mercredi 14 octobre 2009

De nos yeux maternels ne craignez point les larmes


Vous avez peut-être eu vent des déconvenues de Tatiana de Rosnay. Si ce n'est pas le cas, lisez l'article qu'y consacre Hubert Artus sur le site Rue89. En gros, Tatiana de Rosnay, écrivaine de son métier, est sommée par les autorités françaises d'apporter la preuve qu'elle est de nationalité française si elle souhaite se rendre aux Etats-Unis. En effet, son père, qui est français, est né sur l'île Maurice. Et sa mère est française elle aussi, mais par mariage, car elle était, attention attention attention: anglaise ! (née à Rome, de surcroît). Bon, le mari de Tatiana, lui, est français – mais bon, encore faudrait-il qu'il en apporte la preuve, non? Allez, ne soyons pas trop regardants sur ce coup-là. Mais Tatiana et son mari se sont unis… en 1987, date bien trop récente (ah bon?) pour que ce mariage fasse de Tatiana une Française à part entière. Du coup, Tatiana de Rosnay doit fournir toute une série de justificatifs pour avérer ces faits. Elle doit "lever le doute" sur ses origines. Remonter jusqu'à deux générations, au moins.
Evidemment, Tatiana de Rosnay n'est pas la seule dans ce cas. Et on peut supposer, espérer, que son cas sera réglé rapidement – il ne sera pas visiblement pas réglé assez rapidement pour qu'elle puisse se rendre aux USA où elle comptait assister au tournage du film tiré de son livre, Elle s'appelait Sarah. Alors, de deux choses l'une:
Soit les autorités comprennent que tout ça ne leur fait pas une très bonne publicité – Tatiana est connue, son père est un scientifique décoré de la légion d'honneur et de renommée mondiale… – et elles accélèrent et adoucissent les formalités. Dans ce cas, elles témoignent d'une tolérance par rapport à leur "nouvelle éthique" qui ne fait que souligner leur intolérance pour une population moins anonyme.
Soit elles restent inflexibles (et ridicules, et dangereuses), et attendent que Tatiana leur donne les preuves de cette fameuse nationalité française, ce qui ne peut que mettre de l'huile sur le feu.
Dans les deux cas, elles ne font que témoigner de leur "ligne": ratissons large pour ne pas être trop accusé de faire de la sélection. Car pour eux, qui dit nationalité dit sélection – et le mot "sélection" a un passé, comment dire… un passé tout sauf passé.
La loi estime que "La charge de la preuve en matière de nationalité française incombe à celui dont la nationalité est en cause. ” – mais visiblement, la nécessité de remettre en cause la prétention à cette nationalité est du ressort de l'Etat. C'est même devenu son passe-temps favori. Il faut dire que dans notre belle partie, le fait d'avoir un père prestigieux (je pense à Tatiana) ne vous garantit en rien le moindre passe-droit, sinon, où irait-on, on risquerait de tomber dans une version abâtardie du népotisme, non non non, ce n'est pas le genre de la maison.
Je crois me rappeler que mon père est né à Alger, donc "à l'étranger" (sauf si nos anciennes colonies ne comptent pas dans la rubrique "à l'étranger"… Pour l'île Maurice, c'est un peu compliqué, car les Anglais nous l'ont piquée en 1810 et elle fait partie aujourd'hui du Commonwealth des Nations…), mais qu'il, mon père, était français (enfin, je le suppose, car je ne lui ai jamais demandé de preuves, idiot que je suis). Je me suis rendu récemment aux Etats-Unis en toute impunité. C'est louche. Dois-je me réjouir ou m'inquiéter qu'on me laisse tranquille? J'ai comme l'impression que d'autres générations se sont déjà posé cette question à des époques point trop lointaines. Et que "se réjouir" était alors souvent modéré par la question "combien de temps encore?"
Néanmoins je garde confiance. En cas de conflit armé, ils cesseront d'être aussi tatillon et je suis sûr que nous aurons le droit d'aller donner notre sang pour madame la patrie sans avoir à leur coller nos empreintes digitales sous le nez.

jeudi 8 octobre 2009

Rayon Federman


Raymond Federman n'est plus. La vie: take it or leave it.
C'était en juillet dernier – j'avais envoyé à Raymond Federman un texte que je venais d'écrire sur son livre à paraître, Les Carcasses, et il m'avait répondu un très gentil mot, dans lequel il disait, entre autres choses:
"J'ai dejeûné récemment avec John Barth qui me disait avec une certaine amertume que notre travail -- les livres que ceux de notre génération ont écrits en bouleversant l'idée du vieux roman [exhausted] -- ne comptent plus -- c'est triste mais c'est comme ça."

Il était plutôt content de voir qu'ici, grâce à Laureli et quelques autres, la chanson continuait. La dernière fois que je l'avais croisé, dans une librairie parisienne, il m'avait parlé de son nez, bien sûr, mais aussi de la traduction de ses livres, entreprise croisée et infinie, mais aussi de la lumière qu'il voyait depuis sa fenêtre. Je ne sais pas pourquoi, mais je l'avais visualisé, cette fenêtre, ainsi que le soleil qui déconnait derrière à pleins tubes. On s'était dit à bientôt, parce que c'est la seule chose à dire quand on s'en va.

mardi 6 octobre 2009

Demoniak, Le feuilleton III


HAHA HA HA HA HA HA
– Mon Dieu, Sam, on nous observe!
– Sales petits voyous! Je vais leur régler leur compte!
– Alors, grand-père, tu t'attaques aux nourrissons maintenant?
– Après tout, c'est peut-être lui la nurse de la petite…
– Sales petits vauriens, je vais vous apprendre la politesse! Je vais tous vous tuer! TOUS!
– Tu as vu? Il s'énerve!
– Tu vas apprendre à tes dépens ce que sait faire un croulant devant des voyous à la mie de pain de votre espèce!
– AH!
– Et alors, petites crapules, toujours envie de plaisanter?
– Eh! Attention, il est armé!
– Garde ton calme, Ted!
– Vieux bouc! Je vais lui rendre la monnaie de sa pièce!
– Sam! Sam… Je t'en prie, partons! J'ai peur, Sam!
– Fiche-moi la paix, toi! Je veux donner une leçon à ces petits miséarbles!
TLAC!
– Retourne dans ta tombe, imbécile, tu pourrais prendre froid!
– AHHHGH!

dimanche 4 octobre 2009

Forcer le mufle aux océans poussifs

"Je regrette l'Europe aux anciens parapets": non, ce n'est pas ce que dit, ce qu'écrit Camille de Toledo dans son livre Le Hêtre et le Bouleau, essai sur la tristesse européenne, paru le 1er octobre aux éditions du Seuil dans la collection La Librairie du XXIème siècle. L'auteur, s'il ouvre son livre par un sentiment mélancolique, prend vite soin de le distancer de toute nostalgie, pour se concentrer sur les sources et les formes d'une "tristesse" qui serait comme l'ombre d'une joie, joie survenue avec la Chute du Mur de Berlin.
Novembre 89: que tombent ces murs de briques si tu ne fus pas bien aimé… a-t-on envie de murmurer. L'Europe, pioche à la main, célèbre la fin d'une scission, à défaut d'une suture. Et tandis que l'Est va voir ce qu'est cette mythique liberté de l'Ouest, tandis que l'Ouest se voit ouvrir un nouveau marché, un homme s'installe au pied des pierres tombées pour jouer Bach. C'est Rostropovitch, mais personne ou presque ne voie les passants historiques lui jeter des pièces, l'ayant pris à tort pour un mendiant. Partant de cette méprise, du sens de cette méprise, Toledo revient sur l'événement pour nous aider à le penser en termes d'oubli et de mémoire. La joie iconoclaste née de la cassure de la cassure n'aurait-elle pas caché une tristesse nouvelle, celle qui surgit de la disparition de l'autre. Car après la Chute (quel nom négatif pour désigner un geste censément porteur d'espoir…), "nous sommes condamnés à la gestion ou à la survie, au règne d'une animalité technocratique ou affamée".
Toledo a le courage et l'intelligence de se demander comment penser une Europe qu'on suppose et espère débarrassée de ses deux piliers, la sélection des races et la lutte des classes. Car si ce grand ménage nous dévoile le danger de toute "eschatologie politique", il signe aussi le glas des rêves de "transformation collective".
Donc, nul regret. Mais un constat, qui appelle pensée et acte: "La pédagogie du XXème siècle, obnubilée par la non-reproduction des crimes, nous interdit d'expérimenter des avenirs possibles". Comme si le simple savoir du passé garantissait la conduite morale.
Toledo se sert alors d'arbres pour dépasser son propos. Après le rhizome deleuzien, qu'il connaît parfaitement, l'auteur a recours au hêtre, arbre européen par excellence, aux feuilles caduques, ce qui fait de lui un être-h, un h-être, qui s'inscrit très judicieusement dans la ligne de l'hontologie lacanienne et de l'hantologie derridienne. L'hêtre n'est pas seul: il a en face de lui le bouleau, cet arbre indissolublement lié aux temps concentrationnaires, tels que rapportés, entre autres, par Levi et Chalamov.
Les bouleaux coupés, pouvons-nous vivre à la seule ombre de l'hêtre européen? Toledo nous propose alors de lire ou relire un magicien nommé Oz, Amos Oz, ainsi que Kertész, et nous engage à penser l'acte de l'oubli, et la peur qui y est liée. Après les monuments, après les cimetières, que peut édifier la mémoire si elle veut affronter l'avenir? La réponse, le terrain de recherches est sans doute à guetter du côté de la langue. Et Toledo de rappeler l'énoncé suivant, signé Umberto Eco: "La langue commune de l'Europe, c'est la traduction". Non pas imposer une langue – on a vu et on voit ce que ça donne… – mais créer une "école du vertige", actualiser "la polyphonie des récits". Toledo termine son livre par des propositions, concrètes, enthousiasmantes. Il nous dit l'enjeu de la traduction, non comme machine à importer ou exporter des produits culturels, mais comme babélisation jubilatoire des savoirs encore éparpillés. Comme circulation dans un espace multiplié. Utopie linguistique? C'est précisément cela que cherche Toledo: la création d'une utopie comme moteur à la prochaine aventure européenne. On peut par ailleurs faire un tour sur le site de la Société européenne des auteurs, en particulier de ce côté-ci.
Que peut-on souhaiter à Toledo ? A cette question, posée un jour par John Jefferson Selve, l'auteur a répondu très clairement: "Des complices." Message reçu.

jeudi 1 octobre 2009

Demoniak, Le feuilleton III


– Alors, laquelle choisissons-nous?
– Je propose de commencer par la dernière pour éviter que les autres nous voient…
– Allons-y, mais n'oubliez pas de mettre un mouchoir sur votre visage!
– Pat a raison: ainsi personne ne pourra nous reconnaître!
– Oh! C'est formidable! Encore mieux qu'au ciné!
– Alors vous avez compris ce que vous devez faire: Ted ouvre la portière et moi je parle. Vu?
– Pouah! Tu as vu cette horreur? Partons vite où je vais vomir!
– S'il ne restait plus que des filles comme elle sur la terre, la race s'éteindrait vite!
– Essayons plutôt celle-là!
– J'espère qu'on ne va pas y trouver une autre femme-vampire comme tout à l'heure!
– Non! Cette fois-ci c'est un homme-vampire! Mais tu as vu la fille qui est avec lui?
– Oui! Tout à fait le genre que j'aime!
– Oh! Je t'en prie… je t'en prie, Sam! Que dirait mon père s'il venait à apprendre… Toi, son meilleur ami!
– Allons, allons, Suzy! Comment ton père pourrait-il imaginer que tu es sortie avec moi?
– Je ne sais pas… Mais s'il venait à l'apprendre quand même?
– Nous ferons en sorte qu'il n'en sache jamais rien! A condition que tu ne lui dises pas, évidemment…
– Moi? Mais tu es fou! Je préférerais mourir!
– A la bonne heure! Alors chasse ces mauvaises idées et viens plus près de moi!
– Eh bien! Elle n'est pas dégoutée pour embrasser cette vieille ruine!