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mercredi 11 décembre 2024

Il était un.e fois Foglia: voici venir le temps des féminin.e.s


L'œuvre en cours d'Aurélie Foglia fait penser à une boîte noire, tant elle semble accumuler en elle des vibrations sans cesse renouvelées. C'est une œuvre en permanente métamorphose, où se conjuguent de façon toujours surprenante une réflexion sur l'acte d'écrire et de décrire et une exploration des affects. Certains thèmes émergent, bien sûr (les arbres, ce que c'est d'être femme, de lire, de peindre, d'être meurtrie), mais ce sont en fait tout sauf des thèmes, plutôt des moteurs, de clairs vortex que Foglia nous permet de traverser pour émerger, ailleurs, autres. Une œuvre qui, si elle a choisi la voix poétique, a su accueillir en elle la tentation romanesque, ainsi qu'en témoigne le magnifique et désespéré Dénouement, roman-corps d'une femme humiliée, rejetée, peinant à se reconstruire, au gré d'un texte à l'humour douloureux, où la phrase ne cesse de se casser les dents sur le béton du réel.

Avec Lirisme, Foglia réussissait le tour de force assez incroyable d'écrire sa poésie à même l'expérience de lecture – dans ce livre assez inépuisable, comme je l'ai écrit dans un post précédent, "le poème parle au poème, le dépose à sa place, le laisse faire (et défaire). Lire ici remonte aux lèvres, à la source, et les mots, liés-déliés, font notes, créent chaînes. Messages légers, comme nés de pensées décalées, pour déboîter les cadres, un peu, en libre mouvement mesuré" (pardon de me citer…).

Concernant Comment dépeindre, il s'agissait d'écrire des œuvres peintes, de travailler un travail en frottant deux médiums – livre brisé, on le sait, par la destruction des peintures de Foglia par un homme violent, et obligeant le livre, l'incurvant pour ainsi dire, dans une voie endeuillée, furieuse, où l'auteure tente de rendre compte de ce que c'est que le meurtre d'une œuvre. (J'ai des réserves sur ce livre, mais ce n'est ni le lieu ni l'heure d'en faire état. Il est difficile de jeter des bémols sur une plaie à vif.)

Avec On.e, Aurélié Foglia a écrit un livre discrètement majeur qui marque une nouvelle étape et devrait, on l'espère, faire date. Les personnes que rebutent l'écriture inclusive hurleront certainement à la mort en voyant celle-ci prendre d'assaut l'écriture poétique (elles peuvent toutefois aller noyer leur chagrin dans la lecture tête bêche du tome 69 du Dictionnaire de l'Académie…). Mais il suffit de lire le titre de l'ouvrage en question – On.e – pour deviner qu'il ne s'agit pas juste d'appliquer la règle inclusive, mais plutôt d'en extraire les ressources, d'en chanter les forces, et d'arrimer ce choix à l'immense houle qui s'élève contre la main-mise masculine sur la langue. (Tremble, ô Figaro, le "péril woke" is coming…).

Oui, car le fameux "on" qui semble désigner tout le monde ne désigne souvent, on l'a compris, que les hommes, d'où ce point médian assorti d'un e qui voudrait expanser l'étroit sens insinué. Dans le texte de Foglia, ce point médian et ce e permettent d'introduire une dissonance, un aheurtement salutaire, obligeant l'œil à hoqueter à l'oral (oui, dis comme ça, c'est bizarre, mais tel est ce qui se passe). Comme souvent chez Foglia, le vers est bref, se limite à cinq mots max, en général trois, parfois deux, et le saut à la ligne a valeur de marche, c'est un escalier verbal qu'on monte (ou descend), ce sont des crans donnant à la lecture sa cadence vive. Il est aussi question de points de suspension et de braille, comme si le point, qu'il soit isolé, répété ou chorégraphié, avait quelque chose à nous dire. "Si pâle et patient•e/ en bouche cousu•e // éteint•e. Parqué•e / dans la partie // charnu•e de la langue / et ses dessous": on le voit, le féminin s'insiste là où de soi on pensait qu'il allait (la partie charnu•e). 



Chaque poème dit, à sa façon, à travers les motifs du corps, des règles, de la grossesse, du travail, de l'amour, des vêtements, les divers visages du féminicide (pas seulement le féminicide criminel, non, celui aussi qui opère dans la langue, les habitus, les réflexes, les clichés, etc.) On•e; le nom anonyme d'une foule bannie du réel et du langage qui, par l'écriture à la fois blessée et furieuse et sereine (les trois ici sont merveilleusement compatibles chez Foglia), a droit enfin de résister à "l'arrachement" subi de toute éternité. On.e: une autre humanité•e. Où le corps-femme-tempête résiste à la pathétique météo masculine, indexée sur un vieux beau fixe.

La mère en conseillera la lecture à sa fille, qui fermera sa porte au père trop entreprenant. Ah, une dernière remarque: je n'ai quant à moi aucune idée de la place que peut/va/pourrait prendre l'écriture inclusive dans la sphère littéraire, mais ce dont je suis certain, c'est que On.e d'Aurélie Foglia risque à tout jamais de changer la donne et d'ouvrir la voie/voix à une démultiplication des audaces et des intelligences. On•e sait jamais. 

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Aurélie Foglia, On.e, éditions Lanskine, 16 euros

Note: Les livres de Foglia sont publiés entre autres par les éditions NOUS, Corti et Lanskine.


mardi 30 mai 2023

Toute la poésie sauf une (4) : Aurélie Foglia / Lirisme


 Extrait :

"et peut-être que si j'écris / comme un livre // à des livres // vous vous souviendrez / pour moi de moi // comme je me souviens de / vous sans vous // avoir jamais vus"


Approche :

Le poème parle au poème, le dépose à sa place, le laisse faire (et défaire). Lire ici remonte aux lèvres, à la source, et les mots, liés-déliés, font notes, créent chaînes. Messages légers, comme nés de pensées décalées, pour déboîter les cadres, un peu, en libre mouvement mesuré.


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AURÉLIE FOGLIA

Lirisme, éditions Corti, 2022

vendredi 3 mars 2023

Et nous ne sommes que bouleversements…

©Louise Bourgeois / My Inner Life
D'un livre à l'autre on va, lentement, comme si on ouvrait des portes donnant sur d'autres portes. Et on a l'impression qu'il se passe des choses, que des choses passent, on dirait des ombres, ce sont des formes, et elles ne cessent de nous surprendre.

On lit La renouée des oiseaux, de Paola Pigani où une femme internée essaie de survivre à l'hiver et à l'enfant perdu en plongeant ses mains dans la chair d'un arbre — "Quand mes os craquent / l'arbre pleut sur moi / lave le sang de mes premières lunes / l'oubli / l'enfant" — et on se dit que ces battements, ces raclements, c'est nouveau; on pense à Camille Claudel incarnée par Juliette Binoche; on pense à Pizarnik;

on lit les corps caverneux de Laure Gauthier et voilà qu'à peine poussée la grille de l'asile on s'avance dans Rodez, on entre (peut-être) dans une chapelle où Artaud allait prier sa mère, et c'est une tout autre errance qui commence, un autre dédale, avec d'autres arbres aussi, "Où sont les grandes congères du renouveau? Où le pied / s'enfonce comme l'être / et dégage en chutant / de l'herbe verte comme jamais, / gorgée, / et la trace qui crisse d'envie / d'aller", et si on croise Denis Roche ou Jimi Hendrix au détour d'un vers, on sait qu'on est ailleurs, sur un autre territoire, oui, quelque chose change, a changé, la poésie entend et libère d'autres voix, on l'a senti aussi en lisant La semaine perpétuelle de Laura Vazquez, et on se doute que l'expérience sera là, encore, avec son Livre du large et du long;

on lit Lirisme d'Aurélie Foglia, et c'est toute une bibliothèque qui devient chair, corps, une langue nouvelle ici le dit, légère et profonde, d'une souplesse qu'on n'espérait plus — "un livre / il vaut mieux le savoir / a un pli entre les omoplates qui / l'empêche de s'étendre / à la réalité / l'obligeant à rester en marge " – et voilà un "lirisme" qui donne vraiment à lire le monde dans ses creux et ses bosses – "j'habite ce qui me hante" – et on se dit qu'il était temps d'être ainsi stimulé, emporté;

on lit Tantôt, tantôt, tantôt de Virginie Poitrasson, et on se retrouve plongé dans une cartographie sensible de la peur, on y suit les tours et détours qui font de toute menace une ombre portée, et si on renoue avec les épreuves-exorcismes de Michaux, on est aussi dans la sillage d'Etel Adnan, ici les "pluies de météores" de Poitrasson sont des échos prolongés aux stances des Saisons d'Adnan – "Additionner méthodiquement les précipités. Précipité après précipité" – et pourtant c'est nouveau, les lignes ont tremblé, la voix a la précision de l'affrontement, désormais les fantômes sont des partenaires, on ne voit pas son propre dos mais on en connaît le danger;

on lit parole, personne, d'Anne Malaprade, et là encore le paysage s'est révolté, les ombres ont rué – "Tous les fantômes sortent de la mort comme je songe ton sort" –, là encore on croise des femmes-louves, on tord les linges de la langue, là encore une autre genèse des femmes voit le jour. Il faudrait – il faudra – revenir sur ces quelques livres dont nous avons plus que jamais besoin.

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Paola Pigani, La renouée des oiseaux, éd. La Boucherie littéraire (2019)

Laure Gauthier, les corps caverneux, éd. Lanskine (2021)

Aurélie Goflia, Lirisme, éd. José Corti (2022)

Virginie Poitrasson, Tantôt, tantôt, tantôt, éd. du Seuil, coll. Fiction & Cie (sortie le 10/03/23)

Anne Malaprade, parole, personne, éd. Isabelle Sauvage (2018)

Lectures additionnelles:

Laura Vazquez, La Semaine perpétuelle et Le livre du large et du long (éd. du Sous-Sol)

Etel Adnan, Le destin va ramener les été sombres, anthologie, éd. du Seuil, Points/poésie