La grande forme : cette expression semble taillée sur mesure pour
l’écrivain portugais Gonçalo M. Tavares. Non seulement cet auteur se meut d’une
forme littéraire à l’autre avec une aisance magique, mais il réinvente à chaque
fois les formes et leurs dynamiques, mû par un instinct que rien ne semble
déjouer. En funambule aguerri, il fait des concepts une danse permanente.
Ce
Pessoa moderne multiplie les projets, les espaces, les temps. Après le sublime Voyage en Inde, et parallèlement à la série « Le Royaume » –
dans laquelle figure entre autres titres Apprendre
à prier à l’ère de la technique, il a créé une autre série sous la forme
d’un quartier répondant au nom de « O Bairro », quartier qu’il a
peuplé d’habitants tutélaires, de résistants à la barbarie : Eliot,
Brecht, Rimbaud, Musil, Beckett, Burroughs…
Monsieur Swedenborg et les
investigations géométriques se propose d’opérer une
improbable synthèse entre la pensée des affects et la vie des formes. Autrement
dit : comment représenter graphiquement – par des figures géométriques
– des concepts, des situations,
des sensations, des matières…
Quelques exemples tirés de la table des matières donneront au lecteur
une idée de ce projet aussi improbable qu’énigmatique : Berceuse, La
mémoire des choses, Rien de mieux pouur te cacher que de bander les yeux de
l’autre, Méthode pour s’enfuir d’une pièce, Eloge du désordre, Une raison de
continuer à écrire des lettres…
Chaque chapitre est composé de quelques axiomes suivis de figures
soumises à des déclinaisons, des altérations. L’abstrait y côtoie le concret en
voisin consentant. La lecture se double d’une vision. Le complexe est rendu
élémentaire. Les mathématiques sévères de Lautréamont ont cédé la place à la
géométrie exquise de Tavares : la ligne dans tous ses états, depuis le
point jusqu’au parallélépipède, parvient à signifier dans l’espace de la page
les innombrables dimensions du concept. Tavares ne dessine pas des
moutons : règle et compas en main, il fait de la pensée une trace.
On sait depuis Laurence Sterne qu’un peu de sismographie ne nuit pas
aux élans de l’esprit. La grande affaire de la littérature, c’est la forme.
Comment naissent les formes, comment s’engendrent-elles, quel est leur point de
rupture, que peuvent-elles contenir, sont-elles compatibles entre elles, etc.
La marquise peut bien sortir à cinq heures si ça lui chante – mais d’où
sort-elle et à quelle vitesse, quelle forme a la marquise avant cinq heures,
quelle forme après cinq heures, voilà ce qui nous intéresse vraiment. Prenez le
chapitre intitulé « Le secret ». Que dit Tavares ?
« Chaque forme est fêlée, mais il arrive que cela ne se voie pas. Il faut regarder longtemps une forme pour en distinguer la fêlure. La fêlure d’une forme est l’endroit où commencent les formes suivantes. Découvrir la fêlure d’une forme, c’est découvrir l’autre potentialité de la forme. La fêlure est le secret de la forme. »
La fêlure est le secret de la forme ! Tous les écrivains devraient
graver cette formule sur la coque de leur ordinateur.
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Gonçalo M. Tavares, Monsieur
Swedenborg et les investigations géométriques, traduit du portugais par
Dominique Nédellec, éditions Viviane Hamy (126 pages / 12 €)
Ou alors - qui sait? - la forme ne serait que le secret de nos fêlures...
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