vendredi 12 mars 2021

Suis-je le gardien de ma traduction?

 

Des remous causés par la traduction d’un poème ? Hum. Des remous sans rapport aucun avec la qualité de ladite traduction ? Double hum. L’affaire est pour le moins étrange, et depuis quelques jours certaines voix se sont élevées pour débattre du sujet. André Markowicz dans Le Monde, Frédéric Boyer dans La Croix, entre autres. Ils ont dit des choses très pertinentes, auxquelles je serais bien en peine d’ajouter mon caillou – en outre, le poème d'Amanda Gorman ne m'a pas impressionné plus que ça. En revanche, la question soulevée – a-t-on le droit de traduire qui on veut, et que recouvrirait ce terme de « droit » – n’est évidemment pas sans intérêt, et c’est même peut-être, n’en déplaise à Janice Deul (la journaliste qui s’est offusquée du choix de l’éditeur néerlandais), une des premières questions que se pose celui ou celle qui va traduire. Sauf que ce mot de «droit», il ou elle l’entend différemment. Pour lui, ou elle, ce droit est lié à un savoir. Si je ne sais pas traduire tel texte, alors je n’ai pas le droit de le faire : c’est aussi simple. Quoique.

Car quand on s’aperçoit qu’on ne sait pas, a priori, traduire un texte, on s’interroge aussitôt sur les raisons de ce non-savoir. Il peut s’agit d’un texte centré autour d’une question technique ardue (astrophysique, cuisine, bondage…), traitant d’un problème talmudique épineux, décrivant de façon extrêmement détaillée une ville, un quartier où on n’est jamais allé ; il peut s’agir d’un texte faisant délirer la langue, ou jouant avec diverses langues étrangères ; d’un texte essentiellement constitué de dialogues relevant d’un argot local, de dialectes inconnus du traducteur, reposant sur des accents très particuliers, etc. C’est là que les choses se corsent, car un traducteur, une traductrice, c’est une personne qui, souvent, par nature, par vice, est attiré par ce qu’il ne connaît pas. Appelez ça de la curiosité. Ou du désir. Désir de traduire un roman traitant de sylviculture, désir de se glisser dans une voix de femme ou d’homme selon qu’on est l’un ou l’autre, la peau d’un mort, d’une personne âgée, folle, muette, les entrailles d’une machine. Désir de devenir autre, le temps d’une traduction. D’entrer pourquoi pas dans un discours antisémite (s’il est articulé de façon à faire l’objet d’une critique, bien sûr) ; de mimer un babil d’enfant ; de forcer sa langue à bégayer, à aller où elle ne va jamais. Un désir de travailler sa propre langue, à l’aune d’une autre langue, trempée dans d’autres conditions, nourrie d’autres savoirs. En traduction, tout est affaire de compétence. Et en traduction, la compétence est une affaire de désir. Ce qui m’est étranger m’excite : c’est presque la base.

Quand j’accepte une traduction, c’est toujours après m’être posé ces deux questions. Est-ce que je sais traduire ça ? Puis : Si je ne sais pas, est-ce que j’ai envie d’apprendre (ou : est-ce que je pense être en mesure d’apprendre ?) Le traducteur, la traductrice ne se jette pas sans réfléchir dans le brasier de la traduction. Chacun.e a ses méthodes et se livre à des essais, des recherches, avant de dire oui je veux oui je veux bien. Le droit de traduire, c’est moi qui me l’accorde, avec, il est bon de le rappeler, l’appui de l’éditeur, qui peut m’aider à trancher : suis-je vraiment la bonne personne pour tel texte ?

La question de l’appropriation culturelle est une excellente question. Je me la pose systématiquement, mais à ma manière. Car j'ai envie de m’approprier la culture d’autrui, non pour en dépouiller l'autre, mais pour qu’elle me bouscule, me déloge, me décentre. Je veux, à travers l’acte de traduire, devenir autre, non tant l’auteur.e que je traduis, mais surtout son texte, les remous de sa langue, que j’espère n’être pas la seule expression de sa personne, mais avant tout une construction originale, unique, riche en ligne de fuites, car je pense aussi, j'espère, que l’écrivain.e que je traduis a essayé, en écrivant, d’échapper à sa condition, à son conditionnement, qu’il ou elle a cherché à s’approprier d’autres cultures, pour s’enrichir à son tour, sans dépouiller qui que ce soit, et connaître le plaisir d’une dissolution, même temporaire, dans l’autre.

mercredi 10 mars 2021

Rien qui s'achève: Romain Fustier, pèlerin sensible

Rares sont les textes apaisés. Jusqu'à très loin de Romain Fustier est un livre apaisé, non seulement parce qu'il renvoie dos à dos souvenir et nostalgie en en faisant le recto-verso d'une nouvelle expérience, mais aussi parce qu'il entraîne dans un même phrasé syncopé (et, paradoxe, fluide) les choses vues et leurs impressions.  En cent trente-six textes de dix lignes chacun, comme autant ce cartes postales revisitées, il écrit très simplement une sorte de voyage sentimental, d'invitation au voyage, où le paysage, les objets, les couleurs, les sons, tout est susceptible de raviver ce qui fut, les différentes pièces du passé communiquant encore en elle à la faveur d'un détail:

le linge tu m'interpelles ainsi – c'est fascinant quand il tourne viens voir – tu m'invites tu m'avoues – que tu crois avoir toujours rêvé de posséder une machine à hublot elle t'enchante – par ricochet elle me transporte ailleurs – sur ce quai de la gare maritime où je suis passé en juillet dernier à l'intérieur d'un navire – les chais le long de les ponts que – voyageant à présent sur la mer entre les pièces de tissu les sous-vêtements où accostent les thoniers – ta fantaisie tellement j'aime la partager

A l'œil, le débit semble cassé par les tirets, et souvent la phrase voit son élan interrompu, mais ces heurts apparents, on l'entend à la lecture, s'effacent au profit du courant de mémoire qui, "par ricochet", et donc telle un plat caillou habile à se déplacer par bonds élastiques, finit par gommer les décrochements d'espace et de temps. Dans ces pages, le monde persiste à la façon d'une fresque que le regard parcourt sans jamais oublier quel présent la rehausse. Celui qui parle se tient au bord du regret sans jamais s'y abandonner, "poursuit ce qui n'apparaît pas ce qui finit avant même de commencer". Ici, le verbe "rappeler" – très fréquent en chaque page – s'enfle et palpite de son double sens: se souvenir, et appeler une nouvelle fois. Au final, à travers la voix – sereine, attentive – c'est le corps qui veille:

tes lèvres lèvres – je les aime je – tu m'as dis tout à l'heure soudainement tout à l'heure – m'embrassant m'embrassant – et tes mots m'accompagnent maintenant en haut de la côte nous virons à gauche – tes phrases marchent avec moi sur le chemin recoupons la route – ton visage ton visage – qui a levé les yeux une ligne électrique – le fil qui grésille tu as prononcé ça passant dessous – j'ai bu tes syllabes à ta bouche transporté comme cette énergie là-haut – tendu vers toi tu emmènes mon corps jusqu'à très loin

L'infini arsenal du quotidien – neige, rideaux, jardin, villa, voix… – est convoqué par touches, laissant sa trace, son empreinte. Quelque chose empêche la nuit de tout dévorer, et c'est, dans Jusqu'à très loin, de façon à la fois discrète et entêtante, gracieuse et fragile, le désir.

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Romain Fustier, Jusqu'à très loin, éd. publie.net, coll. esquif, 15 €