Quand Brecht écrit Dans la jungle des villes, il a vingt-trois ans: le roman d'Upton Sinclair est paru seize ans plus tôt, en 1905, donc; de nombreux gangs se partagent Chicago, la Prohibition n'a fait qu'empirer les choses, mais déjà l'asphalte brûle dans la tête du jeune auteur de Tambours dans la nuit. Cette fois-ci, il met en scène un combat, d'essence faustienne, une logomachie à deux têtes : Garga et Shlink. L'un est bibliothécaire, l'autre négociant en bois. Le second veut acheter l'opinion du premier. Le premier croit en la liberté humaine, l'autre en l'abîme de la manipulation. Ce pugilat dévoyé donne lieu, dans la pièce de Brecht, à un autre combat, celui entre le discours dramaturgique et l'explosion lyrique, et c'est au cœur d'un Chicago hanté par les flammes et la pègre que le jeune Bertold pose une bombe nommée Rimbaud, ce même Rimbaud qui avait déjà, quatre ans plus tôt, irrigué l'incroyable Baal. Et donc, loin d'engluer une dialectique musclée (on est sur un ring, le ring de la ville, des échanges) dans un pur affrontement social, Brecht se permet, une fois de plus, de faire fuir son texte de partout, d'offrir à ses personnages des crises de voyant, comme pour mieux rappeler que la trajectoire Rimbaud est une clé, que la désertion de la poésie pour le commerce des armes est bien sûr plus complexe qu'il n'y paraît, et qu'on n'y perd pas seulement la jambe et l'âme.
Le metteur en scène Clément Poirée s'est emparé de ce texte, dans la vivace traduction de Stéphane Braunschweig, et c'est en ce moment même, au Théâtre de la Tempête, à Vincennes, qu'a lieu la déflagration brechtienne, du 8 mai au 7 juin.
Tout commence, pour les spectateurs, par un premier séjour dans une anti-chambre, une arrière-scène où, assis en vrac, ils assistent à l'irruption de Shlink et sa clique dans la vie libre mais poussiéreuse du commis en bibliothèque, Garga. Par paliers, la lave fuse, la salive crépite, l'insulte fait monter les enchères, la danse des corps s'énerve, il faut partir, gagner l'arène, le ring – des bonimenteurs crapeuleux invitent le public à traverser la scène pour aller prendre place, plus durablement, de l'autre côté. Dépourvue de coulisses, la scène est pour les acteurs l'objet d'un réaménagement constant où les décors glissent en grinçant entre chaque tableau, ballet d'ombres où de drôles de nef tournent et s'éloignent, changent et reviennent. Face à un Shlink à la fois monolithique et mystérieusement sournois (Philippe Morier-Genoud) se débat et vibrionne un extraordinaire Garga (Bruno Blairet).
Blairet crée un Garga tout en épilepsies et glissades, modulant sa voix à coups de fièvres et d'élans, l'amenant à cogner et valser, à se payer 'ahans, d'éclats de rire, le préparant à l'invasion Rimbaud comme à la prostration Beckett. Il le force à emprunter des métamorphoses, lui fait mouiller sa chemise et l'habille de mauve satiné, le change en geisha opiomane, en paratonnerre athée, en ludion loquace. Reliant tous les autres personnages tel un courant électrique envieux des tensions, de leurs baisses comme de leurs hausses et sautes, l'acteur déplie sans cesse la force têtue de Garga, l'amenant tantôt à se dissoudre tel un rêve haschischin, tantôt à se crisper à la façon d'un poing vengeur. Incarnation du juste épris de déchéance, fier hermaphrodite du bien et du mal, l'homme qui vend son ombre pour mieux la faire exploser au soleil de la conscience publique refuse de prendre Shlink pour le dieu calculateur qu'il est sans doute. A aucun moment, Blairet ne laisse son Garga en paix: il le violente et le caresse, l'éloigne et le jette, et quand il se frappe le front avec des livres ce n'est pas pour se faire rentrer des éclats de poésie dans la tête mais pour diffuser les violents échos d'une saison infernale, des mots mâchés et recrachés, voués à la pâture charmée de l'audience.
Face à lui, ou dans son dos, à sa traîne, voire à sa place, Philippe Morier-Genoud est un Commandeur d'exception qui donne à la pièce des accents à la Don Juan: présence à la fois discrète (il descend comme la nuit) et massive (il occupe l'espace en tyran confiant), Shlink offre à Garga une surface noire qui cherche à l'absorber. Le combat est physique, poétique, c'est Arthur petit poucet rêveur contre le sieur Rimbaud négociant en armes, c'est aussi, et c'est surtout, Brecht dadaïste sentant monter en lui l'instance marxiste, le grand basculement de l'engagement.
Dans la jungle des villes est plus qu'un match éthique, c'est une course, une cavalcade, le dernier numéro de cirque d'âmes damnées par la question du choix. Tour à tour maquillée, suante, gominée, déformée, raidie, rageuse, inspirée, la gueule Garga souffle son increvable vie et nous laisse le soin de ne pas décider qui a gagné et qui a perdu.
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Dans la jungle des villes, de Bertolt Brecht
Production : Compagnie Hypermobile
Texte français : Stéphane Braunschweig
Mise en scène : Clément Poirée
Avec : Philippe Morier-Genoud, Bruno Blairet, Catherine Salviat, Raphaël Almosni, Laure Calamy, Julie Lesgages, David Stanley, Geoffrey Carey, Dominic Gould, Laurent Ménoret
Scénographie : Erwan Creff, assisté de Caroline Aouin
Lumières : Maëlle Payonne
Collaboration artistique : Nina Chataignier
Son : Stéphanie Gibert
Maquillage : Faustine-Léa Violleau
Costumes : Hanna Sjödin
Photo : Fabien Blondin
Théâtre de la Tempête • La Cartoucherie • route du Champ-de-Manœuvre • 75012 Paris
Réservations : 01 43 28 36 36
www.la-tempete.fr
Du 8 mai au 7 juin 2009, mardi, mercredi, vendredi, samedi à 20 h 30, jeudi à 19 h 30, dimanche à 16 heures
Durée : 3 heures, avec entracte
18 € | 13 € | 10 €
Mercredi tarif unique : 10 €