On commence tout juste, ici, à découvrir l’œuvre de l’écrivain allemand Reinhard Jirgl*, et c’est comme si l’on regardait s’avancer quelque chose d’à la fois magnétique, forain, döblinesque et terrible. Certes, il y avait eu en 2007 la traduction de ce livre paru quatre ans plus tôt, Les Inachevés, fresque friable sur les populations déracinées au lendemain guère chantant de la Seconde Guerre, dont l’écriture disait assez qu’Arno Schmidt avait peut-être un héritier, du moins un fils turbulent, et pas seulement parce que la ponctuation semblait mener une autre danse, pas seulement parce que les points de vue se déplaçaient comme des plaques tectoniques. Grâce à Pascal Arnaud, qui dirige les éditions Quidam, nous pouvons désormais avancer un peu plus loin en terre jirglienne, et prendre la mesure de ce paysage inédit, que la traductrice, Martine Rémon, réinvente avec un talent proprement époustouflant.
Né en 53, Jirgl a été ingénieur en électrotechnique, puis a travaillé également comme technicien éclairagiste. Il faudra attendre la chute du Mur pour que ses manuscrits, longtemps soutenu par Henrich Müller face à la censure d’Etat, se fraient un chemin jusqu’aux lecteurs. Depuis, prix et récompenses n’ont cessé d’affluer, dont cette année le prestigieux prix Büchner. Remarqué en France par le génial traducteur d’Arno Schmidt, Claude Riehl, aujourd’hui décédé, Jirgl est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, et le roman que publie aujourd’hui Quidam est paru en 2005 (le titre original en est Abtrünning, Roman aus der nervösen Zeit).
« Des décennies – en années accumulées – sanvêtement sanpouvoir, le corps nu de naissance, puis Incarcéré comme 1 bête à mouler dans les formes gainantes de l’arrogance-de-survie infligée gantée skafandrisée, approvisionné, chauffé, surveillé à distance par des câbles électrodes canules tuyaux & tubes, les Injections concentrées & définies selon les tableaux pour Les remettre=au-trot, exciter à niou-veau l’avidité la colère la peur pour mettre en ébullition les cervelles bourrées de rêves de pleins pouvoirs, allumés par l’Eternel Stroboskope du Pleasure Dome, sans relâche, sans réserve, dans l’errance, l’incalculable accumulé en chiffres, LA NIOU-VEAU-TÉ l’instantané […] »
L’écriture-jirlg, on la voit, on l’entend, elle est comme le Temps qu’il met en scène : nerveuse. Le Temps, enfant bâtard ayant fui l’Histoire mais portant en lui, sur lui, tous les stigmates de l’exclusion, de la vilenie et de la peur. Ecrire l’individu, son sac d’histoires, ses nœuds de désirs, la route qu’il prend, les ruines qu’il piétine, mais aussi la vie des pensées, des affects, ce qui est établi, déboulonné, trahi, effrayant. Moins une écriture du simultané (Joyce) ou de l’écartèlement (Schmidt) qu’une diction feuilletée, ébrouée à même l’espace arpenté par Döblin, une éternelle remise en liberté d’un post-Biberkopf, une maladie des nerfs diffusé dans les rues, les objets, les gestes, et aussi les ricochets du galet-espoir, sur les nappes sombres, comptés puis perdus par le regard, l’ouïe, la conscience.
Jirgl sait casser et recommencer sans cesse son livre, alternant scènes d’intense intimité, vaudeville cynique, glissement des aveux, bacchanales urbaines, langueur & éclat. Grâce à une langue qui ne recule devant aucun agglutinement, une langue qui tape, tabule et entaille, l’auteur de Renégat parvient, en force, à faire rendre gorge aux situations, les autopsiant sans les figer, toujours attentif à la musique des détails, même si l’ensemble est voué à un destin cacophonique. Berlin comme un ulcère plus ou moins maquillé, et la mémoire des hommes tapissée d’argent et de hontes. A l’animisme insensé a succédé un cadavérisme dynamique. Une vision moléculaire, qui ausculte les parcelles du corps, les tumeurs de la pensée, pourtant jamais morbide, l’analyse étant portée à un degré d’ébullition à la fois joyeux et cruel.
La grande affaire de Jirgl, c’est l’expulsion, sous toutes ses formes, qu’elle soit géographique, historique, mentale ou corporelle. Il la donne à voir, à palper, à entendre. Intrus à lui-même, l’individu de l’après-camp, de l’après-Mur, évolue désormais dans un monde partagé entre mensonge et cynisme — « la fierté=de=soi luisant maintenant dans son honnêteté-de-mortadelle comme des cretons gras ». Petits chefs, riches poussahs, aigres pauvres et quart-mondaines : tous catapultés, manigancés, autorisés à louvoyer et mordre. Livré aux inaptitudes, brûlé par les aspirations, l’être-jirglien survit dans un éternel sabotage de soi et des autres : « l’épicentre de la liberté se situe dans l’œil de l’épouvante » (p.123).
Incroyablement modulé, panoptique même dans ses anfractuosités, mêlant un lyrisme décharné à une oralité concassé, greffant à même la narration des blocs prélevés en d’autres parties du livre, afin d’inoculer de violents constats politiques, philosophiques, historiques, n’épargnant rien, ni personne, aucun détail, froissé, pli, aucune nuance, torsion, affre – et précisément généreux parce qu’exhaustivement acharné, Renégat, roman du temps nerveux propose une expérience de lecture tout sauf étouffante, au prix d’un éclatement et d’un tourbillonnement incessant. Radical, radieux, rageur : alors oui=renégat.
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Reinhard Jirgl, Renégat, roman du temps nerveux, traduit de l’allemand par Martine Rémon Quidam éditeur, collection 'Made in Europe', 25 €
* Ce post a paru précédemment dans le Magazine Littéraire