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lundi 23 janvier 2023

Quand Rita cesse de fuir le mal —


Gaël Lépingle, à qui on doit un livre subtil sur l'Agent X27 de Sternberg ainsi qu'un beau livre sur Huy Gilles (avec Marcis Uzal), nous revient accompagnée d'une foudroyante/foudroyée icône: Rita Hayworth. Celle qui agonise sous la voix prophétique de Welles ou dépouille ses longs bras d'une peau dite superflue. Une femme violée battue, vendue, harcelée en laquelle l'auteur de cette monographie sentimentale a vu "une stratégie, presque une éthique", fasciné son manque d'assurance qu'elle sut subsumer en glamour triomphante. N'hésitant pas à citer Clément Rosset, Gaël Lépingle a sa façon bien à lui de disséquer sans blesser, d'épouser sans déchirer, de révéler sans trahir – et c'est sans doute parce que, d'emblée, la visagéité de Hayworth lui échappe, qu'il la suivit de film en film et a fini par écrire ce livre. Comme s'il voulait répondre à l'impossible question: de qui est-on le masque? Et n'est-ce pas nous, parfois, qui cachons ce masque?

"Sonnez trompettes et battez tambours, Mesdames et Messieurs, ici commence l'histoire glorieuse et lamentable d'une icône hollywoodienne archétypale entre toutes; grandeur et décadence, fait divers et conte de fée, les ingrédients y seront distribués avec une impressionnante exhaustivité", s'amuse l'auteur au début de son ouvrage. Et le fait est que Lépingle joue le jeu: il déplie, comme on déplie l'éventail d'un jeu de cartes plein de reines de cœur transpercé et de valets de trèfles retors, la vie toute en fugues et sérénades de l'insaisissable Rita. Il joue le jeu et sait à la fois faire de ce jeu un récit hanté par d'inquiétants questionnements, un récit qui lui permet aussi de revisiter certains cinéastes – qu'en est-il de "l'érotisme cérébral" qui imprègne Arènes Sanglantes de Mamoulian? La persona Rita oscille entre séduction et provocation, selon un schème certes usé par la mâlitude, mais qu'elle a le don de rendre si dynamique qu'on ne saurait voir en elle un simple produit bipolaire du celluloïdal septième art. Energie pure versus mal être: là réside peut-être la possible indécence travaillée par Hayworth.


Publié par les Editions de l'Oil, Rita Hayworth, de l'indispensable Gaël Lépingle, est si richement illustré qu'on a presque l'impression de sortir d'une projo une fois le livre refermé.  Et à propos de projo, on vous informe que l'auteur du livre est aussi cinéaste que vous pouvez voir ses derniers films, L'été nucléaire, ou le plus récent Des garçons de province (bande annonce ici).

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Gaël Lépingle, Rita Hayworth, les éditions de l'œil, 25 €


samedi 6 octobre 2018

Sternberg X27

Si vous n'avez pas encore vu le merveilleux film de Josef von Sternberg, le livre de Gaël Lépingle, Agent X27, devrait vous donner envie d'y plonger le regard (et si vous l'avez déjà vu, eh bien, raison de plus pour le revisiter). D'emblée, Lépingle revient sur l'accueil pas toujours unanime concernant Sternberg: ses embardées souvent empreintes de fantaisie ne répondaient pas forcément à la soif réaliste après le krach de Wall Street – Agent X27 sort en 1930. Il convient donc de resituer ce film, à la charnière de deux tendances: entre
"les films qui s'acharnent  à montrer l'épuisante présence au monde des corps (leur lutte, leur poids, leur chair) et ceux qui en font miroiter le reflet."
Le thème de l'espion tombe à pic, donc, pour explorer un monde de plus en plus réduit à sa représentation. L'espionnage, c'est la feinte assumée, la duperie élevée au rang d'art, une technique qui finit par l'emporter sur l'enjeu, qu'il soit patriotique ou financier. Espionner, c'est s'approcher de l'ennemi, s'en faire un ami, et procéder à l'estimation de ce que l'on est prêt à trahir.

Mais bien sûr, Sternberg ne se contente pas de chorégraphier l'espionnage – il fouette d'autres chats scénique, tord d'autres décors. Lépingle signale en particulier son rapport au muet, auquel il persiste à emprunter certains procédés, et pointe avec beaucoup de pertinence l'usage des fondus:
"(…) loin du simple effet de transition – que le parlant utilisera comme tel encore longtemps –, [ils] emportent vers une épiphanie plastique qui convoque le souvenir du muet, par le recours au seul langage visuel pour signifier la pensée d'un personnage (…)."
Lépingle insiste également, toujours à propos des fondus, sur l'utilisation de la musique de source dans Agent X27, et parle à cette occasion de "plans fantômes":
"Et quand un fondu enchaîné retrouve sa fonction de transition, alors sa durée extravagante vient signifier autre chose, une résistance à la disparition en même temps que sa fatalité."
Dans le film, où les miroirs abondent, tout fonctionne en duo, Marlène au piano, en liberté comme en prison; Marlène partagée entre sa proie et l'ombre d'une autre proie; Marlène marchant une première fois avec Barry Norton, puis une seconde, mais cette fois c'est pour aller vers la mort. Cette dernière scène, Gaël Lépingle la démonte avec jubilation, opposant le ridicule du sérieux (l'officier refusant de lancer l'ordre de tirer) et l'élégance de la résignation (Marlène profite du contretemps pour se remettre du rouge à lèvres).
Comment définir Agent X27. Pour Lépingle:
"Pas de sentimentalisme: Agent X27 est un film brutal. C'est une trajectoire morale, rectiligne, qui conduit une femme sans nom (ou qui refuse de le donner) du trottoir au peloton d'exécution."
Une brutalité qui s'explique en partie par le jeu sado-maso qui innerve une bonne partie du film. Et que met peut-être en relief cette "parfaite indifférence" que Desnos, comme le rappelle Lépingle, attribuait aux puissances cinématographiques… Agent X27, grâce à l'empathie érudite de l'auteur, apparaît alors comme un film tout entier happé par la possibilité de la mort, mais sollicité sans arrête par la danse des masques.
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Gaël Lépingle est réalisateur (Julien, Une jolie vallée, Seuls les pirates). Il a écrit pour la revue Vertigo et a coordonné avec Marcos Uzal, Guy Gilles, un cinéaste au fil du temps. Son livre sur Agent X27 est publié aux éditions Yellow Now.