poet's Corner", James tord le cou à l'hommage et se permet de qualifier RB de "poète sans lyre"! Et bien sûr, quelques lignes plus loin, James ne peut s'empêcher de reprendre son dada et de préciser que Brown était quelqu'un "répondant à toutes les sollicitations"… Ah ça, le visionnaire aurait dû être sourd, James n'en démord pas. Son problème, indépassable, en somme, c'est le fond et la forme, la viande et le marbre. Et il ne supporte pas que son idole vive avec aisance une dichotomie pareille.
Mais c'est dans le troisième texte, "Le Roman dans L'Anneau et le Livre", une conférence prononcée en 1912, que James, pour parler crument, lâche vraiment le morceau. Non content de dresser un catalogue raisonné des défauts / défaillances du roman en vers de RB, il enfonce carrément le doigt dans ce paradoxe qui le taraude: le rapport entre "masse et façade". Mieux, il articule très clairement ce qui fait la spécificité de RB, écrivain qui "ne cesse de produire et de produire en immenses quantités" mais "n'accomplissant pas vraiment le coup final qui annexe l'ensemble" – RB, véritable écrivain de l'ère pré-industrielle, en somme! Usine surchauffée, soucieuse du rendement mais indifférente à la finition… Il faut voir comment James se déchaîne et use de métaphores, ou plutôt use les métaphores pour cerner / saigner son sujet. Le fruit et la branche, le marin intrépide et l'écueil, la pierre équarrie, la muse relevant ses jupes… Et finalement il y va d'une image assez incroyable, il ose la bidoche:
"Disons autant que nous le voulons qu'un roman est un tableau de la vie; appelons-le, selon une mode récente, un morceau, ou même une tranche, et même une 'sacrée' tranche, de vie, une grossière excision de cette substance, aussi superficiellement coupée et sommairement servie que possible […]".

Browning en boucher bâcleur! On touche, ici, au problème de James dans toute son intensité. Ce qu'il semble reprocher à RB, en fait, c'est ce qui le fascine et le révulse le plus, c'est cette propension à saisir la barbaque à mains nues sans nier ni ses fibres ni ses nerfs ni ses grasses veines. James cherche dans l'œuvre le reflet de cette incohérence qui le stupéfait dans la vie de RB. Puisque RB est mondain, alors son œuvre doit, elle aussi, pécher par une sécularité persillée! Imaginons Gracq se casser les dents sur Proust et sourions…

Sur Robert Browning est un triptyque étonnant, débordant d'amour et de griffes, tantôt méticuleusement œdipien, tantôt sublimement schizoanalytique. Un portrait de l'écrivain en architecte défaillant, en fabrique vorace, en chevalier d'industrie, en grand baratteur du Tout. On y découvre un Browning tentaculaire, une sorte d'hydre à deux têtes contre laquelle se bat, amoureusement, le guerrier James, avec pour seul bouclier sa raison méfiante et pour seul glaive son excès d'admiration. C'est, non pas le récit d'une désillusion (je l'ai aimé et il m'a déçu…), mais l'aveu d'une méprise (j'ai cru qu'il incarnerait l'unité). Ce que James qualifie lui-même, "tout au pire d'un hommage subtil et inquiet".


Sur Robert Browning, traduction de l'anglais par Jean Pavans, éd. Le Bruit du Temps, 132 pages, 12€