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vendredi 6 octobre 2023

Venaille pour mémoire: parmi les écorchés, et à jamais

Germaine Richier, Christ en croix

Même si vous avez tous les textes publiés par Franck Venaille (or ce n'est pas évident, car plusieurs sont épuisés), même si vous avez sur vos étagères Capitaine de l'angoisse animale, cette auto-anthologie géniale parue en 1998 (Obsidiane/le Temps qu'il fait), même si vous ne connaissez de F. Venaille que ses derniers textes parus au Mercure de France, même si vous ne connaissez pas du tout Franck Venaille, sachez que désormais vous n'aurez plus aucun prétexte pour passer entre les gouttes de sueur et de sang qui vous masquaient ce poète majeur.

Avec Avant l'Escaut, monumentale anthologie de ses poésies & proses écrites entre 1966 et 1989, que publie aujourd'hui un indispensable éditeur de textes uniques – L'Atelier Contemporain – somme monstre et vivante, c'est la violente naissance et la têtue avancée singulière de l'homme Venaille qui est désormais disponible et dévorable. On ressent à sa lecture un peu ce qu'on a ressenti quand, au … Et nous n'apprîmes rien (1962-1979) (Flammarion) de Mathieu Bénézet succéda, quelques années plus tard, l'immense Mathieu Bénézet, Œuvre (1968-2010) édité par Yves di Manno : la sensation de posséder, en main, en corps, l'essentiel d'un travail appelant la quasi exhaustivité. Un corpus, sinon christi, du moins précieux. Une somme vitale.

Cette anthologie a le mérite de nous donner des textes difficiles à trouver, ceux par lesquels l'engagé et jeune Venaille entre en poésie, alternant déjà prose et vers, comme déjà en témoignent, à la fois rugueux et souples, Papiers d'identité et L'Apprenti foudroyé. Formant bloc malgré la pluralité des lézardes qui clament, chez l'auteur, un besoin de se déclasser sans cesse de la production contemporaine tout en s'y frayant un chemin susceptible d'innerver cette dernière, cette anthologie remet Venaille à sa place aussi prédominante que marginale. A la fois lyrique par l'exploration de la douleur intime et formaliste par l'invention d'une syntaxe-syncope, traitant la ponctuation comme un souffle nécessitant des coups bas, Venaille, qui fit de la nostalgie une arme à deux tranchants et de la géographie une matrice-genitrix à arpenter sans cesse, est un poète profondément défroissé, tiraillé par des récits impossibles, des espaces clos, des horizons brouillés, des corps traversés.

"et non pas l'apparence immédiate des choses des êtres des situations non pas leur langage évident celui qui transparaît à chaud qui parfois même devant son évidence nous choque voire nous bouleverse mais bien la face cachée de chacun d'entre nous l'interprétation des silences de ses provocations non pas l'histoire contée par tel ou telle mais bien la recherche opiniâtre douloureuse l'approche fût-elle même ambiguë de la complexité de l'autre autrui pour nous-mêmes Autrui en nous-mêmes et nous mêmes tels que nous voudrions avec parfois tant de maladresse nous voir dans le regard de celui ou de celle de qui fût-ce une nuit une heure nous attendons la double révélation de la chair de la pensée telle qu'enfant elle nous était promise devant le miroir déformant" (p. 255)

Capable de vers aussi brefs que des sanglots-hoquets que de vers-phrases en folle chevauchée narrative, il n'a eu de cesse d'étourdir l'intime pour mieux rendre le vertige d'exister. Se qualifiant lui-même d'"ancien enfant", attaché autant à son onzième arrondissement – comme au cercle d'un glorieux cercle infernal – qu'aux paysages fluviaux d'un bas et brumeux pays, abîmé par la guerre d'Algérie, pénétré de peinture et de musique afin qu'en lui les formes les plus bleues (Monory) renaissent carnées, il est, dans sa déchirante sincérité et son exigence graphique, ce qui aurait de tout temps manqué à la poésie: l'aveu d'une tristesse trop humaine que seules des forces poétiques ont réussi à élever au rang d'élégie épique, géographique, politique, érotique.

Surprenant à chaque ligne crachée, tendue, filée, plus souvent nu que vêtu, jamais plus universel que lorsqu'il s'offre en écorchures, admirablement pop quand nécessaire, gourmand d'extases, épris de technique, concret jusqu'au cul et cru des sensations, Franck Venaille ne cesse de nous apparaître comme un poète futur qui déjà nous manque. Cet Avant l'escaut nous le rappelle et nous le ressuscite dans toute sa sidérante vérité.

P.-S: Toute ma gratitude à l'éditeur, François-Marie Deyrolle, qui a eu ce geste fort de m'envoyer ce volume, que j'ai trouvé dans ma vieille boîte aux lettres de campagne envahie de ronces "pénitentes".

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Franck Venaille, Avant l'Escaut – Poésies & Proses, 1966-1989, édition de Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet, éditions L'Atelier contemporain, 30 €


lundi 13 mars 2023

Lavis sans cesse recommencé : à propos d'un recueil d'Yves di Manno

Transigent (2022), © G. Campbell Lyman

Bien sûr, le mot "Lavis" – qui donne son titre au dernier recueil d'Yves di Manno – entraîne le lecteur dans un monde pictural, en suggérant l'idée d'une couleur unique qu'en diluant on aide à nuancer – ainsi des mots auxquels il convient d'offrir des ombres et dégradés, ce qui somme toute est figuré dans le titre de ce livre, qui aussitôt s'entend: "la vie".

Bien sûr, les textes ici assemblés – on préférera dire "réunis", comme s'ils étaient voués à un conciliabule secret – s'étendent sur une période allant peu ou prou de 1997 à 2014, mais leur mise en résonance est, à sa façon, une autre forme d'écriture. Ensemble, ils gravitent, orbitent, se croisent, se frôlent – et s'il faut parler d'un fil rouge, disons que plus que le thème de la couleur ou du cadre, ce qui les lient, leur affinité première, est d'ordre "sympathique" (comme on le dit d'une encre).


En effet, ces textes ont tous ou presque, inscrits en eux, l'écho d'un travail autre: celui d'un poète (Jack Spicer, Nicolas Pesquès), d'un artiste (Jacques Scanreigh, Philippe Hélénon), d'un romancier (Russel Greenan), d'une photographe (Anne Calas) – à chaque fois était/est en jeu un rapport à l'image, et aux incisions qu'elle sécrète. Or ce qui intéresse et convoque di Manno, c'est ce qu'il appelle le "ciel d'établi", un ciel posé sur un chevalet, en opposition au "ciel abstrait" qu'on devine derrière les hublots du monde ("les lucanes ovales du réel"). Qu'est-ce qu'un établi, sinon la table poétique, dont il serait naïf de nier la fragilité – travailler à l'établi, c'est se confronter au bancal, c'est accepter de briser des chevalets ou de lacérer des toiles, comme celles réduites en lambeau par le cutter du père dans le texte "Variations sur un thème de Russell Greenan" (rappelons que Greenan fut antiquaire, ce dont se souviennent sans doute, dans le texte "L'établi", ces vers:

"un tel par contagion, Y. par omission / (ou pêchant à la ligne) et rêvassant / à ces lueurs maudites (rayon / des antiquaires, magasins sans chalands / ces phrases interdites ou mal posées / (de biais) le chapeau de traviole"

). Le magasin d'antiquités, c'est aussi (je m'avance peut-être…) le corpus de ces œuvres que traverse le poète, par la lecture ou la traduction – des antiquités qui n'ont évidemment rien d'antiques dès lors qu'on les réactive par un dialogue. En outre, ic, lettre "Y", en plus de renvoyer au prénom de l'auteur, est à la fois chevalet susceptible de verser, ligne jetée dans l'eau de la mémoire et mise en faisceau de rayons.

La technique du lavis, di Manno l'applique scrupuleusement, passant du mot "lueur" au mot "leurre", du mot "suie" au mot "soie", mais aussi "plaie/plan/plainte", "liane/diane", ou encore l'adjectif possessif "sienne" devenant la couleur "sienne". (On l'a dit: lavis: la vie.) Il suffit de changer légèrement de perspective (auditive, visuelle) pour glisser d'un tableau à l'autre, d'un table-établi à l'autre. D'une sensation à l'autre.

Bien sûr, ce travail qu'on pourrait dire de dilution s'accompagne d'un sentiment de perte (proximité de la strophe avec la catastrophe), et le dernier texte du recueil – "qu'avons-nous fait…" – semble renvoyer tous les "traits jetés" précédents, ces rêves d'estampes, à leur origine, au néant qui précède (et peut-être succède au) geste créateur. A la question posée – qu'avons-nous fait? – le poète semble accepter l'échec de l'indicible : on ne ferait qu'ôter "du silence au silence", de "la nuit à la nuit" – et encore: "pas même", car "l'ombre en nous demeurait" – on ne ferait que diluer le geste même de créer dans un "rien", une béance faite d'"inhumain" et d'"inutile". Déjà, premier texte du recueil rappelait:

"longtemps j'ai cherché dans / le poème l'ombre / d'une mémoire plus vaste / que la mienne"

Mais sans cette ombre qu'aucune eau ne saurait diluer assez, le poème – les poèmes de di Manno – n'auraient pas cet air à la fois tremblé et précis, comme si les nuances, parce que vivantes, se devaient d'être appréhendées dans leur illusoire pérennité. Et l'on aimerait déposer au pied de ce "Lavis" – comme un baume? un signe? – ces vers de Paul Valéry, extrait du Cimetière marin:

"Je m'abandonne à ce brillant espace / Sur les maisons des morts mon ombre passe / Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir"

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Yves di Manno, Lavis, éd. Flammarion, coll. Poésie (17€)

jeudi 3 décembre 2020

Les choses pour ce qu'elles sont - le miracle Actis

Au fil des ans, il arrive parfois qu'un texte météorite vienne rayer le bel ordonnancement des lettres, et nous aide à mieux voir dans la nuit ce qui la dissipe sans la chasser tout à fait. Janvier 2020, c'était Enfant de perdition, de Pierre Chopinaud, un des plus beaux livres qu'on ait eu sous les yeux depuis des décennies. Et voilà qu'en cette fin d'année, discrètement, comme tout miracle qui se respecte, paraît un texte arraché à d'inévitables limbes, un long poème possiblement épique, probablement lyrique, mais très certainement indispensable dans l'incroyable poétique d'aujourd'hui: Les paysages avalent presque tout, de Maxime Actis.

On suivait de près le poète Actis – comme on suit à la trace Laura Vasquez, Guy Viarre ou Cédric Demangeot –, on avait lu son cinglant Ce sont des apostilles, on l'avait repéré dans la revue RIP, on attendait, comme jamais on n'attend, puisque tout vient à point. Et voilà que, grâce à la main d'or de Yves di Manno, aux éditions Flammarion, dans ce sanctuaire vivace qu'est la collection Poésie, nous arrive ce texte, qu'on dirait odyssée du jour le jour, simple épopée banale en proche Europe, récit de peux et de riens, en apparence, aux vers arrachés à une prose intime, portés par une cadence qui de page en page fait de nous l'otage fasciné d'une errance nouvelle, à la foi statique  – le "corps voûté" de l'antique génitrice – et mobile – "Bulgarie écrit au gros feutre violet". Qu'est ce paysage qu'Actis déplie et déploie par touches à la fois fragiles – il part là-bas – et denses – tant à dire. Est-ce épique? Il faudrait pour répondre à cette question invoquer Proust qui dans ce livre est comme un magique chausse-pied pour semelle de vent:

"chercher un sujet pour des ambitions littéraires / c'est une idée un peu parvenue de la création artistique / là, un sujet, pour le jeune Marcel, qui fend le paysage dans la caisse familiale / le reflet du soleil sur une pierre ou l'odeur / d'un chemin qui s'enfonce dans un bois"

On hésite. On vacille. Quel lien entre l'immobile Proust et le fugitif Actis? Mais c'est ailleurs, dans le paysage, bien sûr: pour l'un c'est entendre les perspectives du proche et du lointain et les réunir dans une épiphanie fondatrice, pour l'autre, c'est "partir dans les tours", comme Marcel, mais autrement, au prix d'on ne sait quels délitements:

"boucan, 3h et demi déjà, rails dans le noir, cette fatigue avec la sueur, encore des flèches fluorescentes contre le ventre du tunnel / fumée pique les yeux / le train coupe à travers / ce sont des rivières / arrêt: croise le regard d'un vieux dents décharnées, ses bêtes aussi un, deux, encore / machine râle, ombre des wagons derrière contre la pierre"

La dissémination des textes finit, plus vite que la langue ne sait lécher, par former un vif lappement. Allant de l'intime déchiré à l'égarement prédit, Maxime Actis semble avoir bu et absorbé la lie de mille poésies, digéré ses sources, et laissé l'esprit vivace de son corps écrivant prendre le relais. Il raconte, détaille, décris, musarde, précise, situe, et quoi qu'il fasse son verbe sillonne, s'adapte, il prend les souvenirs, les impressions, les choses vues et entendues, vécues, sait décrire comme on s'invente une mythologie de pierres et de désirs —

"verserai gouttes de sang dans pierre taillée (douzième siècle avant J.C) / lascif près de la tombe supposée d'Oprhée, voire dans les branches des arbres remuées par le vent, un murmure, branches collées les une aux autres, des danses"

Itinéraire d'un corps né du deuil, Les paysages avalent presque tout  est une œuvre si scindée et ouverte et déchirée qu'à la relire on sent qu'elle éclate autant qu'elle resserre. Bien qu'épars, fracturé, organisé selon des temps disjoints (le proche-agonie de l'ancêtre aimée/ le lointain dansant des boues autres), elle finit par tenir dans son poing toute une éparse cartographie. Comme si la douleur apprivoisée d'autrefois permettait le ferment d'ivresses lointaines.

"il a dit  / j'espère que tout cela que tu auras vu te semble important, que tu le garderas proche de toi / son, français ressemble à celui des livres / il me tend cinq flacons en plastique remplis d'eau bénite / c'est sacré car après tout il l'avait dit / il a dit / viens nettoyer l'église / ça sent le marbre vieux"

Qu'aurait écrit Rimbaud amputé? On s'en fout. Lisez Maxime Actis.

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Maxime Actis, Les paysages avalent presque tout, coll Poésie, Flammarion, 2020 (19€50)

[… Merci à Charlotte Ajame qui m'a envoyé ce livre essentiel]

mercredi 8 juillet 2020

Dépecer le lecteur (et l'exténuer de saveurs inacceptables) — sur Cédric Demangeot (1)

"Ce n'est pas à son vers plus ou moins long qu'on flaire le poète ou qu'on le reconnaît. C'est à la façon – forcément seule – dont la page qu'il a salie sue du vrai ou pas. C'est une odeur qui ne trompe pas."
Cette phrase de l'écrivain Cédric Demangeot, on est plus que tenté de l'appliquer à son travail de sape et d'éclat. Mais encore faudrait-il définir ce dangereux "suer du vrai". S'agit-il d'une sensation ressentie à la lecture, du fruit d'un labeur assigné à la page? Dans le cas de Demangeot, la réponse va de soi, ou plutôt elle part du soi, dilacérant ce qu'il en reste pour mieux déraciner au passage les frêles fables du langage. A le lire, on pense très vite à Artaud, non que Demangeot soit dans l'imitation ou la vénération de ce dernier, mais il y a quelque chose, dans sa préhension intransigeante des mots-douleur, dans son décapage des rythmes, ses amputations de vers et son choix toujours cinglant d'un terme-totem, qui font qu'on s'aventure avec lui dans un paysage-panique à la hauteur (tonale) de Suppôts et Suppliciations, et qu'on apprend à choir différemment dans ce terrible "trou d'être" – dont parle dans Parafe le poète Auxeméry.

Pour entrer dans la poésie de Demangeot, il faut lire Une inquiétude, recueil de textes écrits entre 1999 et 2012, soit treize années consacrées à l'élaboration d'un "baroque intérieur", expression qui dit assez à quelles torsions Demangeot se voue. La première partie d'Une inquiétude, sommairement intitulée "marges", pourrait passer, à première et rapide vue, pour une suite d'aphorismes, de réflexions forgée, pensées jetées:
"les hommes sont mal compatibles", … "on m'a mal nettoyé", … "on m'a coupé la tête — c'est noté. Malheureusement, il reste la langue"
, mais très vite le lecteur comprend qu'il s'agit, pour reprendre des expressions issues de Michaux, d'épreuves-exorcismes visant à une connaissance par les gouffres. Au prix d'une sincérité baudelairienne, Demangeot met son cœur-barbaque à nu, dévoilant ainsi par le déchirement ce qu'est sa poétique intempestive. Qu'il exige qu'on lise Tortel, encense Turner ou démolisse Ponge, qu'il fasse état de ses inaptitudes et ses détestations, c'est toujours hanté-cahoté par une exigence qui, ne regardant que lui, finit par forer son regard en nous— et là, on ne peut que citer ce passage absolu et nécessaire qui remet les choses à leur place impossible :
"Il faut désoler, dépecer le lecteur. Le traîner dans la boue de sa vie qu'il ne connaît pas. Le traîner dans les morts, dans la cendre du jour, dans les riens du vrai. Il faut le passer au crible de son propre mal. Il faut l'inquiéter, l'enduire de terre soir et matin, l'exténuer de saveurs inacceptables. Il faut le haïr comme un frère, le torturer jusqu'à ce qu'il se reconnaisse un corps et qu'il se fasse enfin la violence de vivre à une plus haute intensité que celle qu'il est habituellement capable de supporter. Alors le livre peut être refermé et même jeté: il aura fécondé, plus qu'il ne pouvait."
Qu'on n'aille pas imaginer que le vers de Demangeot, aussi rongé cassé fibré soit-il, se laisse aller à quelque complaisance que ce soit. Les images qu'il pétrit et concentre accèdent très vite – bardo-staccato– à une réalité sonore et sidérante:
"Ou: sirène harnachée dru
à la mâture et qu'on déchire
entière du flanc blanc jusqu'à
la base éboussolée de l'œil
avec un soin de poissonnier
pour en jeter le résidu
dans la saumure des sargasses"
Ce sont là fleurs du mal d'une espèce menaçante. La poésie-demangeot, sans doute attenante à d'intimes charniers, et aussi jaculatoire qu'elle soit, reste dépourvue de toute visée édifiante. Morale noire, donc atroce. Si chacune de ses pages se besogne pour "suer du vrai", c'est parce qu'il n'a pas peur de piétiner ses souffrances intimes pour – du douloureux compost par ce piétinement produit – extraire, brin mâché après brin mâché, une "épopée de l'impuissance". Semblable à un Franck Venaille qu'on aurait plongé dans l'acide de la déréliction, Demangeot ne laisse jamais sa déliquescence intime appauvrir son lexique incandescent, il tient bon dans la chute et mord la disparition de son être sans état d'âme. Entier quoique morcelé à chaque page, il imprime à ses vers furioso une intensité bouleversante, propre à retourner les défunts :
"Laideur des longs travaux de mort
dans le bas-ventre creux des fils."
Trivial parce qu'attaché au temps sale du corps, cynique à la mesure d'une déjà-mort-déjà-œuvrante, géométrique dans son décompte de nos crasses vanités, cet écrivain convulsif et précis qui sait plier le simple pour en extraire du composite, fier orphelin de Walser, Musil et Bernhard, est la hache la plus impitoyable dont nous ayons besoin pour briser en nous, en la farce qu'est notre nous, l'immensité de toute mer gelée.

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Cédric Demangeot, Une inquiétude, coll. Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2013 

lundi 29 juin 2020

La poésie dans tous ses étals

La poésie est-elle soluble dans l'anthologie? Autrement dit, est-il possible d'embrasser le champ poétique français depuis, disons, 1945 sans s'égarer dans d'improbables traverses? Avant d'entrer dans le détail/dédale, une remarque s'impose: la plupart des "sommes" ou traversées du champ poétique sont l'œuvre de poètes, et il en va souvent de même pour ce qui est des regards critiques, appréciations, etc. Davantage sans doute que les romanciers, les poètes réfléchissent à leur pratique, lisent leurs pairs, les commentent, soulignent fractures et accointances. Parce que tournant sans cesse autour du noyau/moyeu de la langue, les poètes mêlent souvent d'un même mouvement l'acte poétique et sa pensée, comme si la nécessité d'écrire à même le bois de la langue exigeait d'en scruter jusqu'aux moindres fibres. On se propose ici de passer en revue, sans garde-à-vous et au trot, quelques balises anthologiques.





La poésie contemporaine de langue française depuis 1945, de Serge Brindeau et alii, aux éditions Saint-Germain-des-Prés, 930 pages (1973) — Le parti pris de cette anthologie – thématique – est fortement marqué par l'époque de sa parution, comme en témoignent certains titres de chapitres et sous-parties (Chapitre I: Poésie de Combat, I.2 "Paix au Viet-Nam! Paix en Algérie"). Parmi les catégories, on trouvera "Surréalisme sans limites", "Poésie onirique et fantastique", "Poésie ésotérique", "Poésie cosmique"", "Poésie mystique", mais aussi, plus surprenant, "Nostalgie, Orgue accordéon, tambourin" (où figure André Hardellet…). Si Venaille se retrouve dans le chapitre "Poésie pop", le sous-chapitre "Poésie et idéologie" liste les revues qui font alors la poésie en France, dont Tel Quel et Change. Truffée d'extraits, cette anthologie – qui ratisse large – vaut aussi pour sa deuxième partie qui aborde les écritures francophones : Québec, le Maghreb, le Proche-Orient, l'Afrique noire, les Antilles, l'Océan indien, etc. Petit bonus: de nombreuses photos des poètes cités, ce qui nous permet de voir Henry Deluy à la pipe, Bulteau aux cheveux longs, Denis Roche dans son plaid rayé, ou Franck Venaille à la casquette…

La poésie du vingtième siècle, tome 3, Métamorphoses et modernité, de Robert Sabatier, éd. Albin Michel, 796 pages (1988) — Qualifiée par l'auteur de "matériaux pour un futur itinéraire", cette anthologie, parue la même année que celle d'Henry Deluy (cf. infra), débute sous les auspices de Ponge, Tardieu, Frénaud, Guillevic, n'hésite pas à musarder du côté de Françoise Mallet-Joris et Hervé Bazin (gloups), répare quelques oublis (on y trouve Georges Alexandre, un "Dadelsen non littéraire", dixit Venaille), se penche aussi sur l'Oulipo, Heidsieck, Pélieu, aborde (ouf) les "autres écritures" (Denis Roche, Guyotat…) avant de se préoccuper des "renouvellements" (Bernard Noël, Mathieu Bénézet, Paul Louis Rossi…). Erudite, franche, personnelle, généreuse, policée. Et puis, où trouver ailleurs qu'en ces pages ce vers de Marc Piétri: "Oh! comme je suis loin du whisky, des zoulous, du couscous, des mygales!"

Poésie en France, 1983-1988, une anthologie critique, de Henry Deluy, éd. Flammarion, 460 pages, (1988) — Ce volume, qui fait suite à L'anthologie arbitraire d'une nouvelle poésie, 1960-1982, parue cinq ans plus tôt, tente de "donner une consistance commune aux mouvements" ayant agi sur "la poésie en train de se faire". Il s'agit d'extraits d'ouvrages publiés sur une période de cinq ans, agrémentés d'une présentation d'une page et demie en moyenne. Coupe sombre (ou claire?) – et alphabétique – dans la production d'une demi-décennie, le livre de Deluy nous donne ainsi accès à des ouvrages parus chez toutes sortes d'éditeurs, et l'on trouvera aussi bien Geste de rien, et pour rien, d'Alain Coulange aux éditions AEncrages, que L'art poetic' de Cadiot chez P.O.L. Parmi les auteurs cités, Belletto, Esteban, Fourcade, Prigent, Vargaftig, etc. Une soixantaine de titres au total. Présentes, également, des traductions (Lord Charter, Umberto Saba, Jaroslav Seifert). Bonus: des extraits de Peep-Show de Prigent – on est donc contents: "Entre une, genoux dans l'axe des yeux de lui, / la fesse un peu plissée au-dessus des frontaux, / poil au niveau de d'sa brosse et les seins astiqués / vers l'azur du plafond."

49 poètes, un collectif, réunis et présentés par Yves di Manno, éd. Flammarion, 500 pages (2004) — Là encore, un parti pris très marqué, puisque la plupart des poètes cités et présentés ici sont parus dans l'indispensable collection que dirige l'indispensable Yves di Manno. Toutefois, ce volume accueille également d'autres voix, une quinzaine d'auteurs "œuvrant dans une optique similaire". ainsi que quelques "débutants". Une occasion de découvrir, entre autres (enfin, en ce qui me concerne…) deux voix fortes: Nicolas Pesquès: "'l'objectif est de cerner ce qui est douloureux dans le passage aux mots / et si cette difficulté est constructible // si le tort du langage n'est pas de regretter la séparation / d'y faire violence en voulant l'annuler", mais aussi Guy Viarre ("Je vous le dis la tête seule / décisive comme un trou / et une trouée") et Olivier de Solminihac. 

Un nouveau monde, Poésies en France, 1960-2010, d'Yves di Manno & Isabelle Garron, éd. Flammarion, coll. Mille&une pages, 1526 pages (2017) — C'est, de toute évidence, la bible de la poésie contemporaine, et pas uniquement en raison de son fin papier. Passionnante, fouillée, profonde, frontalement partisane, riche en biblios, impeccable dans ses présentations typos, c'est une mine à ciel ouvert quasi inépuisable. Elle couvre le champ poétique avec rigueur et passion, précision et intelligence, depuis Joyce Mansour jusqu'à Pierre Vinclair. On y trouve les topos obligés sur les revues, la querelle lyrique-antilyrique, des catégories stimulantes comme '"Retour au calme?", "Positions de repli", "Des constellations cachées", etc. On peut y lire aussi bien Stéphane Bouquet que Lamiot Enos, Tarkos que Esther Tellermann, Philippe Beck que Danielle Collobert (en revanche, Jaccottet n'est mentionné qu'en aparté). Mais bon, y figure Cédric Demangeot, alors on ne se plaint pas trop: "Retraversé / par ligne vide / et déjeté dans la boucle // un / zéro / parle".

Le chant du monde dans la poésie française contemporaine, de Michel Collot, éd. Corti, 356 pages (2019) – C'est plus un ouvrage critique qu'un panorama, même si la partie "Lectures" présente de façon fouillée une dizaine d'auteurs, dont Jaccottet, André Velter, Bernard Noël, etc. Ouvrage critique, disais-je, et pas qu'un peu, car Collot abat souvent sa hache sur "une certaine recherche de l'illisibilité" en poésie, sur les "excès de théorisation". L'auteur nourrit un rêve: que "les poètes fassent un effort pour aller vers leur public, et tiennent compte de ses attentes sans pour autant céder à la démagogie, au lieu d'écrire pour leurs paris au risque de succomber à l'élitisme ou au snobisme". Cet appel au panaché laisse un peu pantois, et la scission que fait Collot entre adeptes de la littéralité et partisan du réel/lyrique, bien que parfois alimentée par certains auteurs, est un peu lourde à la longue. On n'est pas obligés d'opposer Prigent et Commère. Collot est polémique et c'est ce qui fait l'intérêt de son livre, sauf quand il nous donne son ressenti sur l'expérience des montagnes: "Fasciné par la beauté sublime et terrible de ces sommets dont la vue et l'ascension me coupaient le souffle, je n'ai plu la traduire qu'après-coup, par de brefs poème faits de quelques mots précipités sur la page de façon imprévue et abrupte". Là, on dévisse.