vendredi 21 avril 2023

Le Goff, la gomme : l'affront fait au vide


Merci tout d'abord à Laurent Albarracin, éditeur du Cadran Ligné, pour cette belle découverte: Jean-Pierre Le Goff (1942-2012) dont est publié ce mois-ci un volume aux mille facettes qu'éblouit une étonnante cohérence: Le vent dans les arbres près de 400 pages d'une prose attentive aux choses et à leur réfraction dans la langue. Le Goff tourne autour des choses, les retourne, les traverse, s'y pose, s'y dépose: avec l'humilité de celui qui sait le réel à la fois opaque et transparent.

Ces choses n'en sont parfois pas: je veux dire par là que les sujets qu'aborde (et parfois saborde) Le Goff peuvent être aussi bien le pli d'une jupe qu'un moment d'inattention, le mystère de la gomme ou le craquement d'une armoire.

A chaque fois, il s'agit d'appréhender, mais sans déformer, sans trop arracher le sujet à son mutique terreau. Comment parler du trou ? Comment le décrire sans y choir?

"Le trou est du dehors dedans. La pensée est un filtre qui laisse échapper des idées. En cherchant à exprimer le trou je le sépare d'éléments qui lui sont intrinsèques. Comme la passoire […] ne retient qu'une partie des substances, mon esprit ne capte que les significations du trou bien trop grosses pour passer dans les mailles du filet."

Mais cet aveu d'impuissance relative face à la chose en soi – qu'elle soit concrète ou vouée au vide – n'empêche par Le Goff de se coller à ses basques. Avec un acharnement en apparence désinvolte, il ne lâche rien : ni la bulle de savon, ni la méduse, ni l'encoche sur le bâton. Décrire, ici, n'est pas juste mettre à plat ou suivre des contours. Il s'agit d'aider la chose à décanter dans la langue en lui faisant subir diverses opérations qu'on pourrait dire chimiques. Frotter le trou contre le creux, afin de comprendre leur différence. Vérifier si le tas accumule ou annule. Définir quel fantôme d'elle-même produit la méduse. 

Le texte intitulé "Toute la gomme" est en soi un véritable art poétique – "la gomme inocule l'amnésie au texte", écrit Le Goff qui, au prix de délicates contorsions, parvient à inscrire le destin de la gomme dans celui de l''écriture, non sans malice, bien sûr, et la malice est souvent chez l'auteur une antidote au sérieux qu'implique sa démarche. 

Le vent dans les arbres: l'impalpable lance un défi à l'écriture, qui multiplie les formules (magiques) pour éclairer l'invisible:

"L'arbre est membre du vent. Ses mouvements en sont les manifestations visibles. Sans l'obstacle flexible, l'œil ignorerait le vent."

Voici un recueil qu'il faudrait mettre entre toutes mains susceptibles d'écrire. Modeste dans son approche bien qu'audacieux dans le choix de ses motifs, Le vent dans les arbres est une incroyable boîte à outils qui, sous couvert d'études de cas, met à nu (et en jeu) le travail de l'écriture poétique: faire de l'apparemment indicible un événement dans la langue.

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Jean-Pierre Le Goff, Le Vent dans les arbres et autres textes, édition établie et postfacée par Sylvain Tanquerel, Le Cadran ligné, 2023.

vendredi 14 avril 2023

De tout le sang baigné: les corps profonds d'Eve Guerra

©Ph. Artias (détail)

Corps profonds,
d'Eve Guerra, est un recueil au sens fort : recueil d'images brisées, de corps rougis, de souvenirs instables. Ce qui est recueilli, c'est ce qui reste quant la douleur a décanté, nuances et sensations, phrases arrachées, visions arrêtées. Livre en trois parties: triptyque déchiré, ajouré: Mère, Eux, Père. Comme si "elle" – celle qui se souvient, décrit, ressent de nouveau – se voulait à la fois objet et sujet, prise et déprise. Un recueillement, mais aussi un déracinement. De Brazzaville à Fourvières, de la guerre civile à l'émeute intime. Une écriture habitée par des possibles divergents: d'abord l'élégie, quand la mère, par le rouge embrasée, frôle la sainteté dans la ville en feu et se confond avec la croix qui palpite entre ses seins —

"Ma mère est une sainte aux jambes de cire: ses bras de fer s'agitent dans le noir quand elle prie."

Puis le sel, comme un jumeau du sang, envahit tout, "effondrant le monde". Alors, fuyant le chaos, loin des plis des draps et de l'argile maternel, demeure cette chose à partager: la beauté. La beauté, ici, se confond avec la faculté de restituer la beauté. Un geste-hommage.

La deuxième partie – Eux – tente l'aventure du récit, par des versets scandés d'appels, d'invites – deux adolescentes égarées dans la ruche d'un Hilton, entre désir et tristesse. Mais très vite, le récit – son cuisant souvenir – cède la place à des explosantes-fixes à la faveur d'une Vierge en or venue fondre son or sur la ville:

"comme la tôle et le vent faisant trembler les murs (je crois que le ciel était cette vitre noire), ses pas brisaient le goudron et le béton et les polygones sur le trottoir),"

Puis, une fois de plus, comme si certaines notes ne pouvaient être soutenues trop longtemps, le décor change, et vient le Père, sa présence elliptique, sa geste désordonnée et sa disparition sèche.

"Papa et son sourire noir, sale, qui m'embrasse sur le front, sur la joue, me noie juste pour rire, me dit que je suis grosse, là, dans son cercueil de zinc, que je ne peux pas ouvrir, et sur lequel je m'allonge"

Demeure alors un "je" qui se veut encore "elle" – à vaincre la pesanteur, à réclamer de l'âme qu'elle déplace et sauve le corps – le corps qui "est fait de tombes".

On referme ce livre fort et fragile, en se se demandant quelle(s) voie(s) suit, suivra Eve Guerra, quel tracé entre prose et poésie elle empruntera et comment elle fera se tendre sur la page les fils de ses aspirations, comment elle accordera leurs diverses vibrations. On attend.

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Eve Guerra, Corps profonds, le Réalgar, collection l'Orpiment, 12€

mercredi 12 avril 2023

Le sujet, ses convulsions: Chevillard monstre en main

Ça a déraillé comme ça : un narrateur se retrouve avec dans les bras un butin que lui a refilé in extremis un certain Oleg, lequel, poursuivi par des policiers, a préféré refourguer un sac à mains à ce passant, lequel l'a alors dissimulé aussitôt sous un pan de sa gabardine – or on sait depuis Dans le labyrinthe de Robbe-Grillet (1959) que lorsqu'un personnage porte un paquet sous sa capote, il y a de fortes chances pour que le récit explose. On sait aussi, depuis le film d'Aldrich,  Kiss me deadly (1955), qu'il vaut mieux ne pas ouvrir ce paquet, objet/sujet de toutes les convoitises. La chambre à brouillard, vingt-quatrième récit d'Eric Chevillard à paraître aux éditions de Minuit, est à son inquiétante façon la vingt-quatrième heure de son œuvre, son extrême midi/minuit. Le sujet? Le sujet est le sujet est le sujet. Vous voilà prévenus.

"Il va vouloir que mes nerfs l'électrisent." (p.71)

Or donc le narrateur se retrouve avec un "sujet", objectivé dans le livre sous forme d'une forme vaguement animale, du moins animée, une étrange entité indescriptible, lointaine cousine de "la suerie", cette chose rampante qui hantait la nouvelle éponyme de Pierre Gripari (1969). Que faire d'un sujet? C'est toute la question du livre, et c'est depuis ses débuts une problématique qu'évite/évide Chevillard. Le sujet, l'auteur de Choir l'a torpillé depuis longtemps, conscient qu'il joue contre l'écriture, contraignant l'écrivain à moins écrire que dire. Car le sujet souvent prend les rênes et fouette le cocher jusqu'à ce qu'il prenne la place de ses bêtes. Le sujet est à caution, et qui la paie en écope. Ici, donc, le sujet est livré nu et seul au bon vouloir de l'écrivain-narrateur qui va tenter de lui faire rendre gorge. Ce n'est donc pas un livre sur rien, comme en rêvait Flaubert, mais ça s'en rapproche de façon troublante.

"Il se cache sous son ombre." (p. 133)

On lit le texte de Chevillard en hésitant entre rire – on baigne dans le grotesque et l'absurde – et effroi – oui, il y a quelque chose d'effrayant dans La chambre à brouillard, face à ce déploiement de moyens délirants pour acculer le sujet à se révéler. Car derrière – sous – la pyrotechnie verbale à laquelle l'auteur nous a habitués depuis Mourir m'enrhume (1987) se déroule une tentative d'épuisement du sujet de plus en plus acharnée. Certes, Chevillard aime à presser son faux sujet comme un humain citron, qu'il s'agisse d'un singe ou d'un critique littéraire, mais cette fois-ci le sujet n'a d'autre nom que celui qui le définit de façon générique.

"Il court comme un air de flûte dans mes os longs et courts." (p. 154)

Tenir 200 pages sur un sujet réduit à sa portion aussi congrue qu'in congrue n'est pas une mince affaire. Chevillard y parvient au prix d'une violence qui rappelle parfois les pages les plus cruelles d'un Régis Jauffret. Comme si la charge menée contre le dire (ennemi de l'écrire) nécessitait un écorchage de première classe. En cela, le "roman" de Chevillard se veut à la fois auto-destructeur et auto-régénérant. Cerner son sujet, ici, revient à le séquestrer, l'observer, jusqu'à ce qu'il renverse les rapports de pouvoir et fasse de l'observateur un sujet à son tour menacé. Car le sujet – ici évidé jusqu'à l'écorce – opère sur le récit tel un écorcheur, et chaque phrase se met alors à participer d'un jeu de massacre. On rit donc beaucoup, mais intérieurement, tandis que tous les organes se délitent et que la pensée s'effrite en lambeaux.

"Voyez, les effets de ma désertion se manifestent déjà: le monde est en train de pourrir." (p. 156).

A la fin, nous sommes contraints de reconnaître que la fable est une hache, et nous, une mer gelée.

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Eric Chevillard, La chambre à brouillard, Les éditions de Minuit, 18€