La journée d’hier (vendredi)
fut riche et intense à la Chapelle Sainte-Anne. A 11h30, Bernard Martin, dans
son impeccable chemise à rayures rose saumon qui lui permet de remonter tous
les courants, se livra à une évocation de Joe « Je Me Souviens » Brainard,
suivi d’un petit film-montage de 25 mn dont les séquences, faussement
illustratives en regard des commentaires, firent resurgir une Amérique
délicieusement sépia, où l’amitié était le personnage principal . Puis nous
eûmes droit à une dégustation de bloody mary et après ça tout dégénéra, des
dames d’une soixantaine d’années se déchaînèrent, une lascivité quasi
pasolinienne s’empara des corps et un début d’orgie s’improvisa sur la scène –
mais j’exagère sans doute.
L’après-midi, à 14h30,
Stéphane Bouquet se lança dans un exercice à flux tendu : tenter de
définir la spécificité américaine de la poésie américaine. (Je ne mets pas de
guillemets dans l’exposé suivant, mais imaginez-les, car je retranscris les
propos de Stéphane Bouquet). Partant de Wallace Stevens qui concevait le projet
poétique comme « invention d’une nation dans la phrase », Bouquet
opta pour une lecture « nationale » de la poésie américaine et de son
émergence. Il s’agissait à l’époque d’inventer le peuple, la langue étant déjà
là (Gertrude Stein). De remettre la poésie dans le grand bain de la
littérature, en somme. Parallèle avec la danse, via l’American Document de
Martha Graham : la danse se veut démocratique, toutes les parties du corps
sont équivalentes, ce que prône également Merce Cunningham – du coup,
translatez l’équation : corps/langue, scène/page : il conviendra que
tous les éléments de la langue soient égaux. La page, conçue comme une espèce de
champ où les choses sont à égalité. On assiste à un processus de
démocratisation du poème, de la langue.
Là, quelques exemples : e
e cummings et l’abandon des majuscules (tout nom devient un nom commun, on
s’attaque à la hiérarchisation exhibée par la syntaxe, avec ce bel exemple où,
au lieu de l’attendu « the moon smiles », cummings y va d’un
« mo(smile)on » ; ou, à l’inverse, Emily Dickinson, qui
multiplie les majuscules pour intensifier son rapport au maître (père ou dieu),
bref, pour tout élever à la puissance de Dieu ; et enfin Gertrude Stein.
Bouquet convoque également
William Carlos Williams et son fameux « pas d’idée hors les choses ».
Il cite Jack Spicer (« le poème est collage du réel »), Whitman,
rappelle les enjeux de la stratégie épique (présente dans Patterson, mais aussi
chez Olson, Stein, et Pound – et dans une certaine mesure chez Eleni Sikelianos
et son « poème californie ».
Plaisir d’entendre Bouquet
lire les poètes américains, que ce soit Paul Blackburn ou Robert Creeley. Allez,
on vous laisse sur un titre de poème de Frank O’Hara, « The Day Lady Died »
(concernant Billie Holiday) et la difficulté de sa traduction. Je propose,
faute de mieux, et en attendant : «dodo ladida ». Musique !