jeudi 10 juin 2021

Après la tempête: Jon Fosse à la Bastille

Photo Tim Wouters

Ils sont deux sur scène, assis sur des tabourets face au public et on sent déjà qu'en additionnant leurs solitudes ils ont rejoint à la famille des disparus, déjà on devine en eux Vladimir et Estragon, Laurel et Hardy, voire Dante et Virgile réunis après une longue amnésie.

Je suis le vent, la pièce de Jon Fosse mise en scène par les collectifs TG Stan et Discordia, avance à la manière d'un dialogue socratique dont le questionnement central aurait été escamoté, progresse par cercles concentriques qui tantôt s'approchent d'un trou noir – un des personnages a fait quelque chose, finalement –, tantôt s'en éloignent – ne sommes-nous pas bien, en mer, la vie n'est-elle pas agréable, loin de tout? A force d'interrogations, de tâtonnements, des choses sont dites, des peurs exprimées – par des images: je suis un mur de béton, je suis une pierre qui coule. Puis les images, les choses dites, sont remises en question – j'ai dit ceci et cela, mais ce n'était que des mots. Bien sûr, l'ombre beckettienne plane tout au long de cette confrontation, renforcée par le dénuement de la mise en scène. Mais cette fois-ci, on n'attend même plus Godot. Peut-être s'agit-il tout simplement de dire à quel point disparaître est un point d'équilibre improbable entre vivre et mourir. A quel point disparaître est une boucle sans fin – naviguer, accoster, naviguer encore. Comme si la mort était antérieure, et qu'une fois le pas franchi on devait se débrouiller avec les limbes.

Deux acteurs flamands formidables, l'un qui n'hésite pas à cabotiner, persuadé d'être ambassadeur de la vie, l'autre qui ne cesse de visiter l'art de la noyade, cerné par le vide des mots. L'un relativise, à l'abri du déni; l'autre préférerait-ne-pas, conscient d'être passé de l'autre côté. Le texte, lui, dit la gravité – au sens physique – de persister au monde, opposant le silence de la dérive (éloge de la fuite?) à la fissuration de l'être (devenir-béton?). Si nous sommes si lourds, pourquoi ne pas couler une bonne fois pour toutes puis, une fois échoués dans l'Ailleurs, oublier que nous avons renoncé à vivre? C'est tragique, donc drôle, à l'instar de cette vidéo projetée à la fin du spectacle, où l'on voit Laurel et Hardy se débattre lentement, peut-être suffoquer, seuls, deux, seuls, deux…


Je suis le vent
Texte Jon Fosse
De et avec Damiaan De Schrijver et Matthias de Koning
Traduction en néerlandais Maaike Van Rijn, Damiaan De Schrijver, Matthias de Koning
Traduction en français Terje Sinding
Costumes Elisabeth Michiels
Régie Tim Wouters

Production tg STAN et Maatschappij Discordia

Durée : 55 minutes

Théâtre de la Bastille, Paris
du 4 au 26 juin 2021

dimanche 6 juin 2021

Des ils au bord de l'amer

Etienne-Jules Marrey, "Saut de l'Homme en blanc", 1887
Comme le temps passe vite. On dirait qu'il est pressé. Qu'il va quelque part. Qu'il fuit. Et nous derrière, pareils à des touristes un peu démunis, le regard guère plus vaillant qu'un vieux velcro, ne s'attachant qu'aux dernières aspérités du monde. Trébuchons un peu, retardons la course folle, quittons le groupe. Le groupe? Oui. Ils. Qui ça? Ils, quoi. Bon, je reprends. Il y a deux ans et demi, dans les colonnes du Monde des Livres, je vous ai parlé (en bien) d'un roman de Nathalie Yot intitulé Le nord du monde (la contre-allée éditeur). Aujourd'hui, sous le nom contracté de Natyot, l'auteure publie un livre au titre lui aussi sans doute contractée, ou disons contractuel: Ils. Trente-trois textes de deux pages, chacun décrivant une situation où est engagé le collectif. Décrivant? Plutôt: dépliant, fragmentant, découpant. En apparence, le dispositif est simplissime. On prend une situation – le repas de famille, la sortie à la piscine, les courses au supermarché, l'enterrement, etc. – et on feint de dire ce qui se passe, que fait "ils" afin de remplir le contrat de ladite situation. Bien sûr, l'effet de décomposition, par son effet stroboscopique, crée vite un malaise. Le "déroulé", en mettant à plat, crée paradoxalement des gouffres. Le factuel laisse passer un vide inquiétant:

ils se mettent au travail / devant un bureau en métal / d'abord ils rangent / ils préparent la journée / des tonnes de choses à faire / ils s'organisent / certains mieux que d'autres / (ils ne sont pas tous égaux devant le rangement) / ils allument l'ordinateur / ils sont illuminés par l'écran de l'ordinateur / ils répondent à des courriers / ils remplissent des dossiers / ils gèrent des plannings / ils ont des soucis / certains plus que d'autres / (ils n'ont pas tous la même capacité d'évacuation du souci) / […]

On le voit, l'entend, ici le factuel n'est pas réduit à l'os. L'auteure y intervient, commente, aide le plan-plan à grincer. C'est qu'on ne sait jamais si, dans ce ils, il n'y aurait pas un peu de "nous". C'est tout le problème du "ils": il refuse de devenir "eux". Il fait reflet. Appelle et repousse en même temps. Parce que, les petits ridicules, les naïves volontés, les tristes obligations, tout ça, bien sûr, on connaît, ça nous dit quelque chose. Le texte de Natyot nous rappelle, par discrets glissements, que dans l'immuable mécanique du "ils" notre place est toujours réservée. Visite d'une maison en construction:

ils imaginent tout ce qui n'est pas encore là / ils se projettent avec des enfants et des chiens / ils traversent le champ de murs / ils ressentent une émotion qui leur donne le tournis / ils sont tellement heureux / ils avancent dans la boue de leur futur jardin / ils montrent du doigt un potager imaginaire/ ils ont le goût de la tomate dans la bouche / ils avalent / ils transpirent un peu / les murs ce n'est que le début

Le "ils" a plus d'un tour dans son sac. Il cache un "elles". Comme le précise l'auteure à la fin du livre: "Souvent il faut faire l'effort de penser aux femmes quand elles ne sont pas nommées explicitement. Parfois ce n'est carrément pas possible selon les situations (celle où la violence opère)." On entrera donc dans la saga du ils à pas prudents. Chaque étape une chausse-trappe. Natyot dissèque, pourrait-on dire. Elle sépare, écarte, observe, remarque. Pour qu'on voie quoi? La chair de nous sous la peau d'ils? Le vivant sous le pronom? L'effroi du prévisible? A vous de voir. A ils de vous le dire?

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Natyot, ils, édtions la boucherie littéraire, collection 'Sur le billot' dirigée par Antoine Gallardo, 14€