dimanche 16 octobre 2022

La Maison des feuilles, clé en main et à Bordeaux

 



À l’occasion de la sortie de la nouvelle édition "masterisée" du livre culte La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski (éd. Monsieur Toussaint Louverture), venez assister mardi 18 octobre à une rencontre avec son traducteur Claro et l'éditeur Dominique Bordes, animée par Nicolas Martin.

Une occasion de revenir sur ce livre hors du commun et d'aborder les questions de traduction et d'édition qu'il a posées.


AdresseStation Ausone, 8 rue de la Vieille-Tour, Bordeaux 

La rencontre sera diffusée en direct sur la chaîne YouTube de la librairie Mollat : https://www.youtube.com/LibrairieMollat?cbrd=1&ucbcb=1


vendredi 14 octobre 2022

Traduire Hitler: les justes mots de Mannoni


Traduire Hitler
, d'Olivier Mannoni, est un livre arc-en-ciel, en ce que son spectre nous fait passer par plusieurs couleurs, qui toutes s'opposent à un certain "brun". Ecrit et publié après la parution de l'ouvrage Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf, ouvrage comportant la traduction (commentée) effectuée par Mannoni du livre de Hitler (éd. Fayard), Traduire Hitler ne se contente pas de retracer la genèse de ce projet éditiorial et d'aborder des questions de traductologie – loin de là.  C'est un véritable livre de bord, sensible et raisonné, mettant en scène l'intelligence et le savoir d'un traducteur face à une tâche pour le moins délicate, qui plus un dans un contexte délicat. Mais en disant "délicat", nous risquerions d'édulcorer la situation, et c'est précisément ce type d'écueils contre lesquels a dû lutter Mannoni. 

Plutôt que d'en rester aux faits, l'auteur revient sur son parcours de traducteur, et l'on mesure alors combien son investissement le disposait à affronter le laid labeur de traduire la prose indigeste d'Hitler. Un investissement moral, érudit, nourri des œuvres de George Grosz, enrichi par de nombreuses traductions liées au nazisme – aux camps, à la Shoah, à la médecine nazie –, un parcours tenace qui nécessitait une solide formation et un estomac non moins solide, au service d'une cause que Mannoni résume ainsi:

"[…] la connaissance de ces textes [les textes écrits par des Nazis] est indispensable, accompagnée par les études des historiens, pour comprendre le fonctionnement de ce régime et, plus généralement, les aberrations des systèmes fondés sur la haine et l'oppression."

Aberration, haine: ces deux éléments, avant d'être des outils concrets et dévastateurs, doivent avoir pénétré la langue, et c'est tout le travail du grand traducteur qu'est Mannoni que de rendre palpable leur insistance dans la syntaxe, le lexique, etc. D'où ce parti pris, en accord avec les éditeurs français, de ne pas essayer de rendre plus "intelligible" qu'elle ne l'est la langue pataude et syllogistique de Hitler.

Le livre de Mannoni revient sur les diverses polémiques qui ont entouré la parution de l'ouvrage, abordant la question essentielle du pourquoi: pourquoi re-traduire Hitler? Pourquoi passer huit ans de sa vie sur une prose immonde qui, de l'avis de certains, comme Johann Chapoutot, "n'a pas joué un rôle central dans l'histoire du nazisme"? A cette question, les réponses qu'apportent Mannoni sont nombreuses, mais l'une d'elles ressort tout particulièrement. 

Dans le dernier chapitre de son livre, intitulé "Echos lugubres", Mannoni, après nous avoir expliqué, exemples à l'appui, comme le nazisme, et Hitler en particulier, avait dévoyé la langue allemande pour, à force de néologismes souvent euphémistiques, faire passer en sous-main l'horreur, prend le temps de remettre quelques pendules à l'heure. Ce rapport vicié au langage n'a pas disparu en 1954, loin de là, et ne s'est pas limité à sortir de la bouche d'un ou d'une Le Pen – depuis l'immonde "Durafour crématoire" de Jean-Marie jusqu'à "l'immigration bactérienne" de Marine. Cet usage frelaté, qui est bien sûr l'apanage de la vieille extrême droite, s'étend comme une marée boueuse, et Mannoni rappelle intelligemment quel chemin le mythe du "grand remplacement" a fait depuis Hitler, comment il est passé de Renaud Camus à Valérie Pécresse en passant par Brenton Tarrant et Zemmour. Il nous rappelle que Viktor Orban a parlé de "race hongrois", comme d'une "race non-mixte". Que Trump a plus d'un point commun avec Hitler: même syntaxe fautive, même raisonnement faussé, même intensité haineuse. Le constat est terrifiant:

"Nous assistons à la remontée des égouts de l'histoire. Et nous nous y accoutumons."

Mannoni, lui, ne s'y accoutume pas, et nous engage à ne pas nous y accoutumer, pour peu que nous réfléchissions, avec lui et quelques autres, sur la façon dont le fascisme a utilisé la langue pour parvenir à ses fins:

"La réflexion circulaire et obsessionnelle, la dégradation du langage allant jusqu'à la dissolution des concepts, l'interversion des termes et des valeurs […] ouvrent grand les portes à ceux qui n'ont justement aucune valeur."

Que ce soit un traducteur qui vienne nous rappeler, nous expliquer, nous faire entendre toutes ces choses n'est pas anodin – et sans doute pourrait-on imaginer un sens nouveau à l'expression "traduire en justice". Notre rapport au langage, dans la vie de tous les jours, est bien souvent négligé, inconscient, impulsif, et nous risquons, si nous n'y prenons garde, de devenir de simples émetteurs de "phrases" ou de termes aussi vides que dangereuses – sans-dent, traverser la rue, ceux qui ne sont rien, etc. Il nous importe, à un moindre degré, d'apprendre à traduire le flot des discours qui nous assaillent. De traduire ce qu'on nous dit pour ne pas être trahi par ce qui est dit.

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Olivier Mannoni, Traduire Hitler, éditions Héloïse d'Ormesson, 15€

mardi 11 octobre 2022

Prix Sade 2022: L'apparence du vivant, un roman signé Charlotte Bourlard

UNE TAUPE CHEZ FLAUBERT

Si, comme l’a dit Buffon, le style, c’est l’homme même, pourquoi ne pas remonter encore un peu plus haut dans la chaîne alimentaire de l’écriture, et avancer que la taupe est le style même. Oui, la taupe, ce talpidé fouisseur, qu’on estime ravageur alors qu’il élimine les limaces. Mais ne quittons pas Buffon tout de suite. Penchons-nous le temps de quelques lignes sur sa conception, sa vision de sa taupe : « La taupe, sans être aveugle, a les yeux si petits, si couverts, qu’elle ne peut faire grand usage du sens de la vue ; en dédommagement, la Nature lui a donné avec magnificence l’usage du sixième sens, un appareil remarquable de réservoirs et de vaisseaux, une quantité prodigieuse de liqueur séminale, des testicules énormes, le membre génital excessivement long ; tout cela secrètement caché à l’intérieur, et par conséquent plus actif et plus chaud. » L’avantage ithyphallique pallie-t-il vraiment l’acuité de la vision ? Laissons le soin aux micropéniens extralucides et aux porn-stars presbytes de résoudre cette épineuse question. Revenons plutôt à la taupe même : creusons la chose. Avant d’établir ses quartiers chez Kafka, ce petit animal a longtemps vécu en terre flaubertienne. Il n’est que d’ouvrir le Dictionnaire des idées reçues du maître de Croisset, pour y trouver sa définition, héritée non sans malice du sieur Buffon : « Taupe. Aveugle comme une taupe. Et cependant elle a des yeux. » Remballons notre sourire ; prenons au sérieux cette assertion. On peut avoir des yeux et être aveugle – autrement dit, ce n’est pas parce qu’on a l’organe adéquat qu’on sait s’en servir. Avoir des visions, en revanche, ne nécessite sans doute guère d’yeux, ou du moins pas de ceux qu’on se frotte machinalement, d’où coulent des larmes proverbiales, qu’on promène sans penser à rien sur tel ou tel paysage. J’aimerais ici avancer l’idée d’un devenir-taupe chez Flaubert. Et tant qu’à faire, d’un devenir-taupe du lecteur de Flaubert. Lors de ma première découverte (scolaire) de Madame Bovary, on m’avait assigné une tâche que j’avais bien vite jugée fastidieuse. On m’avait demandé de relever les occurrences de l’usage de l’imparfait dans ce roman de mœurs. Bêtement, en jeune veau, j’avais établi une liste exhaustive de toutes ces « imperfections » du verbe, en les commentant vaguement, à ras d’humus. Non, m’expliqua le professeur présidant à mon destin, tu n’as pas compris. Où vont ces imparfaits ? Jusqu’où s’enfoncent-ils ? Ou ressortent-ils ? J’avais fini par me prendre au jeu et sonder plus gaillardement les galeries de Madame Bovary, sur quoi s’ouvrit alors, se déplia, ou plutôt m’apparut, tel un prodigieux plan en coupe, l’insoupçonné réseau de la grammaire flaubertienne. Je vis soudain l’imparfait fouisser jusque dans les galeries du passé simple, délogeant sans vergogne ce dernier. Je venais, ni plus ni moins, d’entrer en littérature. Le terrier Flaubert avait fait de moi une taupe, ou du moins un jeune rongeur épris de tunnels. J’ignorais bien sûr à quel point la symbolique – ou plutôt la technique – de la taupe importait à Flaubert. Déjà, dans la version de 1848 de La Tentation de Saint Antoine, la bestiole fait deux apparitions remarquées : « L’âme chaste retournera dans le corps de la taupe, et elle forniquera avec son père et avec sa mère, avec ses enfants et avec ses sœurs. » Et, un peu plus loin : « Qu’est-ce qui fait que les aigles sans tomber se Soutiennent au-dessus des nuées, et que les taupes Sans étouffer se promènent sous la terre ? » Il est clair que cette taupe entretient un rapport complexe avec les pulsions de vie et de mort. Aussi souterraine soit son existence, elle n’oublie pas d’engendrer et de respirer, même aveuglément. Mais en quoi est-t-elle stylistiquement pertinente ? Là, il convient je crois de s’aventurer dans la Correspondance de Flaubert, ce prodigieux réseau de galeries qui, à force de pulvériser la vision classique qu’on a de l’écriture, aboutit à une définition organique, quasi animale du travail poétique. Le 22 septembre 1853, Flaubert, dans une lettre à Louise Collet, écrit ceci : « Il faut se refermer, et continuer tête baissée dans son œuvre, comme une taupe. » Comprenons deux choses : non seulement l’écrivain doit travailler dans l’obscurité toute relative de son œuvre, sans se laisser distraire (admettons que cela devrait aller de soi…), mais encore, mais surtout, il bâtit son œuvre de façon à ce qu’on puisse circuler d’un œuvre à l’autre en empruntant telle ou telle galerie, creusée à la seule force motrice de motifs, de sonorités, d’images, etc. L’œuvre doit être poreuse à elle-même, et c’est à cette seule condition qu’elle peut rêver d’être organique, et non bêtement technique. Grande leçon : plus l’auteur fouisse, et plus le lecteur, à son tour, s’enfonce. (Courage, fouissons !) Et quand Flaubert déclare, toujours dans Correspondance, « La vie ! la vie ! Bander tout est là ! », repensons brièvement à l’impressionnant attribut de notre amie la taupe, que nous avons évoqué plus haut. Qui bande ici ? Le sexe de la taupe ? N’est-ce pas plutôt son œil ? La vision de Flaubert, en perpétuelle érection, écarte alertement les plis du réel pour s’en aller germiner en profondeur. Mais, me direz-vous, où sont les taupes dans Madame Bovary ? Y en a-t-il seulement ? Eh bien, oui, il y en a – mais elles recèlent un des plus grands mystères de la littérature. Rappelez-vous. Charles Bovary vient de perdre sa première épouse – la « première » Madame Bovary (le roman en comporte quatre : la mère de Charles, la première femme de Charles, Emma, et enfin leur fille Berthe). Le père Rouault, lui aussi veuf, tente de remonter le moral à Charles en lui contant son propre chagrin. Et là, il dit ceci – ou plutôt Flaubert écrit cette phrase incroyable : « Quand j’ai eu perdu ma pauvre défunte, j’allais dans les champs pour être tout seul ; je tombais au pied d’un arbre, je pleurais, j’appelais le bon Dieu, je lui disais des sottises ; j’aurais voulu être comme les taupes que je voyais aux branches qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin. » Vous avez bien lu : « j’aurais voulu être comme les taupes que je voyais aux branches qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin ». Que font ces taupes dans les arbres, laissées là à pourrir ? S’il s’agit d’une tradition paysanne, liée ou non à la région, je n’en ai trouvé nulle part la mention. Il doit y avoir une explication, sans doute. Mais je veux croire que l’image d’une taupe suspendue, arrachée à son lacis de galeries, exposée en plein jour, comme un chagrin crûment exhibé, nous dit autre chose. Qui sort de son labyrinthe secret encourt de grands risques. Le fait est que, dès qu’Emma s’arrache à son dédale de lectures et de songes, dès qu’elle grimpe aux branches du réel, la mort entre en elle (quand Rodolphe lui déclare sa flamme, il le fait d’ailleurs sur un « tronc d’arbre renversé ».) La taupe-Emma, crevée, enfin ? Ses dernières paroles ? « L’Aveugle ! »