Dans Le silence de Bergman, un enfant découvre que le monde est un
langage qui ne s’apprend qu’à tâtons, par l’expérimentation, la peur et l’émerveillement.
Pris entre une mère fortement érotisée qui fait l’économie d’un mari et une
tante rongée par la frustration, il promène son regard et laisse courir son
doigt sur la surface transparente des choses. A un moment du film, il pose à sa tante
cette question fondamentale : « Pourquoi tu fais des traductions ? »
Et celle-ci de répondre : « Pour que tu puisses lire dans une langue
étrangère. » Sous son apparence faussement évidente, la phrase est bien
entendu piégée, et dit autre chose que ce qu’on attendrait. En effet, à
première vue, une traduction est justement ce qui permet de ne pas lire dans
une langue étrangère, étant ce qui l’efface et la remplace, la supplée tout en
l’éclaircissant. Aussi, en recourant à la formulation « lire dans une
langue étrangère », la tante traductrice nous permet de comprendre
différemment ce que peut être une traduction. On pourrait même mettre en lien
ces deux instances, la mère et la tante, pour signifier la langue mère et le travail
de translation. La traduction, par le décalage qu’elle opère, ce pas de côté à
la fois familier et mystérieux, témoignerait ainsi d’une « alliance » indispensable.
On pourrait envisager l’acte
consistant à « lire en traduction » comme une façon avunculaire de lire, et donc entendre la
phrase « lire dans une langue étrangère » de la façon suivante :
retrouver sa propre langue à l’intérieur d’une langue autre, lire « dans »,
dedans, dans les plis. La traduction ne serait pas alors une opération de
remplacement, de mise à l’écart (mise à l’écart que s’impose et subit par
ailleurs la tante du film de Bergman, sans doute parce qu’elle s’interdit la
fusion avec l’étranger), mais quelque chose qui se produit au sein même de la
langue étrangère, une métamorphose qui rend cette dernière soudain
intelligible, comme suite à un processus chimique.
Dans le film de Bergman, l’enfant
est confronté à deux méthodes d’appariement au monde : d’un côté la
plongée muette dans l’autre, où l’incompréhension devient la garantie d’une
jouissance sans entraves (mais avec le risque de voir larmes et plaisir se mêler,
cf. la scène où la mère en pleurs se laisse prendre par son amant local – avec en
premier plan les montants du lit, tels les barreaux d’une prison) ; de l’autre,
la culture de la déréliction, le travail de traduction se doublant d’un
isolement douloureux et destructeur (mais avec la possibilité, néanmoins, de communiquer sur des besoins
fondamentaux : boire, manger, écrire, comme dans ces scènes où Ester demande
au vieux maître d’hôtel de la vodka, à manger, de quoi écrire…). Derrière la
partition éros/thanatos, on peut lire aussi le paradoxe plaisir/travail (celui-là même qu’une traduction aboutie se doit de résoudre?).
Ainsi, l’enfant apprend à la fois
ce que déchiffrer veut dire et implique. Le premier mot qui l’interpelle est
écrit sur la porte vitrée d’un compartiment – sa première question celle du sens ("Je ne sais pas" répond la tante-traductrice… autrement dit: "Il est trop tôt", ou "A toi d'insister…"). Puis voilà que le monde défile
sous ses yeux derrière la fenêtre du train, dans sa succession et sa répétition
– une chaîne de tanks comme autant de hiéroglyphes contraints d'épuiser leur sens premier.
Par la suite, il lui faudra aller au-delà des apparences, pousser les portes de l'hôtel. Revêtir des déguisements. Contempler les morts des autres (les photos du vieux maître d'hôtel). Entrer dans le jeu.
Bref, dépasser l’inconciliable (?) que lui proposent mère et tante, et qui dans le
film se « traduit » à un moment par la concomitance de deux
bruits : le bruit de la porte qu’on referme sur l’autre et le bruit des
touches du clavier qu’on enfonce. Entre ces deux déclics, trouver la faille, la
ligne de fuite. Découvrir sa propre langue dans une langue étrangère.