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jeudi 6 février 2014

L'homme ne court pas les rues: La Nana de Basara

Plusieurs vies en une? Une vie déguisée en plusieurs? En lisant Solstice d'hiver, de l'écrivain serbe Svetislav Basara, on n'a pu s'empêcher de penser à la pièce de Jonas Hassen Khemiri, Nous qui sommes cent, qui se joue jusqu'au 14 février au Théâtre Ouvert. Dans Nous qui sommes cent, trois femmes incarnent trois moments de la vie d'une femme, insouciance, maturité et vieillesse, et bien sûr chacune se demande quand a eu lieu la bascule, s'il est possible de retrouver le nœud et de le faire autrement, ailleurs. La vie telle une harassante traque aux regrets.
Le parti de Basara, lui, est autre, bien qu'en parfait contrepoint, puisque son héroïne, Nana, change bel et bien de vie, ou plutôt brouille les pistes pour qu'on ne sache plus quelle(s) vie(s) elle a eue(s). Nana commence la vie en demi Lolita de l'Est et la finit en star littéraire américaine, au gré d'un parcours erratique et truqué. Qu'a-t-elle voulu laisser derrière elle sinon tout ce qui la définissait? Mais considérer Solstice d'hiver comme une réflexion/variation sur l'identité serait faire fausse route, et l'on comprend très vite, en lisant Basara, que ce qui intéresse l'auteur, c'est de faire pulluler les possibles narratifs jusqu'à brouiller toutes les pistes, sans se priver du merveilleux, de l'improbable, de l'absurde. Et le roman de devenir une machine à produire des fictions comme autant de versos d'un recto insaisissable. Nana empoisonnant son père avec des déchets radioactifs, Nana inventant de toutes pièces l'Avrélie, un pays de l'Est totalitaire, Nana découvrant le stupre avec un moinillon, Nana épousant un milliardaire spécialiste de Shakespeare, Nana poète, Nana posant pour Playboy
Le narrateur cherche à démêler les fils, mais sans grand espoir. Il sait Nana fuyante et fourbe comme un roman picaresque ayant pris des substances illégales. Il est omniscient mais jusque dans l'aveuglement et se nourrit de toutes les contradictions, n'ayant plus guère d'appétence pour la réalité. Basara s'amuse, des codes et des faux-semblants, avec un sens de l'illusion à la Nabokov et un goût pour la vitesse qui rappelle Rodrigo Fresan. Sa Nana est une noria insaisissable, une comète, et son passage incandescent dans le ciel des hommes ne fait que mettre en valeur la noirceur du ciel trop humain qu'elle traverse. Trop humain ou pas assez? Basara a son idée là-dessus. A propos du mari de Nana, Derek Lovejoy (!), humaniste convaincu, le narrateur dit ceci:
"Il soutient fermement la thèse de l'unité de la race humaine. Mais si par quelque hasard le cours de cette histoire avait pris une autre direction, si nous nous étions rencontrés et avions pu discuter, j'aurais avec grand plaisir tordu le cou à son humanisme et pointé le doigt sur de nombreux exemples de bestioles de toute sorte qui s'abritent derrière un masque d'apparence humaine parce que ainsi déguisées elles réussissent mieux dans la vie. Et il ne s'agit pas des seuls mammifères. J'ai rencontré nombre d'amibes, de larves, de mollusques, diverses vermines. L'homme, tel que le voient les humanistes, n'est qu'une illustration de manuel scolaire. Il ne court pas les rues."

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Svetislav Basara, Solstice d'hiver, traduit du serve par Gojko Lukić, éd. Notabilia, 15€

lundi 11 février 2013

Passe-moi le Boer !

Ne nous laissons pas berner par tout et n'importe quoi. Je recevais hier soir un mail me vantant un obscur auteur italien auquel on me conseillait de m'intéresser. Je tairai son nom, par compassion pour sa veuve, si elle daigne rester avec lui jusqu'à sa mort, ce qui est hautement improbable (il faudrait d'abord qu'il la rencontre et la persuade de l'épouser, et pour cela lui cache la nature de ses écrits…). Cet auteur m'est présenté, qui plus est par lui-même puisque – ô aberration – c'est lui qui signe le mail me vantant ses qualités littéraires, comme suit:
"XXXX a été défini par certains critiques importants comme un écrivain à la plume facile, c’est à dire comme un narrateur tout court qui donne de son mieux en prise directe selon celui qui sait raconter les faits et le sens de la vie."
Je ne suis pas tombé dans le panneau aux alouettes roses. Il faut dire qu'on m'a déjà fait le coup il y a quelques décennies avec Umberto Eco et Jean Rouaud.
En revanche, ô stupeur, ô faction, il va enfin se passer quelque chose dans le monde pourri des lettres. Précédé par sa réputation à la fois sulfureuse et énigmatique, vendu dans trente-deux pays (bien que la France en soit encore à se déchirer pour les droits à l'heure où on vous cause), un livre hors du commun risque de faire parler de lui pendant un sacré bout de temps: il s'agit d'un premier roman, au titre en apparence inoffensif – Sonia – écrit directement en anglais par un jeune Néerlandais de vingt-huit ans, Piet Boer. Il devrait sortir, après quelques démêlées juridiques, d'ici une quinzaine de jours. Il est rare qu'un ouvrage se réclamant à la fois des grands post-modernes américains, de Cortazar, de Bolaño et – encore moins courant – de Peter Nadas réussisse à captiver à ce point les éditeurs. Mais il faut dire qu'en plus d'être un objet littéraire non identifié, Sonia unit deux autres composants dont on n'avait pas l'habitude dans ce type d'ouvrage-limite: une pornographie insensée et des thèses philosophiques pour le moins surprenantes (même si l'influence d'Agambem s'y décèle intensément).
Situé en grande partie dans un harem imaginaire qui doit beaucoup à Sade mais aussi à Pérec (quelques allusions à un puzzle représentant une partouze transcendante nous mettent sur la voie…), Sonia débute par un clin d'œil à peine déguisé au Voyage au bout de la nuit, de Céline: 
"C'est par une annonce dans un quotidien que tout a commencé…"
 Mais la nuit où va nous entraîner l'auteur est d'une luminosité incandescente, peuplée de corps sans organes, habitée par les fantômes de l'ontologie la plus vacharde. Très vite, la "Sonia" du roman éponyme se retrouve embarquée dans une descente  non pas aux enfers mais dans les tripes mêmes d'une textualité débridée en compagnie de "mâles au fluide brûlant" :
 "décollés recroquevillés chacun à une extrémité du divan les mains protégeant leurs sexes ils poussèrent des exclamations je n'entendais rien"
– et c'est cinquante ans d'histoire littéraire qu'on va alors traverser, à un rythme effréné, comme si Gonçalo Tavarès, Rodrigo Fresan et Thomas Pynchon avaient pris du peyotl ensemble et décidé de faire tabula rasa.
Sous la plume de Piet Boer, le corps humain devient une cathédrale infrangible, secouée par des ondes iniques, interpellée par des affects encore inédits :
 "mouvements internes technique depuis des millénaires la fille ferma les yeux comme l'aurait fait une bouche tous ses muscles roses". 
Sonia, qui au début se prête au jeu, ne se doute pas que le "harem" où elle se rend est en fait la littérature elle-même, questionnée dans l'illusion de son progrès et la sauvagerie de ses expériences: "J'avais fini par considérer ces séances comme un divertissement point trop mal venu dans une existence qui s'était révélée passablement monotone." Mais elle va vite découvrir le double-fond des "merveilles de l'accord charnel" au contact d'Amhed, une sorte de Walter Benjamin à rebours, qui l'enjoint à "jurer que nul encore n'était passé par là", ce à quoi Sonia, après des péripéties où l'auteur se plaît à singer Joyce et Claude Simon (il est question, lors d'un passage quasi insoutenable, de "sabots déchirants"), ne peut que répliquer:
"Et ô faculté d'oublier ou de mentir de vos faibles compagnes je le jurai [I swore it]."
Comme dans tout roman héritier du post-modernisme, on trouve des bizarreries typographiques, telles ces deux pages blanches juste avant la fin, qui semblent béer d'une blancheur d'où Ahab peine à surgir. Les titres des chapitres se jouent également des codes et du lecteur – "Quatrième leçon et… entrée de service", ou encore "Une école unique au monde" – et l'auteur va jusqu'à se moquer lui-même de sa propre démarche: 
"Ce cours que vous suivrez ici sera théorique, mais aussi pratique, pour qu'aucun détail ne soit négligé. Vos maîtres sont exigeants, votre réussite auprès d'eux dépendra de votre science [knowledge] autant que de votre sensibilité."
Espérons qu'on pourra lire bientôt en français cet étrange roman tout entier tissé de fabulations et d'hérésies carnavalesques, qui risque de débarquer dans nos librairies tel le mystérieux colis dont nous parle Piet Boer au chapitre 4:
Le colis s'envola en direction de la baie de mon salon où il fut déposé / des hommes en sortirent le plus monumental piano jamais construit par Steinway and Sons…
Posant de réels défis au traducteur, exigeant du lecteur une lecture sans cesse bifide, brisant ça et là quelques tabous philosophiques, osant une sexualité à la fois contrapuntique et frivole (certains passages sont construits à la manière des sonates de Bach…), Sonia n'est pas d'un abord facile quoique truffé de fulgurances – "je vis les deux petites tiges de chair brune qui pendaient entre leurs cuisses se raffermir puis devenir horizontales telles deux mécaniques commandées par le même courant" –, mais son ambition et son audace laissent pantois. 
Patientons donc un peu. Il ne reste apparemment que trois éditeurs français en lice, et les enchères devraient se clore assez vite. Quel que soit le gagnant, il aura le privilège de nous offrir un de ces livres qui bouleversent l'équilibre chimiquement instable de la narration et relancent la donne du langage.

lundi 26 novembre 2012

Saint Mallo et l'arbre aux souliers

De quoi sont composés les rêves? On pourrait avancer la réponse suivante:  de sucres (~55,2 %), d'huile végétale (huile de palme ~17,3 %), de noisettes (13 %), de cacao maigre en poudre (7,4 %), de lait écrémé en poudre (6,6%), de lactosérum (petit lait ~0,8 %), d'émulsifiant : lécithine de soja (~0,3 à 0,7 %), et d'arôme. Il semblerait donc que l'onirisme soit à base de Nutella, une aberration moins littérale qu'il n'y paraît, comme on pourra s'en rendre compte à la lecture de Nocilla Dream ("rêve Nutella"), roman signé Agustín Fernández Mallo, et première louchée d'une trilogie espagnole dont on espère lire bientôt les deux autres volets.
Mallo appartient à ce qu'on appelle la génération Nutella. Dis comme ça, ça fait un peu potache. Rattachons plutôt Mallo à ses pairs – Rodrigo Fresán, Juan Fransisco Ferré, Santiago Gamboa, Eloy Fernandez Porta, Robert Juan-Cantavella, Jorge Carrión et Javier Calvo, pour n'en citer que quelques-uns. On parle aussi de mouvement after-pop. Hop. Certains sont traduits, d'autres non. Mais le point qu'on puisse dire c'est que le roman expérimental espagnol se porte bien. Je dis expérimental, parce que sont là des livres chimiquement instables, qui s'intéressent davantage aux explosions qu'aux solutions, même s'ils sont tous particuliers. Mais bon, si vous avez un tant soit peu lu Fresán – par exemple, Mantra –, vous m'aurez compris. Et sinon, eh bien lisez Mantra ou Nocilla Dream, et vous comprendrez vite. Vite, parce que sont des livres qui travaillent les vitesses, les intensités, les raccourcis et les rallongis [sic]. Décomplexés face au narratif, amis de l'informatif détourné, avec, pour Mallo, ce petit côté Short Cuts ou Magnolia qui est une des ripostes possibles de la littérature face au chaos normalisé. Mais qui dit Nutella ne dit pas gloubi boulga. On s'en convaincra aisément et joyeusement en lisant Nocilla Dream, qui vient de paraître aux éditions Allia, traduit par Gabrielle Lécrivain – la première édition en espagnol date de 2006.
Le livre est composé de 113 chapitres, mais il n'est pas sûr que ce soient des chapitres. Peut-être sont-ils à l'image de ces chaussures suspendues à cet arbre en bordure de la route US50, dans le Nevada, arbre qui est comme l'anti-Yggdrasil du roman, et autour duquel tournent nombre de récits, des récits qui parfois se croisent, parfois s'évitent. Mais le roman ne procède pas uniquement par concaténation de micro-récits. Tantôt l'auteur s'adresse au lecteur, tantôt il dispense de pures informations, allant jusqu'à se contenter de citer un auteur, une source. On touche alors à une esthétique du collage. Thomas Bernhard s'arroge ainsi un chapitre entier. Il y a aussi des données chiffrées ("constantes physiques d'intérêt, p.88), un poème au contenu invisible, une géographie des utopies, un détecteur de neutrinos, une prostituée au grand cœur, Pat Garrett et Billy le Kid, un Mexicain asphyxié par des haricots, etc.
En fait, plutôt que de parler de Nutella, il faudrait parler de Meccano. Et l'on serait tenté, à première lecture, de trouver l'entreprise littéraire de Molla "mécanique", ce qui nous conduirait à dire d'elle qu'elle ressort du procédé. Mais le procédé n'est-il pas plutôt du côté de tous ces romans pavillonnaires (ou faussement nomades) qui nous parlent d'un écrivain en panne d'inspiration qui rencontre une jolie jeune fille ou d'un trentenaire ayant du mal à faire le point sur sa vie et sur l'Europe? Molla dispose ses segments avec une rare intelligence, ce qui leur confère un champ vibratoire certain. Des échos, des reflets, des correspondances naissent au fil de la lecture. Le livre se construit par le milieu, au lieu de pousser comme un gentil poireau narratif. Il raconte, en quelque sorte, sa complexe prolifération, et finit au bout du compte par rendre compte du réel sans cesse diffracté en induisant des liens tour à tour symboliques, érotiques, scientifiques, etc. Il s'interroge, non sans malice, sur les principes d'autonomie (des sociétés, comme par exemple avec les micronations, mais aussi des modules narratifs eux-mêmes). Comment fonctionne un livre? Produit-il son propre carburant? Son impulsion vient-elle de l'extérieur?
Nocilla Dream est moins un roman expérimental qu'un roman appelant une lecture expérimentale, c'est-à-dire instable, sans cesse mobile, et gaie, et légère, mais aussi tendue, tenace. Il s'empare du réel comme d'une fiction et lui ajoute des plis. Est-il chaotique? Juste malin? Teinté de désespoir? Trublionesque? Potache? Vibratile ? Musical? Un peu de tout ça, sûrement. Au lecteur d'établir un pont entre, par exemple, ces quelques segments:
"Tout le monde sait qu'écrire, c'est être mort. Seule la mort passe la vie au crible et permet, à cette distance, de la réécrire. C'est pourquoi l'auteur ne fait que raconter le monde des vivants depuis le monde des morts."
et
"Il prend la guitare, cloue à nouveau son regard au fil de l'horizon et, pour s'amuser, commence à jouer les accords de K 2000."
et
"Il prétend recueillir tous les sons qui, dans cet appartement totalement isolé de l'extérieur, ne parviennent jamais à se faire entendre: le vol d'un oiseau au ras de la fenêtre, le passage d'un hélicoptère, le sifflement d'un laveur de carreaux ou du vent, de même que les bruits imperceptibles des canalisations, les vibrations de la structure, l'oscillation des antennes, les chasses d'eau des 100 appartements alentour, le zonzonnement parasite qu'émettent les câbles électriques, la giration des roues des voitures dans le parking souterrain, le ring des caisses enregistreuses des boutiques des étages du bas, etc."
L'avantage de la superposition – qui en physique est un principe se définissant ainsi: "si un nombre donné d'influences indépendantes agissent sur un système, l'influence qui en résulte est la somme des influences individuelles agissant séparément" (p. 143) – l'avantage de la superposition, donc, c'est qu'elle procède par plans, donc par pensées de formes, et non simplement par lignes, points et raccords. Dans Nocilla Dream, on ne vas donc pas d'un point à un autre, ce qui somme toute est une bonne nouvelle. On ne risque pas de rencontrer d'écrivains en mal d'inspiration, inventés par des écrivains dénués d'inspiration.
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Agustín Fernández Mallo, Nocilla Dream, traduit de l'espagnol par Gabrielle Lécrivain, éditions Allia, 9€20