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vendredi 22 novembre 2019

Fin de party – le chœur éclaté d'Elisabeth Jacquet

(Bar Italia, de Paul Cadmus)
Avec nous on sera vingt-sept, d'Élisabeth Jacquet, avait été publié en 1996 par les éditions Comp'act, et reparaît aujourd'hui avec un autre texte de l'auteure – Le retour des semelles compensées – aux éditions L'Attente. Ce court "roman" polyphonique, qui met en scène une soirée entre ami.es., n'est pas sans rappeler d'autres tentatives de description festive, où la mise en page s'efforce de spatialiser la simultanéité des gestes et des paroles – je pense en particulier au très beau Selva! de Frédéric Leal, paru en 2002 chez P.O.L et qui racontait jusqu'à l'éclatement une "popote des lieutenants". Mais l'univers décrit par Léal était exclusivement viril et militaire, tandis que celui de Jacquet est mixte et civil, si l'on peut dire. En fait, Avec nous on sera vingt-sept me semble davantage dialoguer avec les œuvres d'Hélène Bessette, de par sa technique à la fois aérée et millimétrée, sa façon faussement désinvolte d'inciser la peau des propos tenus pour mieux exhiber le réseau écorché des pensées, sa grande liberté de scansion, ses échappées belles et cruelles. Bizarrement aussi, mais je me trompe peut-être, le texte de Jacquet me semble un admirable contrepoint, au sens musical, au Choses de Georges Perec, en cela qu'il brosse, de manière certes plus diffractée, voire explosive, le portrait d'un intérieur révélateur d'un mode de vie.

Le texte se scinde en diverses lignes musicales et narratives, il y a des souvenirs, des allusions, des propos intérieurs, des déclarations extérieures, le présent de la soirée, le chassé-croisé des dialogues, les questionnements, la ritournelle des interrogations, le décor domestique qui n'en finit pas de se désagréger, les éclats de voix, les replis du cœur, la danse des corps. Le trivial côtoie l'inquiétude, le factuel la crise. Ce sont les années 90 – 
"Notre vie? De la Récupération. Exemple: Ici c'était un vieux truc pourri nous en avons fait un ravissant appartement. Mais nous c'est pas pareil nous sommes des privilégiés nous en avons conscience."
Ce pourrait être le tableau vivant d'une insouciance en acte, mais ça devient très vite l'orchestration d'une collectivité en dérive. Peu à peu, les aveux se précisent, les rapports entre les participants prennent forme (et se déforment), la masse enjouée file vers son point critique:
"Au début d'habitude: un long murmure feutré, pacifique des esquisses de mouvements, ils remuent à peine, raides encore de leurs contraintes – fais-les boire pour les décontracter – encore engourdis, alourdis par les nécessités, mettent du temps à se délester, connaître la détente des abandons nocturnes, quand ils savent qu'on ne les distingue plus avec netteté, l'essence de leur être répandue dans des contours flous, le principal effacé, gommé, échappant au jugement."
Au fil des pages se dessinent des rapports hommes-femmes, exacerbés par l'injonction à se laisser aller et le ballet des promiscuités. L'humour déployé et la mosaïque scénique masquent un temps le tragique d'un certain désœuvrement de l'être – "Dis-moi dans l'oreille: avec quoi construis-tu ta vie?" – et le lecteur, ballotté d'une individualité à l'autre, apprend peu à peu à identifier les voix et distinguer désirs et frustrations.

Les hommes enrobent leurs fantasmes comme ils peuvent:
"Si on couchait ensemble (maîtrise absolue de son corps-corps) on pourrait aller partout. On découvrirait une vraie respiration. Je connais des endroits où tu te sentirais à l'aise (moi en elle)   on pourrait déconnecter complètement."
Les femmes, elles, saturent sous les pressions qui les mitraillent :
"Suis-je une femme? Subitement mes seins cessèrent de pousser, mes règles disparurent. Longtemps le grand échalas (pour eux) obéissant désormais à leurs critères de beauté (les mêmes! Imbéciles!) je suis l'éternelle grande cruche fêlée. Vieille maintenant vos yeux sur moi m'anéantissent, votre convoitise mon corps se rétracte, se replie, disparaît, mon vœu: ne plus exister dans le désir de personne!"
A la fois magistralement polyphonique et savamment désaccordé, le texte d'Élisabeth Jacquet prend à bras le corps un vertigineux brassage d'affects pour mettre à nu le dépit sous toutes ses formes. Jamais pesant et toujours profond, il opère d'incessants allers-retours entre une intériorité en passe de se fissurer et un extérieur se gaspillant dans la fausse concorde. L'effet est détonant, poignant, et ses implications impeccablement assumées par sa rythmique. Surtout, il montre si besoin était que seul l'éclatement de la forme peut parvenir à dire le drame de la dispersion. 
"Florence
— se fissure ma carapace, sens ma chair bientôt à vif, le petit cœur de la grenouille bat sur la table de dissection mais le prof dit qu'elle ne souffre pas! Comment le sait-il? Comment le sait-il? Quand moi un minuscule interstice et déjà je grelotte ! —"
C'est un livre, au final, sur l'invitation. Quand on invite, que convoque-t-on. De qui et de quoi est-on l'hôte? Ce qui s'invite, bien sûr, ce ne sont pas juste des personnes, mais le vide qui circule entre elles et provoque des heurts, des frictions. Avec nous on sera vingt-sept brasse et froisse sans concession un chœur ivre de ses propres battements, et dénude le convivial jusqu'à l'os.

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Élisabeth Jacquet, Avec nous / Le retour,  L'Attente, 19 €

vendredi 19 mai 2017

Vingt minutes de silence pour mieux entendre Bessette

Vingt minutes de silence paraît après soixante-deux ans d’indifférence ou presque. Décidément, on n’en finit pas de découvrir Hélène Bessette, celle dont Marguerite Duras disait : « La littérature vivante, pour moi, c’est Hélène Bessette, personne d’autre en France. » Miracle de la transhumance et permanence de l’obstination, après la résurrection bessettienne menée à bien par Laure Limongi entre 2006 et 2011 dans la défunte collection Laureli, c’est au tour des éditions Attila, dans leur succulente collection « Othello » d’annoncer, ni plus ni moins, la publication de l’œuvre intégrale de celle que ses lecteurs et lectrices appellent désormais, en leur sein bouleversé, B7.

Paru en 1955 chez Gallimard, ce texte, le troisième publié, a dû en déconcerter plus d’un – on est au seul du Nouveau Roman, à l’orée de Beckett, encore en marge de Claude Simon, et pourtant on est déjà au-delà, ou plutôt presque ailleurs, en un lieu improbable où Duras elle-même ne s’aventure guère. On est déjà dans ce que je me permettrais d’appeler la « détextation ».

Le récit s’est pris en grippe mais jouit de la fièvre qu’il en retire. Plutôt que de détricoter ou d’exploser, Bessette va inoculer une métrique libre, voire libertaire, dans la narration, et inventer la théâtralité de l’écriture narrative. Dans Vingt minutes de silence, comme dans presque la plupart de ses textes, elle expérimente « en live », pour ainsi dire – tant le lecteur a l’impression que ses livres s’écrivent sous ses yeux – la mise en scène du récit. Plutôt, donc, que de raconter, comme ses mâles contemporains, elle va remplacer le dire par le commenter, et faire du commentaire une diction. Mais quel commentaire ! Ici, nulle glose, pas de critique harnachée, non, ici on est en proie à une rafale frénétiquement et soigneusement cadencée d’interrogations, de doutes, de contradictions, d’échappées musicales, d’apnées morales. La pensée devient didascalique, le chœur s’est réfugié en coulisse et l’histoire nous parvient sous forme de flèches, de fulgurances, cruauté et compassion mêlées.

C’est comme si Bessette créait de toutes pièces une sorte de médecine légale narrative, mais en faisant de l’autopsie la véritable scène du crime. Ça tombe bien, car dans Vingt minutes de silence elle s’empare d’un quasi fait divers – un fils de bourgeois tue son père avec l’éventuelle assentiment de sa mère sous l’œil vaguement consentant de la bonne –, et le traite à la façon d’une Agatha Christie épileptique. Correction : ce n’est pas celle qui raconte qui souffre d’épilepsie, mais le récit lui-même : ici, la phrase décroche sans cesse, elle s’interrompt, bondit, se piétine, se nie, se moque. Les instances narratives se bousculent. Les points de vue se télescopent. Et, miracle de cette cuisine du diable, le texte acquiert une clarté qui, si elle s’enivre de sa propension à se fragmenter, n’a de cesse de nous éblouir de ses brutales intuitions.

Un fils a tué son père, peut-être aidé par sa mère ? Soulevant et déplaçant cet argument de départ, Hélène Bessette, usant de sa technique furieuse comme d’une machine à démonter le temps, livre ici un réquisitoire éclaté contre l’idée de vérité telle que l’ont machinée le roman bourgeois et la bourgeoise romanesque. Sur l’espace délivré de la page, elle orchestre les interprétations, jette sa pluie de sel sur les plaies conventionnelles, traque le dernier affect dans l’ultime terrier psychologique. Elle défait tout en même temps qu’elle innove, à blanc, à sec. A même la sidération d’un dire qui a renoncé à sa véracité, elle impose la folie de sa machine poétique, qui consiste, on l’a dit, pressenti, à détexter la représentation. 

Hormis sa volonté d’orchestrer le disparate, son texte s’apparente, si l’on veut le cousiner, à la version livre du Théorème de Pasolini – un espace à la fois critique et post-religieux où la description d’un drame devient le drame de toute description.
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Hélène Bessette, Vingt minutes de silence, coll. Othello, éditions le Nouvel Attila



vendredi 7 mars 2014

De Charybde en Quetteville

Ceux qui connaissent Sophie Quetteville savent ce qu'il en est: cette femme est une agitée aux mille bocaux. Ancienne libraire (MK2 Quai de Loire, Le Genre urbain, et rapide passage à Compagnie), ardente défendrice (eh oui) de la plus exigeante littérature, capable de monter sur une table à tout moment pour déclamer du Hélène Bessette ou d'imiter à brûle-pourpoint l'approche circonspecte du suricate, Sophie Quetteville a plus d'une passion dans son sac, et c'est en tant qu'inlassable lectrice que la librairie Charybde lui a demandé de venir jouer – non: incarner ! – le rôle de libraire d'un soir.
Donc, tonight, vendredi 7 mars, à 19h30, elle présentera sept ouvrages particulièrement chers à son cœur à la librairie Charybde, 129 rue de Charenton, 75012 Paris (09.54.33.05.71 – M° Gare de Lyon).

Signalons que la librairie Charybde n'est pas moins active que la grande Sophie, puisqu'elle multiplie à un rythme réjouissant les rencontres de qualité entre ses murs. Pas plus tard que mercredi dernier, elle invitait Emmanuel Ruben pour un ouvrage paru aux éditions du Sonneur, Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu. Ruben dont on devrait entendre parler à mon avis lors de la parution le 2 avril prochain chez Rivages de son excellent roman La Ligne des glaces (on vous en causera longuement lors de sa parution).
Charybde recevra également bientôt l'exponentiel Sébastien Doubinsky le 19 mars, et le duo Carole Zalberg/Arno Bertina le 28 mars. Croyez-moi, on n'est pas couchés…

jeudi 29 novembre 2012

Si ? Non? Sinon Bessette


On ne s’habitue pas à Bessette. On ne l’apprivoise pas. Elle est dévoration, esquive, feu follet, ni Duras ni Stein, mais seule comme Artaud, mais autre, otage d’une langue qui réinvente la liberté en shuntant, au sens électrique, le courant syntaxique imposé par la frivole aventure romanesque. Chacun de ses livres met à mal l’histoire littéraire, anticipant des ruptures qu’on croyait acquises, innovant en marge et à la barbe des bateleurs et bricoleurs à peine naissants. Elle est, dès les années cinquante, la folle dans le grenier narratif, la souris dans le moulin à parlotte, celle qui pense en actes les noces un peu chiennes du récit et du poétique. Peu lue, peu commentée, à peine soutenue, elle fait de sa singularité un avant-poste à occuper par ceux qui viendront, qu’ils l’aient ou non découverte, et là n’est pas la moindre ironie de sa fortune contrariée.
Non que Bessette ait fait le deuil définitif des galons narratifs et cherche à s’avancer en haillons, hors tout uniforme, toute convention. Elle attache une extrême importance à confectionner des héroïnes, quand bien leur étoffe a déjà les reflets du linceul. Femmes en procédure d’isolement, tentées déçues par la copule, le conjugal, femmes au travail, ni fille ni mère ni épouse, ou les trois mais si peu, si mal, femmes prise dans les concupiscences des hommes, et sans cesse éblouies par l’idée de la sortie, de la fuite. Des héroïnes, donc, à jamais teintées de folie nervalienne et de fatalisme flaubertien, dont le cœur ne consent à battre qu’au prix d’un dérèglement de la grammaire – la grammaire : la grande affaire de Bessette, son paradis et son charnier.
Puisqu’en elle tout est décalée, froissée, et que coïncider avec le monde n’est plus de mise, il faut que la langue suive, et à son tour décale, froisse, non par un dépliement insensé, comme l’a fait Proust, non par un feuilletage savant, comme s’y ingénia Joyce, mais par une musique autre, plus proche véritablement de ce que devient, de ce qu’est devenue la nouvelle communication, celle qui feint de relier les êtres par des conversations téléphoniques où se réinvente l’interruption du message, des télégrammes rétifs à la conjugaison, des slogans avares de verbes, des petites annonces renonçant aux articles et pronoms. Toutes choses déjà pressenties et expérimentées par Apollinaire, Breton et consorts, mais dans la sphère du poétique, hors le champ méprisé du roman. Bessette la folle en reprend la leçon, sa raison, dans Si, insensée variation autour du désistement de soi :
Dire que la langue de Bessette est d’essence électrique n’est pas verser dans la métaphore, figure de style que par ailleurs elle évite comme l’eau de rose ou le bon mot. Electrique est ici à prendre au sens d’alternatif. La phrase est une cadence réduite bien souvent à ses pôles, à une danse entre négatif et positif – courts-circuits bienvenus, of course. On se croit encore dans le théâtre, le vaudeville, avec ses portes claquées et ses apartés audibles de tous, on est déjà dans le cinématographique, la succession des photogrammes, le dialogue noir et blanc. Le verbe, Bessette le by-pass, littéralement – mais pas systématiquement –, non parce qu’il serait le toton bourgeois par excellence, que n’importe quelle ficelle habilement tirée fait tourner en guise de turbine, mais parce qu’elle préfère l’injecter ailleurs, sous une autre forme, à une autre intensité, en concorde mystérieuse avec un souffle qu’elle sait moduler, qui est le souffle Bessette, à la fois élan et affre, suffocation et variation.
En revanche, quand Bessette veut parler le verbe, le faire parler, elle n’y va pas par quatre chemins, elle décline, étiquette, liste, et ce afin d’extraire au plus vite le verbe écharde qui est, dans Si, la trappe par où peut-être passer, le sujet objectivé du livre :
Naître. Vivre. Mourir.
Quel assemblage. Langage des verbes.
Vivre. Dormir. Mourir.
C’est déjà mieux.
Vivre s’éveiller manger aimer dormir mourir.
La liste s’allonge des conjugaisons vitales.
Se lever travailler se coucher.
Pour dormir.
Pour vivre.
Pour mourir.
C’est monotone. Ça manque de diversion.
Venir partir retourner paraître disparaître être exister s’anéantir s’évanouir.
Liste noire. Au panier. A la corbeille. Effacer. Gommer.
C’est déjà plus accessible.
L’exercice de conjugaison est terminé.
Mais pourquoi avait-il commencé ?
Sans pourquoi.

Tout. Tous les verbes.
Mais pas : mourir.

Nous voilà de plain-pied dans ce Si, qui est à la fois condition, chiffre amputé (un six réduit à un son, bientôt motif comptable), instrument servant à l’amputation (scie appliquée aux mots, aux êtres), simple syllabe suspendue, arrachée au cœur du nom de l’héroïne : Désira.  Prénom étrange, mais guère plus obscur dans sa tenue et sa vérité que l’Emma de Flaubert, prénom piégé par le passé du verbe qu’il incarne, récit à lui tout seul qu’un a féminise in extremis. Que veut Désira ? Certainement pas revenir à la vie pour parler aux épiciers, ces nouveaux Homais. Juste s’en aller « hors et loin de l’imbroglio infâme du réel ». Commettre le « crime parfait » : se suicider – et non-vivre enfin parmi les « squelettes au rire solide ».
La question du suicide, posée par l’héroïne à elle-même, est la matrice malmenée de Si. Désira veut mener à bien cette « conversation sur le point final », preuve s’il en était besoin que le meurtre qu’elle envisage a autant à avoir avec la chair qu’avec le verbe. Lasse d’être réduite à l’attribut d’un sexe qui serait substance et identité, rétive aux compagnies les mieux attentionnées, prise dans l’étau des « joies froides » et des « joies chaudes », Désira va de colère en colère, comme autant de cases sur un jeu de l’oie qui finira cou coupé, se laisse courtiser par toute une théorie de « Marchands », résistant succombant, prêt à quelques derniers tours sur un manège de moins en moins forain, de plus en plus détraqué, cruel.
Elle essaie des remèdes – l’autre, la littérature de poche, le ciné… –, mais tout conspire à l’infantiliser, à l’objectiver, à la reconduire dans la petite boutique de la vie. « Dois-je me suicider ? » se demande-t-elle. Nous demande-t-elle ? Oscillant entre entêtement à dire et aspiration à ne plus être, sentant se rapprocher « l’heure du gardénal et du champagne », Désira, héroïne irascible et rebelle, jugée femelle et supposée putain (« Je ne suis qu’une femme. Ne que. »), entame une longue et curieuse excursion aux confins de la pulsion de mort. Mais peut-on mourir entre les pages d’un livre ? C’est finalement à cette question qu’Hélène Bessette s’efforce de répondre, et pour ce faire elle finit par déclencher des tourbillons, brouiller des pistes et concevoir des plans d’évasion qui sont les ressorts mêmes de la langue, de sa langue.
Si : non plus l’énoncé d’une condition mais la force d’une affirmation. Non. Si. Si. Non. Il n’est pas dit qu’il faille choisir puisque « toutes les histoires sont à dormir debout ». Madame rêve.
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Postface à Si, d'Hélène Bessette, éd. Laureli

vendredi 26 février 2010

Les bizuths de la fortune



Paru en 1959 aux éditions Gallimard, La Tour d’Hélène Bessette est enfin réédité par Laure Limongi dans la collection LaureLi, après quatre autre titres qui ont permis au lecteur d’entendre une musique autre, un fracassement nouveau – une poétique tendue. La Tour est un voyage-spirale, à la fois ascendant et descendant, au bout du désir consumériste, une danse crispée autour du bûcher des choses muettes qui ont un prix. A cet égard, « la tour » du livre est à la fois la reine Eiffel, symbole de la capitale/du capital, babel effilée dont il convient de gravir les lumineux étages afin de dominer le monde, puisque le « verbe dominer est de toute évidence, le verbe numéro 1. Le verbe champion. Super-vedette. Le verbe à sensation. » Le monde n’est plus une forêt de symboles mais un lupanar d’objets, et les personnages du roman de Bessette sont des « cœurs crevés emplis de monnaie », obnubilés par les billets, ivres de sous, qui veulent parader dans « la rue millionnaire ». Attirés telles des phalènes par les ors rimbaldiens de cet opéra merveilleux qu’est le monde des « réclames tapageuses », les voilà aspirants bourgeois jusqu’à la moelle de leur être, ne rêvant qu’acquisition, accumulation, ascension. Mais la « tour » du livre – cette « tour Eiffel », qu’on peut entendre aussi comme le tour que font F et L, Fernande et Louise –, est aussi, bien sûr, « un » tour, instrument de torture, engin à refaçonner, orbite grisant, rotation. Comme si le capitalisme était un manège ne menant nulle part, mais dont les révolutions, vertigineuses, étaient seules garantes d’un dynamisme perdu.

Afin de restituer la musique de l’hydre consommer/consumer, Hélène Bessette va très loin dans la langue et ses rythmes démembrés. Congédiant le verbe dont se rient les actifs de sa prose, cassant la syntaxe comme un bâton dans l’eau du paragraphe pour en laisser paraître et la fibre et la pulpe, frottant entre eux les mots afin d’en irriter l’amadou sensible, Bessette orchestre une poétique de l’énonciation en perpétuel renouvellement, alternant sursauts et litanies, élans et chutes, dans un hoquètement du dire comme on en éprouve rarement. La phrase, coudée, osseuse, recommence à chaque fois à l’instant de sa césure, afin que tinte plus cruellement le prix des choses et que brille plus sinistrement leur aura viciée. Désireuse de nous balader dans le « Luna Park loufoque » de ce grand magasin qu’est le « paysage crevé » du consommable, l’auteur structure ses séquences comme des bolges constituées d’éructations très articulées, où le client est le damné, où le prix est la peine, le crédit fausse éternité.

Teintant ses prémisses d’accents tantôt verlainiens, tantôt rimbaldiens – « du soleil pâmé à la traîne sur les meubles vernis de notre maison », « on s’époumone sur des félicités », « des mouchoirs mignons de dentelles » « les sourires mousseux se rassasient de mille riens », etc. –, Bessette travaille sa prose par intensités, syncopes, éclats, boucles ; on entend son clavier cahoter, tout n’est plus que fusées (au sens baudelairien), ritournelles, bris de cantiques, et la cadence, en apparence épileptique, est plus charpentée et plus grisante que le vin des amants le plus noir. Car ce que ses personnages gagnent en biens matériels, ils le perdent évidemment en volonté d’aimer, et leurs sensations, s’étant trouvé un siège plus creux qu’une vitrine, ne sont plus façonnées que par la matière, la texture, la couleur, le poids et l’aune des « articles » qu’ils accumulent, soit en intention soit en acte. « Elle remplace les lettres du cœur par les opérations de la tête », est-il écrit à un moment.

Dans La Tour, Bessette ose tout, tente tout, réussit tout, sur le fil chantant d’un rasoir qu’elle applique autant à son écriture qu’à notre lecture. Qu’il s’agisse de dire, d’un pinceau définitif, la nature capitulée :

« Charmante dans la blancheur cruelle, asentimentale, indifférente de la saison immobile. Les arbres du parcs tiennent en l’air quelques dernières feuilles rebelles. Paysages aux mélancoliques parades »,

de rendre tangible le fractionnement d’un rire en un saute-mouton syntaxique et renversant :

« Le rire de Louise n’est pas le bon grand rire des gens simples dont le bonheur éclate sur les joyeuses figures sans malice. Néanmoins il ranime les invités. Les réchauffe. Les redonne à la réalité. Les tire de la mortelle stupéfaction. De la surprise aux lignes rigides. De la peur. De l’angoisse. Que suscite le drame ? Au bord du drame. Il camoufle la dramatique surprise de la convoitise allumée dans laquelle on s’est plus à plonger. Les délivre de l’effroi glacial. Quand le bonheur est pour les autres. »,

ou de faire vibrer l’effarante mosaïque d’un grand magasin tel un cyclotron :

« Ceux qui sont en bas. Ceux qui montent. Celui qui hésite. Grappes au comptoir. Doublées dans les glaces. Ceux qui s’en racontent. Celui qui résiste. Des rubans en couleur. Voltigent dans l’espace. Des arcs dans le ciel. S’entrechoquent. Celles qui choisissent. Ceux qui ramassent les paquets. S’éloignent. Commandent, appellent, questionnent, interrogent, répondent, écoutent, répètent, expliquent. Ceux qui se consultent. Déposent des fardeaux. Cherchent des yeux. Déchiffrent des panonceaux. A haute voix dans le tumulte. S’exclament, démentent, affirment, s’inquiètent, s’angoissent, se décident. Soudain. Note de leur crayon mine. Des prix que l’on détermine. Les hautes vitres des portes tournent sans discontinuer. Allées, venues. Vitesse du croisement. Temps du dépassement. Celle qui examine. La durée de la poursuite. Celle qui s’achemine. Les mouvements dispersés, croisés. Centrifuge. Ceux qui cherchent refuge. Celui qui surveille vêtu de noir. A la noce. Cérémonie. Braderie baroque. Foire fantastique […]. »

Hélène Bessette est animée d’une grâce d’une haute technicité, qui lui permet de dire et la vie et son désenchantement, dans le même mouvement d’une langue pluriel, magique, tactile, abordant toutes choses avec une précision d’explosante-fixe, opposant la richesse de sa prononciation supérieure au crépitement ignare des « babioles mirobolantes ».

mardi 12 mai 2009

Fausse commune (sur Ida ou le délire, d'Hélène Bessette, éd. Laureli)

Les éditions Laureli publient cette semaine un nouveau texte d'Hélène Bessette, Ida ou le délire (suivi de Le Résumé). Ida, personnage principal mais personnage absent, parce que disparue, morte, écrasée par un camion, qui dira ce qu'elle fut? C'est l'objet de ce roman à tâtons, panoptique de voix vouées à témoigner, mais aussi à taire, car personne ne savait qui vraiment était Ida, si ce n'est qu'Ida était une servante, donc inférieure de toute éternité. Ceux qui en parlent, donc, ici, par bribes, souvenirs et jugements mêlés, sont ses propriétaires. Et comme souvent chez Bessette, l'approche est disjonctive, intermittente, on sent sous l'énoncé le fard de l'énonciateur (et même le prix qu'a coûté ce fard) – car Ida est, était, à sa façon, une Félicité, avec, comme chez Flaubert, sa chambre où nul n'allait jamais. Ida est une femme âgée, une servante: qu'est-elle d'autre. En quoi sa mort va-t-elle la changer?
Bessette, qui manie l'ironie comme un fragment d'uranium, crée autour d'Ida un prisme d'énoncés qui jamais ne parvient à filtrer de véritable lumière, car ceux qui parlent ne connaissaient pas Ida – ils la possédaient, c'est tout. Et leur condescendance est un siège sur lequel se trémousse leur sage conscience d'assis. Ils l'avaient pourtant prévenu,e Ida: "Regardez pas vos pieds comme ça." Les aurait-elle regardé ses pieds, qu'elle aurait peut-être traversé dans les clous, au lieu de se jeter sous ce camion… Mais les pieds de Ida, c'est ce qui la définit: des souliers à 30 francs, pour elle qui travaille chez les riches, ceux qui ont un balcon, et un balcon ça va plutôt taper dans les 300 000. Problème de Ida: il y a entre 30 et 300 000 un abîme infranchissable.
Pourtant, Bessette ne se contente pas d'écorner la muflerie des maîtres pour bâtir un tombeau à l'humble servitude involontaire. Ida est avant tout (en tant que tiers état à elle toute seule) un trou noir, un objet complexe, qui permet à l'écrivaine Bessette d'en faire un attracteur d'épithètes, de substances, jusqu'à épuisement (impossible) de la matière Ida: Ida-Chose, Ida automate, le cas Ida, Ida non protégé, l'enfant-Ida, Ida-clown… Pullulement étiologique qui n'aboutit pas, dont on ne sait s'il remplit ou vide Ida, d'une substance ou d'un manque. Avec une obstination fractale, les énoncés se ruent sur le trou noir-Ida et – c'est ce qui intéresse Bessette – permettent à la phrase de "décrocher", de changer de vitesse, de déboîter, soit pour aller vers le silence, soit pour vibrer, lyrique, soit encore pour faire tourner la machine à paroles, ricocher les points de vue.
On sent que Bessette tient là un thème moteur, une étoile morte qui rayonne encore. Entre les proprios vampires qui sucent la moelle Ida, vivante comme défunte, et la phrase qui la relance dans tous les coins de la galaxie langagière, Ida dérive, inacessible mais charnelle, avec tout son barda de dentelles et de confiture, ses secrets, ses clés, son esprit, sa mort.

"Méditation longue et douloureuse
blasée rageuse silencieuse résignée
sur un cas.
Un cas particulier.
La pauvre Ida et sa mort."

N'hésitant pas à moquer, à travers le spectre des voix qui tentent de définir ce qu'était Ida, la propre démarche de l'écrivain qui presse sans fin la pulpe de son sujet (ou plutôt: objet), Bessette, une fois de plus, témoigne de ce phrasé irradié de liberté, avec ses déhanchés syntaxiques, ce goût du rejet (le versifié refoulé…), cette façon de casser la gangue narrative pour en faire jaillir une pépite, un os blanchi:

"et Ida dans un troisième espace
maintenant tordue sur l'asphalte sec de l'été."

"Sur l'asphalte sec de l'été": Un énoncé qui n'était possible que dans la grammaire bessettienne, après torsion et poussée à l'extase du mystère-Ida. A la fois tombeau pour une servante défunte, vaudeville de voix veules experts en ravaudages de souvenirs exsangues, poème-cristal mitraillé par le chariot d'une Bessette-Remington balançant toujours entre fêlure et folie (ne pas oublier l'autre titre de Ida: "ou le délire").

Ida ou le délire est suivi d'un texte intitulé Le Résumé, présenté par Julien Doussinault, dont on parlera sûrement très bientôt. En attendant, refermez La Princesse de Clèves (on a assez donné ces derniers temps…) et lisez Bessette.