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jeudi 6 novembre 2014

Une leçon de traduction inattendue


On trouve dans le recueil Histoire de mon pigeonnier, d’Isaac Babel, une nouvelle intitulée « Guy de Maupassant ». Il y est question d’un avocat qui possède une maison d’édition et décide de proposer une nouvelle édition des œuvres de Maupassant. Et c’est son épouse, la voluptueuse Raïssa, qui est chargé de tout traduire. Hélas, Raïssa n’est visiblement pas à la hauteur de la tâche, et c’est au jeune narrateur qu’il échoit de sauver les meubles. Pourtant, « Maupassant est l’unique passion de ma vie », déclare Raïssa. Mais quand elle lit au jeune homme sa traduction, le narrateur est obligé de constater qu’
« il ne restait pas dans cette traduction la moindre trace de la phrase de Maupassant, libre, fluide, rythmée par de longues respirations de la passion. »
Il va donc emporter l’ouvrage chez lui et le reprendre, passer sa « nuit à tailler dans le vif ». Et là, en quelques lignes, Isaac Babel nous donne une grande leçon de traduction, toute simple. Il recourt à une image qu’on adopte tout de suite. Voici le passage :
« Ce n’est pas un travail aussi ingrat qu’il y paraît. Une phrase naît à la fois bonne et mauvaise. Le secret tient à la façon de la tourner, à peine perceptible. La manivelle doit se réchauffer un instant dans la main. Il faut la tourner une fois, et pas deux. »
Traducteurs et traductrices de tous les pays, vous voilà désormais armés d’un voluptueux précepte qui devrait vous aider à combattre l’apparente ingratitude de votre travail. N’est-il pas doux et miraculeux de savoir qu’il faut « réchauffer la manivelle » ? Il n’y a qu’Isaac Babel pour matérialiser, et quasi érotiser, à ce point des mécanismes mentaux. Et quand le narrateur rapporte sa traduction revisitée à Raïssa, elle n’en croit pas ses oreilles, et la dentelle « s’écartait et palpitait entre ses seins comprimés ». « Comment avez-vous fait cela ? » demande-t-elle. La réponse ne tarde pas :
« Je me suis mis alors à parler du style, de l’armée des mots, une armée dans laquelle entrent en jeu toutes sortes d’armes. Aucun fer ne peut pénétrer dans un cœur d’homme de façon aussi glaçante qu’un point placé au bon endroit. »
Je vous laisse découvrir la suite, et quel effet ces propos font sur Raïssa… Mais sachez que, convenablement chauffée, la manivelle peut faire des merveilles.
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Isaac Babel, Histoire de mon pigeonnier, traduit par Sophie Benech, Le Bruit du Temps, 7 euros

mardi 4 novembre 2014

Babel cantos (1)

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 Les éditions Le Bruit du temps, qui à chaque titre deviennent de plus en plus indispensables, créent leur propre format de poche, fidèle dans sa conception/confection au grand format.

Si vous avez hésité au moment de la parution des Œuvres complètes d’Isaac Babel en 2011, alors c’est peut-être le moment de pénétrer dans Babel-land par ce petit volume intitulé Histoire de mon pigeonnier.


  
Isaac Babel, au regard mobile et scrutatif, et dont Canetti disait, ainsi que nous le rappelle Claude Mouchard dans sa belle préface :
« Il donnait […] l’impression, tel qu’il était à ce moment, de devoir être là pour toujours, comme s’il se fût placé devant un abîme connu de lui seul et dont il interdisait l’accès aux autres. »
Isaac Babel, fusillé en 40 sur ordre de Staline.

Isaac Babel, admirateur de Maupassant et de Flaubert. 

Isaac Babel, qui sait dire « je » pour mieux se retrancher.

Isaac Babel, dont l’écriture fluide nous tend soudain des nœuds qui nous étranglent d’émotion.

Ce recueil, consacré à l’enfance, répond à un projet conçu par Babel lui-même, qui souhaita rassembler des textes divers que reliaient néanmoins des souvenirs et impressions anciennes. Traduit par Sophie Benech – c’est à elle qu'on doit la traduction des Œuvres complètes en 2011 au Bruit du temps –, Histoire de mon pigeonnier débute par une nouvelle éponyme dont la seule lecture fera de vous des babelophiles convaincus, acharnés et définitifs. D’emblée, le narrateur exprime un désir :
« Dans mon enfance, j’avais très envie de posséder un pigeonnier. Je n’ai jamais rien désiré aussi fort de toute ma vie. »
Comme souvent chez Babel, la première phrase est une flèche, qui donne la vibration, indique la célérité, même si bien sûr la cible se déplace au gré des pages — un des narrateurs de Babel dit d’ailleurs à un moment : « Une cible s’est allumée dans mon dos. » Dans Premier amour, voici la flèche : « A l’âge de dix ans, j’ai aimé une femme qui s’appelait Galina Apollonovna. » La nouvelle Un sous-sol débute ainsi : « J’étais un petit garçon menteur. » Une autre, intitulé Mes premiers honoraires, nous happe ainsi : « Vivre à Tiflis au printemps, avoir vingt ans et ne pas être aimé, c’est un malheur. »

Mais revenons à nos pigeons. Le narrateur rêve donc d’en avoir, et son père les lui promet sous réserve de décrocher des notes brillantes à l’école. Nous sommes en 1904, et le quota de Juifs dans le lycée de cette région d’Odessa est de 5%. Autant dire que l’enfant va devoir mettre les bouchées doubles. Scène extraordinaire: interrogé sur Pierre le Grand, l’enfant se met à quasiment hurler des vers de Pouchkine. Scène épouvantable: ayant enfin acquis ses pigeons, l’enfant tombe sur l’immonde Marenko, et voilà qu’éclate le pogrom. J’aimerais pouvoir citer l’intégralité de la page 54, mais allez en librairie, prenez ce livre, cherchez cette page 54 et lisez à voix basse :
« Ce monde était petit et affreux. J’avais un caillou devant les yeux, un caillou ébréché comme le visage d’une vieille femme avec une grande mâchoire […]. »
Dans sa préface, Claude Mouchard parle du « miracle Babel » et de la « fluidité sensuelle » sensible dans son écriture. Une fois de plus, grâce à Sophie Benech (et à Antoine Jaccottet, éditeur du Bruit du temps), le miracle Babel a lieu. Et tout le reste paraît dérisoire.

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Isaac Babel, Histoire de mon pigeonnier, traduction du russe, avant-propos et notices par Sophie Benech ; préface de Claude Mouchard, éd. Le Bruit du Temps, 164 pages, 7 €

mardi 22 mai 2012

Traduire Byron derrière les barreaux

C'est un tout petit livre, une vingtaine de pages, mais qui raconte une histoire immense, terrible. La Traductrice, d'Efim Etkind, est un court témoignage récemment paru aux éditions Interférences. Traduit du russe par une traductrice (bon, ça c'est normal, et en plus elle s'appelle Sophie Benech, donc c'est parfait), écrit par un traducteur russe (qui soutint Brodski et Soljénitsyne…), le livre raconte l'histoire d'une traduction de l'anglais au russe (celle du Don Juan de Byron) par une traductrice russe (Tatiana Gnéditch), lointaine descendante d'un illustre traducteur russe (celui-là même qui traduisit L'Iliade en hexamètres dactyliques), une traduction faite en partie dans la tête de la traductrice internée en camp, puis retranscrite de mémoire et écrite en cellule pendant deux ans, puis envoyée au traducteur russe Lozinski qui la montra au traducteur russe Etkind… 
On l'aura compris, une traduction est l'histoire d'une chaîne, une histoire de relais, d'amitiés, de soutiens, de solitudes et de partage. Parfois, elle est aussi l'histoire d'un naufrage dont on s'étonne qu'on ait pu survivre. Le destin de Tatiana Gnéditch, qui n'eut que Byron pour résister à la pression mortelle des camps, n'est pas seulement poignant. Il nous rappelle qu'un tas de feuilles, précieux comme la vie et pressé fiévreusement contre le corps, peut empêcher ce dernier de sombrer:
"Elle fut expédiée dans un camp où elle purgea les huit années qui lui restaient, du premier au dernier jour. Elle ne se séparait jamais de son manuscrit. Les précieux feuillets avaient couru bien des dangers: "T'as fini de nous emmerder avec tes papiers à la con?" braillaient ses voisins de châlit. Elle avait réussi à conserver son manuscrit jusqu'à son retour, jusqu'au jour où elle s'est retrouvée chez nous, perspective Kirov, devant une machine à écrire, à retaper son Don Juan."
Et quand des années plus tard, le Don Juan de Byron fut monté au théâtre par Akimov et que le public applaudit à tout rompre en réclamant "l'auteur", le metteur en scène fit signe à une femme voûtée de monter sur scène pour saluer un public de lecteurs. Tatiana salua avant de s'évanouir, victime d'un infarctus. Elle survécut, enterra Staline et s'éteignit en 1976.
Alors, oui, vous qui écrivez du fond de la plus dépouillée nécessité, de grâce, n'en finissez pas de les emmerder avec vos papiers à la con.