Le 3 octobre 2013, Maylis de Kerangal est dans sa cuisine quand la
radio fait état d’un naufrage : plus de trois cents migrants noyés et un
nom, qui surgit de l’eau et des ondes :: Lampedusa. De même que derrière
le Balbec proustien se cache une ville du Liban, ce mot de Lampedusa
(« nom de pays : le nom », entend-on presque…), avant d’être un
île aux yeux et aux oreilles de l’auteur, était lié à un acteur, Burt
Lancaster, qui incarna le prince Salina dans le film Le Guépard de Visconti tiré de l’unique roman de l’écrivain
Lampedusa ; mais, par un glissement qu’on comprend très vite, Burt
Lancaster se détache du rôle du prince pour se dépouiller, tel un monarque déchu, de ses habits et errer de piscine en piscine dans le Connecticut de
Franck Perry, non plus aristocrate en belle livrée se rendant au bal, mais
homme quasi nu cherchant à remonter le passé dans le magnifique film The Swimmer.
En soixante-dix pages, Maylis de Kerangal rend compte d’une géographie
intime, composée de souvenirs, de lectures/écritures, de voyages aussi. Tel
Burt Lancaster tentant de recréer le fleuve du temps à partir de poches d’eau
isolées, de retourner dans la patrie perdue du passé en devenant le fil qui
relie entre elles des îles d’eau, l’auteur tente, au gré d’un jeu de l’oie
personnel, de passer d’un Lampedusa à l’autre. Il faudrait citer in extenso le
passage magnifique où Kerangal tente de répondre à la question suivante :
« comment les hommes avaient déposé les noms sur la Terre » :
« […] des goélettes usées abordent les rivages, l’ancre est jetée dans une crique sablonneuse au-delà de laquelle vivre une forêt close, les canots sont mis à l’eau et des types affamés s’y bousculent, hébétés d’émotions contraires, terrorisés quand soulagés d’être de retour vivants sur la terre ferme, silencieux devant la terra incognita qui s’étire devant eux en ce jour de l’an de grâce 1492 quand excités par l’or promis au terme de la course ; ils ont la gale, le scorbut, des pouls jusque dans les sourcils, et leurs vêtements raides de crasse sont bouffés de vermine […]. » (pages 35-38)
Ce « quand » que mutile l’apposition et qui voit s’éloigner
sans cesse l’instant de sa proposition, ce « quand » venu en attaque
et portant peut-être en lui l’empreinte de la rythmique simonienne, dit puissamment le hiatus entre dérive et refuge, égarement et recueillement, mutisme
et baptême. Etre perdu sur terre, perdu à la terre puisqu’en mer, puis toucher
un sol, y laisser choir les genoux et, entre panique et projet, nommer ce sol.
Les migrants naufragés, eux, sont morts à deux mille mètres des côtes
de l’île de Lampedusa. Et tandis que le prince Salina fend, en fauve las, le
bal carnassier que donnent les Ponteleone ; tandis qu’un Gaspard Hauser
américain passe d’un miroir liquide à l’autre, le texte de Maylis de Kerangal
cherche, au fil des souvenirs, à tenir « en cercle autour de lui le fil
des heures, l’ordre des années et des mondes » (Proust). C’est l’histoire
d’un recouvrement, d’une
éclipse : le nom de l’île venant enfin, après vingt ans d’étrangeté,
obscurcir celui du vieil écrivain italien.
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Maylis de Kerangal, à ce stade
de la nuit, éd. Guérin/Fondation facim, collection paysages écrits, 10 €
"des pouls jusque dans les sourcils" ?
RépondreSupprimerc'est un livre sur les mutants ?