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mercredi 28 novembre 2012

Paris perdu: leurres divers

"La réalité, c''est ce qui continue d'exister lorsqu'on a cessé d'y croire." Difficile de trouver meilleur exergue au livre de Xavier Boissel, Paris est un leurre, que cette phrase de Philip K. Dick. En l'occurrence, cette réalité qui continue d'exister malgré tout, c'est "Paris", mais pas le Paris aseptisé d'aujourd'hui, pas ce gros escargot vieillot en passe de devenir l'épicerie de luxe des über-bobos de demain, non, mais plutôt cet ersatz invisible d'une ville fantôme que l'Etat-Major français tenta d'inventer et failli réaliser, lumières et camouflages aidant, au nord-est de la Capitale, en 1917, afin d'éviter à la ville-lumière des pluies de bombes.
Pas d'art de la guerre sans falsification. Les Zeppelins, puis les Gothas allemands menacent monuments et boulevards. Il faut donc "divertir" l'ennemi, lui faire croire, à grand renfort de pyrotechnie et de faux-semblant, que Paris est ailleurs, afin qu'il pilonne un rêve et non une réalité. Xavier Boissel, dans la lignée de Virilio, Boorstin, Bégout, Mike Davis, aidé en cela par les mânes de Benjamin et Debord, enquête donc sur ce projet d'un faux Paris destiné à leurrer l'ennemi. S'appuyant sur de rares mais fascinants documents, l'auteur ne se contente pas de partir en repérage sur les lieux où faillit s'échafauder ce gigantesque trompe-l'œil, et se livre à une analyse transversale passionnante de l'art du camouflage et la duperie architecturale. Certes, il se rend sur les lieux, et parvient même à insuffler à son récit un étrange suspense, alors même qu'il a prévenu le lecteur que, de vestiges, on n'en trouverait point. Car ce qu'il cherche, ce n'est pas une relique oubliée qui témoignerait de ce faramineux projet, mais bien la trace absente, l'écho du leurre dans la zone en friche, où d'autres couches mnésiques se sont entre-temps déposées, étouffées les unes les autres.
Après un chapitre saisissant sur la "guerre du faux", qui opère une synthèse claire et éloquente des effets mis en œuvre, à tous les niveaux, pour créer de "nouveaux objectifs" censés leurrer la frappe ennemie, l'auteur élabore une théorie, qui fonctionne autant comme une métaphore que comme un conte, et fait remonter ce fantasme de diversion à l''éclairage de la tour Eiffel par un personnage incroyable: Fernand Jacopozzi. En habillant la structure nue du derrick honni, Jacopozzi, ingénieur d'ombres et de lumières, devient non seulement le grand illuminateur de la Capitale mais également son magicien occulte, son promoteur nocturne. C'est à lui qu'on s'adressera donc pour imaginer le faux Paris réservé aux bombardiers allemands. Un parcours étonnant, et ô combien révélateur. Des guirlandes célébrant Citroën à la fausse gare de l'Est… Et Boissel de rappeler les liens entre magie et camouflage (comme par exemple avec l'extraordinaire équipe mise au point pendant la Seconde guerre par l'illusionniste anglais Maskelyne, qui dupliqua Alexandrie et le Canal à coups de projos et de bâches peintes…).
La démarche de Xavier Boissel est un petit miracle de perspicacité et d'analyse, sous-tendu par une sincère et sensible appréhension des "lieux", de leur mémoire. Sa réflexion sur le vrai et le faux ne s'abîme jamais dans une rhétorique vaine, identifiée qu'elle est par une écriture de la mise en perspective qui tient compte des affects et de la perception:
Quand bien même il n'y aurait plus que du réel qui aurait intégralement absorbé du faux, l'attention à des phénomènes microscopiques, certes d'une banalité contristante, peut ouvrir la voie non seulement à une compréhension d'autres phénomènes, plus amples, mais encore à une forme de "sauvetage" de ce monde falsifié. Faire pièce à cette falsification, recueillir ses éléments avant même qu'ils ne s'agrègent, ne se figent, c'est retourner notre regard sur l'unité secrète qui la gouverne. Toute collection est une récollection. Notre divagation ne dit rien de la totalité de la vie, mais les fragments ternis qu'elle en aura retenus, ceux qui adviennent à notre conscience, il aura fallu les circonscrire, les nommer, adossé à leur immédiateté factice, en dissidence intime. Feuilleter les irrégularités du monde, les regarder à la loupe, en mettant au jour ses déchets, aura fait de nous plus des chiffonniers que des flâneurs: maintes fois nous avons eu le sentiment de rendre justice aux guenilles, maintes fois nous avons eu le sentiment que notre œil corrodait la substance des choses, les révélant dans leur nudité.
Cet appel à une archéologie de l'ineffable, on espère qu'il sera entendu, prolongé. Si, comme le disait, Georges Perec, "l'espace est un doute", alors le livre de Xavier Boissel l'arpente avec une grâce et une pertinence qui en dévoile plus que les pans.
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Xavier Boissel, Paris est un leurre, la véritable histoire du faux Paris, avec des photos de Didier Vivien et une cartographie établie par Gaspard Vivien, éd. Inculte, 13€90