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mardi 24 juin 2025

Laisser passer la lumière: "J'étais dans la foule", de Laura Tirandaz

 


Il y a dans J'étais dans la foule, le nouveau recueil poétique de Laura Tirandaz, une étrange évidence, celle d'une voix à la fois solitaire, une voix qui traverse des espaces et frôle des consciences, tout en acceptant à son corps défendant une certaine porosité d'avec le monde. Une voix, mais aussi un regard, on pourrait presque dire un regard-voix, qui se pose sur l'autre par nécessité d'être, de vivre, et témoigne comme s'il fallait soustraire délicatement des aveux, des signes à ce qui l'entoure. Et si ce qui entoure, ce qu'on frôle, ne saurait exister que sous forme fragmentaire, alors il revient au poème d'offrir à cette fragmentation l'illusion d'une fluidité – et c'est la belle force des poèmes de Laura Tirandaz que de "coudre" ce qui est disjoint:

"J'étais dans la foule / À l'angle de la rue / quelqu'un reprend son souffle / Il cherche son alphabet / et parle à voix basse / Des phrases, des coups de rame / Les corps glissent / Les visages se superposent / Il pleut / Haleine fortes / Des espaces déchirés – traces d'ongles / Ils se dispersent / Ça y est il pleut / Des mouches sur mon rouge à lèvres"

La violence, la douleur, la peur ne sont jamais loin, leurs ombres portées s'attardent parfois sur le poème, qui n'en cesse pas moins d'avancer – une colère ténue permet sans doute cette avancée. "Avec mes bras sanglants / ma forêt respire". Des figures passent – un adolescent, une vieille… –, une ville est arpentée, des animaux se profilent, des sons résistent, des couleurs aussi, des formes et des matières que l'espoir cherche à mettre en résonance, même si l'harmonie est impossible : "Il se pourrait que les colères forment un nuage / une brume équivoque / où tout geste serait une invite".

En filigrane, on verra ou sentira des ombres persanes, mais aussi des condamnés iraniens – et si en dépit de l'exergue signée Hafez, ces poèmes sont tout sauf des ghazals – l'amour ici reste inchanté – il y a dans ces poèmes quelque chose d'un exil partagé, qu'on pourrait rapprocher, même s'il s'agit d'une autre terre, de la poésie de Solmaz Sharif. On est en un lieu de fracture, un espace lentement menacé à l'instar d'une espèce – "Voix étouffées dans le nid de la gorge / Balise dans l'océan / Respiration du cétacé qu'on découpe sur la plage / Bientôt les rafales". La solitude un peu partout se dresse, mais multipliée finit, qui sait, par faire foule.

Ni dénudée ni lestée, portée par un équilibre métrique qui aide le souffle à surmonter les failles, la poésie à l'œuvre dans J'étais dans la foule de Laura Tirandaz, par son pouvoir enveloppant, tisse un chant discret où affronter, debout, têtu.e, le réel.

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Laura Tirandaz, J'étais dans la foule, Héros-Limite, 16€


samedi 11 janvier 2025

Avaler des cœurs monstrueux: Folie, fureur et ferveur d'Anne Sexton

 


On n'en revient pas. De quoi ? Non seulement de la poésie d'Anne Sexton où, comme dans un poème de Louise Labé, on "a chaud extrême en endurant froidure", mais également du fait qu'il a fallu attendre 2022 pour lire en traduction cette œuvre majeure, étalée sur quinze ans: 1960-1975. Oui, il a fallu attendre quarante-sept ans pour que les lecteur.es français.es puissent découvrir, avec Tu vis ou tu meurs, Œuvres poétiques (1960-1969), et aujourd'hui avec Folie, Fureur et ferveur, Œuvres poétiques (1972-1975), la poésie de cette "suicidée de la société". Aucun éditeur français – avant les années 20 du XXIe siècle – n'avait cru bon de se pencher sur cette œuvre essentielle. Aucun. (Seule exception notable: l'admirable WomenAnthologie bilingue de la poésie féminine américaine du XXe siècle, par Olivier Apert).

Il aura fallu l'indéfectible passion et le courage linguistique d'une traductrice et écrivaine, Sabine Huynh, et l'indispensable travail des éditions des femmes-Antoinette Fouque, pour qu'on puisse enfin accéder à un corpus aussi indispensable que celui d'Alejandra Pizarnik ou Clarice Lispector. Pourquoi ce si long désintérêt des éditeurs français? Pas la peine de vous faire un dessin, je pense. Même Wikipedia semble avoir son idée sur la raison de ce silence : "Ses écrits évoquent notamment l'avortement, les menstruations, la masturbation féminine et l'adultère." Notamment? Oui, on en est encore là. Et pour en revenir, on peut enfin lire Anne Sexton dans son extrême contemporanéité:

"Ce soir il y aura de la boue sur le tapis / et du sang dans la sauce. / Celui qui bat sa femme est de sortie, / celui bat les enfants est de sortie / il mange de la terre et boit des balles dans une tasse. / Il va et vient à grands pas / devant la fenêtre de mon bureau / en mâchant des petits morceaux rouges de mon cœur. / Tel un gâteau d'anniversaire, ses yeux lancent des étincelles / et son pain est de pierre." (Celui qui bat sa femme, p.24))

Dans ce nouveau volume intitulé Folie, Fureur et ferveur – avec ses trois F comme trois fois la femme trois fois frappée mais trois fois furibonde – l'art poétique de Sexton semble porter à un degré d'incandescence inouï, mais sans qu'on assiste pour autant à un dérèglement ou une confusion. Si le sang et la folie semblent ici mener la danse autour d'un corps aussi menacé que réfractaire, la parole poétique, bien que sans cesse traversée d'ondes terribles, d'affreux souvenirs, d'immédiates peurs, s'avance sur un fil clair et tendu. Celle qui parle – pardon: qui écrit – manie l'ironie non pour distancer mais pour garder le cap: "Place mes pieds dans les étriers et amène un groupe de touristes": voilà ce qu'on n'avait encore jamais lu, ce qu'aucun homme, vraisemblablement, n'avait lu ni ne voulait lire.


Chaque poème d'Anne Sexton mène une lutte, perd un combat, déchire et piétine, s'insurge et se brise, renaît, dévore, survit. Elle étreint le prosaïque comme une brassée de feu, foule la lie, enjambe les cadavres, fait du rêve une arme à double tranchant, parle de la famille comme on décrit un naufrage ou un assassinat – "Ayant toujoutrs seiz ans dans la culotte, / je mourrais pleine de questions." Constellée d'agonies, elle fend de ses angoisses et ses rages la poisseuse matière du quotidien en laissant affleurer un sourire très particulier, mi-rasoir mi-moqueur. Violente comme Artaud, sombre comme Pizarnik, rebelle comme Violette Leduc, Anne Sexton surprend toujours, par ses images décalées ("Dehors les chatons étaient pendus aux mamelles de leur mère / comme des saucisses dans un fumoir"), son humour noir, cette façon qu'elle a d'être à la fois puissamment directe (elle porte des coups) et intensément stratège (elle laisse l'ennemi se dévoiler): 

"J'aimerais enterrer / tous les yeux haineux / sous le sable au large / de l'Atlantique nord et les asphyxier / dans le sable effroyable / et éteindre toutes leurs couleurs / durant cette suffocation lente."

Vous voilà prévenu.es. Vous n'en reviendrez pas. Impossible désormais d'ignorer Anne Sexton, "fillette qui voulait juste survivre", qui "mit le feu au lit", et qui fit de l'insolence une arme à jamais solaire.

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Anne Sexton, Folie, fureur et ferveur, Œuvres poétiques (1972-1975), traduction de l'anglais (Etats-Unis) et préface de Sabine Huynh, des femmes-Antoine Fouque éditrice, 22€

            Du même auteur, aux mêmes éditions, par la même traductrice:

Tu vis ou tu meurs, Œuvres poétiques (1960-1969) et Transformations.

                Mais aussi:

Women, une anthologie bilingue de la poésie féminine américaine du XXe siècle, par Olivier Apert, éd. Le Temps des Cerises, 17€

vendredi 3 janvier 2025

Vif inventaire du vivant village

©  Brigitte Thonhauser-Merk


Un village est un village est un village. Mais encore? Un ou plusieurs villages? Le même ou un autre? Qui l'habite, qui y meurt, qu'en faire? Et le village, qu'est-ce qu'il pense, dit, fait, de toutes ces questions? Est-ce une entité, une espèce de personnage, un lieu-dit, un lieu qui dit des choses? Dans le formidable le village.Matouret de Vincent Es-Sadeq, toutes ces questions ont droit, sinon à une réponse, du moins à un défrichement. Quelqu'un a créé le village: on peut au moins partir de cette hypothèse, et en déduire que tout ce qui survient dans le village fait partie du village. Pas seulement les maisons et les rues, mais tout: autrement dit, tout ce qui peut se dire (et même ce qui ne se dit pas):

j'ai fait pour tout et pour tout le monde. / corps.nez qui saignent.articulations.dents dures comme le silex./béquilles pour malades.nombreux médicaments pour malades./esprits.synapses.ombres.grincements.inquiétudes./choses essentielles.choses utiles.choses accessoires./détails.décorations.corbeilles de fruits.cadeaux à détacher.surprises./nombreux pétales […]

Mais dire le tout du village n'est pas seulement décliner l'ensemble infini de ses parties. Car le village – l'essence de tout village? – est aussi strates, strates de passé, d'avenir, de présent; strates d'histoires, d'accidents, d'incidents, de rêves, d'ambitions, de désillusions. Vincent Es-Sadeq traite le village avec une délicate obstination, il met les mains dedans, il retourne les pierres du silence – et sous couvert d'inventaire met à nu, dévoile, expose. S'il accumule les faits, c'est souvent pour y glisser une amorce d'affect:

accouchements difficiles.plusieurs./ détresse des nouveaux-nés.il ne sera pas fait d'autre invitation. // naissances dont on n'arrive pas à se souvenir tant il y en a eu. / nombreux enfants parmi lesquels nombreuses petites filles.garçons aussi./tous sont examinés et pesés.beaucoup naissent en criant.

Page après page, quelque chose prend forme, l'entité-village devient un organisme-village, il apparaît, d'abord fantôme, puis corporel, parfois cadavre; renaissant de ses cendres, les éparpillant, au vent de l'invention les livrant. Et bien sûr, en marge bien qu'au cœur du village, il y a la figure du paria, en l'occurrence un certain Matouret, qui va, vient, parle, songe, une sorte de clochard céleste à la Beckett qui n'a que faire de Godot, a d'autres pierres à sucer:

nombreux cailloux sucés par Matouret pour en connaître le goût.//mouillés.sales.terreux.écœurants.// sucer cailloux après rosée du matin.sucer cailloux après sécheresse de l'après-midi.après coucher du soleil.sucer cailloux après ciels noirs.sucer cailloux après la pluie.

Un village est météorologie, chronologie, démographie. On y pleure, s'y trempe, oublie. Le recensement auquel Vincent Es-Sadeq soumet le village, sous ses apparences de nuancier, n'est jamais froid,  ce qui s'y énonce n'est pas simple donnée, mais riche offrande, car chaque atome du village dit quelque chose du corps qu'il habite: bêtes, plantes, pierres, humains, tous participent d'un ensemble indéfini et pourtant bien réel, que seule une approche pointilliste (j'utilise ce terme à défaut d'un autre) permet non seulement d'aborder, mais de traverser, d'aviver. C'est le premier livre de Vincent Es-Sadeq et pour nous aussi c'est comme une nouvelle façon de lire.

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Vincent Es-Sadeq, le village.Matouret, éditions LansKine, 15 €


mercredi 11 décembre 2024

Il était un.e fois Foglia: voici venir le temps des féminin.e.s


L'œuvre en cours d'Aurélie Foglia fait penser à une boîte noire, tant elle semble accumuler en elle des vibrations sans cesse renouvelées. C'est une œuvre en permanente métamorphose, où se conjuguent de façon toujours surprenante une réflexion sur l'acte d'écrire et de décrire et une exploration des affects. Certains thèmes émergent, bien sûr (les arbres, ce que c'est d'être femme, de lire, de peindre, d'être meurtrie), mais ce sont en fait tout sauf des thèmes, plutôt des moteurs, de clairs vortex que Foglia nous permet de traverser pour émerger, ailleurs, autres. Une œuvre qui, si elle a choisi la voix poétique, a su accueillir en elle la tentation romanesque, ainsi qu'en témoigne le magnifique et désespéré Dénouement, roman-corps d'une femme humiliée, rejetée, peinant à se reconstruire, au gré d'un texte à l'humour douloureux, où la phrase ne cesse de se casser les dents sur le béton du réel.

Avec Lirisme, Foglia réussissait le tour de force assez incroyable d'écrire sa poésie à même l'expérience de lecture – dans ce livre assez inépuisable, comme je l'ai écrit dans un post précédent, "le poème parle au poème, le dépose à sa place, le laisse faire (et défaire). Lire ici remonte aux lèvres, à la source, et les mots, liés-déliés, font notes, créent chaînes. Messages légers, comme nés de pensées décalées, pour déboîter les cadres, un peu, en libre mouvement mesuré" (pardon de me citer…).

Concernant Comment dépeindre, il s'agissait d'écrire des œuvres peintes, de travailler un travail en frottant deux médiums – livre brisé, on le sait, par la destruction des peintures de Foglia par un homme violent, et obligeant le livre, l'incurvant pour ainsi dire, dans une voie endeuillée, furieuse, où l'auteure tente de rendre compte de ce que c'est que le meurtre d'une œuvre. (J'ai des réserves sur ce livre, mais ce n'est ni le lieu ni l'heure d'en faire état. Il est difficile de jeter des bémols sur une plaie à vif.)

Avec On.e, Aurélié Foglia a écrit un livre discrètement majeur qui marque une nouvelle étape et devrait, on l'espère, faire date. Les personnes que rebutent l'écriture inclusive hurleront certainement à la mort en voyant celle-ci prendre d'assaut l'écriture poétique (elles peuvent toutefois aller noyer leur chagrin dans la lecture tête bêche du tome 69 du Dictionnaire de l'Académie…). Mais il suffit de lire le titre de l'ouvrage en question – On.e – pour deviner qu'il ne s'agit pas juste d'appliquer la règle inclusive, mais plutôt d'en extraire les ressources, d'en chanter les forces, et d'arrimer ce choix à l'immense houle qui s'élève contre la main-mise masculine sur la langue. (Tremble, ô Figaro, le "péril woke" is coming…).

Oui, car le fameux "on" qui semble désigner tout le monde ne désigne souvent, on l'a compris, que les hommes, d'où ce point médian assorti d'un e qui voudrait expanser l'étroit sens insinué. Dans le texte de Foglia, ce point médian et ce e permettent d'introduire une dissonance, un aheurtement salutaire, obligeant l'œil à hoqueter à l'oral (oui, dis comme ça, c'est bizarre, mais tel est ce qui se passe). Comme souvent chez Foglia, le vers est bref, se limite à cinq mots max, en général trois, parfois deux, et le saut à la ligne a valeur de marche, c'est un escalier verbal qu'on monte (ou descend), ce sont des crans donnant à la lecture sa cadence vive. Il est aussi question de points de suspension et de braille, comme si le point, qu'il soit isolé, répété ou chorégraphié, avait quelque chose à nous dire. "Si pâle et patient•e/ en bouche cousu•e // éteint•e. Parqué•e / dans la partie // charnu•e de la langue / et ses dessous": on le voit, le féminin s'insiste là où de soi on pensait qu'il allait (la partie charnu•e). 



Chaque poème dit, à sa façon, à travers les motifs du corps, des règles, de la grossesse, du travail, de l'amour, des vêtements, les divers visages du féminicide (pas seulement le féminicide criminel, non, celui aussi qui opère dans la langue, les habitus, les réflexes, les clichés, etc.) On•e; le nom anonyme d'une foule bannie du réel et du langage qui, par l'écriture à la fois blessée et furieuse et sereine (les trois ici sont merveilleusement compatibles chez Foglia), a droit enfin de résister à "l'arrachement" subi de toute éternité. On.e: une autre humanité•e. Où le corps-femme-tempête résiste à la pathétique météo masculine, indexée sur un vieux beau fixe.

La mère en conseillera la lecture à sa fille, qui fermera sa porte au père trop entreprenant. Ah, une dernière remarque: je n'ai quant à moi aucune idée de la place que peut/va/pourrait prendre l'écriture inclusive dans la sphère littéraire, mais ce dont je suis certain, c'est que On.e d'Aurélie Foglia risque à tout jamais de changer la donne et d'ouvrir la voie/voix à une démultiplication des audaces et des intelligences. On•e sait jamais. 

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Aurélie Foglia, On.e, éditions Lanskine, 16 euros

Note: Les livres de Foglia sont publiés entre autres par les éditions NOUS, Corti et Lanskine.


jeudi 7 novembre 2024

Quand l'enfant (dis)paraît : les bébés pas si roses de Caizergues


Il y aurait de nombreuses façons de commencer un article au sujet du nouveau livre de Jean-Luc Caizergues, Bébé rose (éd. Flammarion). On pourrait dire: Le nouveau livre d'un auteur rare, puisque sa dernière parution remonte à 2008. Ou bien: Caizergues a été machiniste à l'Opéra de Montpellier de 1979 à 2018. Ou bien encore: Bébé rose est un recueil de poèmes. Ou bien encore, bis : Dans cet ouvrage, l'auteur essaie de faire le tour de la question du bébé, en racontant la  vie d'une famille perturbée par l'arrivée d'un nouveau-né, puis en donnant des conseils sur la façon de faire face à cet événement qu'est la naissance d'un enfant, enfin en se penchant sur une sombre histoire de disparition d'un enfant. Mais je ne suis pas sûr qu'ainsi on donnerait une idée juste (et même juste une idée) de ce qu'est Bébé rose.

Ce sont d'abord des poèmes courts – trois strophes de quatre vers – qui, à leur façon elliptique, "raconte" un instantané de vie, celle d'une famille où surgit un bébé. Autant préciser qu'ici le registre est grinçant, sanglant, sordide, et déclenche un rire qui fait froid dans le dos. Ça cogne, ça trompe, ça disparaît, ça lance, ça tombe, ça écrase: 

"Petite sœur / dans la / maison / du voisin // dans le / garage / dans la / voiture // dans le / coffre / dans un / sac."

L'économie des moyens, accentuée par le découpage, produit à chaque fois un effet terrifiant, effet doublé d'un possible comique : entendons-nous bien :: ce n'est pas la situation décrite qui est comique mais la scansion, la fabrique d'un suspens à tiroirs ::: précisons aussi que le comique en question est très particulier – imaginez Fénéon secondé par Sade.

Dans une autre section du livre – en prose, celle-ci –, Caizergues donne des conseils quant à la façon de vivre l'arrivée d'un bébé. Jouant des codes des livres sur la maternité et l'éducation, l'auteur force tranquillement le trait et, dans la lignée d'un Swift (Modeste proposition) ou d'un Patrick Reumaux (Comment cuire les bébés), nous plonge dans un acide bain langagier:

"Dans le ventre, Bébé entendait déjà. Il percevait tout ce que vous fabriquiez avec votre mari. Son odorat est très développé. Si vous posez sur Bébé un  mouchoir imprégné de votre odeur intime, il se calme. Puis déglutit. Bébé a appris à déglutir. Ce réflexe lui sera utile même vieux, surtout vieux. En maison de retraite il faut déglutir, sinon l'infirmière frappe, frappe, frappe!"

Vous l'aurez compris: tout n'est pas rose dans Bébé rose. On y croise plus de coups que de doudous. La famille n'y est pas présentée sous son meilleur jour. L'empathie n'y brille pas. Un peuple de monstres s'agite tranquillement… La force du livre de Caizergues tient tout entière dans sa diction particulière, qui avance les mots comme des cubes les uns sur les autres, nous laissant à entendre, après lecture, le bruit de leur chute. A chaque fois, en moins de vingt mots, il réussit à dessiner un drame. L'horreur, dans ces pages, naît d'une simplicité moléculaire:

"N'ai-je / pas l'air / heureux / dans ce // jardin / sur cette / photo / d'enfance // sous un / soleil brûlant / comme / l'Enfer?"

Bébé rose vient clore un triptyque, dont les deux premières parties s'intitulent La plus grande civilisation de tous les temps (2004) et Mon suicide (2008). Sous-titrés 'poésie-fiction", ces trois ouvrages vous permettront d'affronter plus sereinement cette farce sanglante qu'est, sur terre, la vie.

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Jean-Luc Caizergues, Bébé rose, Flammarion, coll. Poésie, 18 €

vendredi 2 février 2024

Atlas du désastre imminent

Ces derniers temps, on peut dire que nous aurons été gâtés. Les mois qui précèdent ont été riches en événements littéraires. De belles surprises, en vérité. Vous voyez de quoi je veux parler? De qui? Oh, vous avez sûrement une idée. Mais afin de ne pas vous mener en bateau plus longtemps, je me permettrai de préciser que je ne fais pas allusion à des remous – plutôt à des émois. Songez-y seulement: il y a deux ans, on a enfin vu paraître, traduits par Sabine Huyn, des poèmes d'Anne Sexton (Tu vis ou tu meurs, éd. des Femmes); puis, plus récemment, a débarqué l'énorme Horcynus Orca, de Stefano d'Arrigo (éd. Le Nouvel Attila), traduit par Antonio Werli et Monique Baccelli. Sexton est morte en 1974; d'Arrigo en 1992. Il faut parfois des décennies pour qu'une œuvre fende les frontières. Or voilà qu'une très longue "lettre" nous parvient enfin. Je veux parler de Lettre à un ami imaginaire, du poète Thomas McGrath. Ce dernier a travaillé trente ans à ce long poème, qui n'a paru dans son entier qu'après sa mort, en 1997, sept ans après sa mort. Enfin traduit en français, par Vincent Dussol, il a paru à la mi-décembre 2023 aux éditions Grèges, qui nous avaient déjà donné en 2007 le magnifique Poème californien d'Eleni Sikelianos.


Thomas McGrath est à la fois mal connu et mal apprécié, sans doute en raison de ses affinités communistes qui lui valurent les foudres du Comité Parlementaire des Activités Anti-américaines au début des années 1950.  Pourtant, il semble continuer le mouvement du "long poème" initié par Walt Whitman, réinventé par William Carlos Williams, exacerbé par Allen Ginsberg, explosé par Anne Waldmann, réenchanté par Eleni Sikelianos. Sur près de quatre cents pages, McGrath se fait le chantre kaléidoscopique de sa trajectoire américaine, au fil d'une rhapsodie à la fois généalogique, politique, écologique, où l'Histoire, le paysage, l'anecdote, les convictions, les détresses, la solitude, la force d'agir mènent une danse tour à tour fiévreuse et têtue. Le vers selon McGrath n'est métré que par un souffle soumis à des élans et des saccades, il oscille sans cesse entre un désir de narration et la nécessité de commenter, entre mémoire et constat, épiphanies et révolutions. Ici, le souvenir est une potion magique, garante d'une enfance perdue que le poème réactive par éclats; ici, la foi en la résistance est comme un autre paysage secret. Si la vie est lutte incessante dès lors qu'on ne plie pas devant le Veau d'or, alors il revient au poète de faire du disparate d'une existence le matériau ébloui d'une fresque. Musique!

"Notre destin. / En ce temps-là nous construisîmes notre foyer / Sur le vent / nous ne marchâmes que sur l'abîme / dormions, toujours / Dans un immense lit oscillant parmi les étoiles polaires. / En ce temps-là nous inventâmes l'atlas du désastre imminent; / Découvrîmes les langues enterrées cachées sous la douzième côte – / Les blagues lumineuses du Cardinal de Lower Mombasa ; / projetâmes / (Rien que sur des plans astraux, il est vrai) les structures psychiques / Des pianos à queue mécaniques qui broyaient Mozart à leur moulinette. / Que nous importait que les calendriers mexicains soient remplis de tentatrices / D'un autre siècle? / Que les abris antiatomiques soient pleins de lépreux, et que les banques / Soient lépreuses à force d'explosion monétaires? / Le lit avait fait demi-tour avec le monde / Mais nous étions toujours couchés plein nord tels des aiguilles de sang et d'os."

En ces jours où il est beaucoup, apparemment, question de poésie, délaissons les rives troubles des bardes à papa celtiques et plongeons dans le fleuve riche et prometteur où McGrath nous plonge tout entier, fort d'une générosité politique et d'un lyrisme terrestre hors du commun. Soyons cet "ami imaginaire" qui n'attendait qu'un geste – une geste – une lettre – pour communier avec le grand chant.

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Thomas McGrath, Lettre à un ami imaginaire, traduit de l'anglais (USA) et présenté par Vincent Dussol, éditions Grèges


vendredi 6 octobre 2023

Venaille pour mémoire: parmi les écorchés, et à jamais

Germaine Richier, Christ en croix

Même si vous avez tous les textes publiés par Franck Venaille (or ce n'est pas évident, car plusieurs sont épuisés), même si vous avez sur vos étagères Capitaine de l'angoisse animale, cette auto-anthologie géniale parue en 1998 (Obsidiane/le Temps qu'il fait), même si vous ne connaissez de F. Venaille que ses derniers textes parus au Mercure de France, même si vous ne connaissez pas du tout Franck Venaille, sachez que désormais vous n'aurez plus aucun prétexte pour passer entre les gouttes de sueur et de sang qui vous masquaient ce poète majeur.

Avec Avant l'Escaut, monumentale anthologie de ses poésies & proses écrites entre 1966 et 1989, que publie aujourd'hui un indispensable éditeur de textes uniques – L'Atelier Contemporain – somme monstre et vivante, c'est la violente naissance et la têtue avancée singulière de l'homme Venaille qui est désormais disponible et dévorable. On ressent à sa lecture un peu ce qu'on a ressenti quand, au … Et nous n'apprîmes rien (1962-1979) (Flammarion) de Mathieu Bénézet succéda, quelques années plus tard, l'immense Mathieu Bénézet, Œuvre (1968-2010) édité par Yves di Manno : la sensation de posséder, en main, en corps, l'essentiel d'un travail appelant la quasi exhaustivité. Un corpus, sinon christi, du moins précieux. Une somme vitale.

Cette anthologie a le mérite de nous donner des textes difficiles à trouver, ceux par lesquels l'engagé et jeune Venaille entre en poésie, alternant déjà prose et vers, comme déjà en témoignent, à la fois rugueux et souples, Papiers d'identité et L'Apprenti foudroyé. Formant bloc malgré la pluralité des lézardes qui clament, chez l'auteur, un besoin de se déclasser sans cesse de la production contemporaine tout en s'y frayant un chemin susceptible d'innerver cette dernière, cette anthologie remet Venaille à sa place aussi prédominante que marginale. A la fois lyrique par l'exploration de la douleur intime et formaliste par l'invention d'une syntaxe-syncope, traitant la ponctuation comme un souffle nécessitant des coups bas, Venaille, qui fit de la nostalgie une arme à deux tranchants et de la géographie une matrice-genitrix à arpenter sans cesse, est un poète profondément défroissé, tiraillé par des récits impossibles, des espaces clos, des horizons brouillés, des corps traversés.

"et non pas l'apparence immédiate des choses des êtres des situations non pas leur langage évident celui qui transparaît à chaud qui parfois même devant son évidence nous choque voire nous bouleverse mais bien la face cachée de chacun d'entre nous l'interprétation des silences de ses provocations non pas l'histoire contée par tel ou telle mais bien la recherche opiniâtre douloureuse l'approche fût-elle même ambiguë de la complexité de l'autre autrui pour nous-mêmes Autrui en nous-mêmes et nous mêmes tels que nous voudrions avec parfois tant de maladresse nous voir dans le regard de celui ou de celle de qui fût-ce une nuit une heure nous attendons la double révélation de la chair de la pensée telle qu'enfant elle nous était promise devant le miroir déformant" (p. 255)

Capable de vers aussi brefs que des sanglots-hoquets que de vers-phrases en folle chevauchée narrative, il n'a eu de cesse d'étourdir l'intime pour mieux rendre le vertige d'exister. Se qualifiant lui-même d'"ancien enfant", attaché autant à son onzième arrondissement – comme au cercle d'un glorieux cercle infernal – qu'aux paysages fluviaux d'un bas et brumeux pays, abîmé par la guerre d'Algérie, pénétré de peinture et de musique afin qu'en lui les formes les plus bleues (Monory) renaissent carnées, il est, dans sa déchirante sincérité et son exigence graphique, ce qui aurait de tout temps manqué à la poésie: l'aveu d'une tristesse trop humaine que seules des forces poétiques ont réussi à élever au rang d'élégie épique, géographique, politique, érotique.

Surprenant à chaque ligne crachée, tendue, filée, plus souvent nu que vêtu, jamais plus universel que lorsqu'il s'offre en écorchures, admirablement pop quand nécessaire, gourmand d'extases, épris de technique, concret jusqu'au cul et cru des sensations, Franck Venaille ne cesse de nous apparaître comme un poète futur qui déjà nous manque. Cet Avant l'escaut nous le rappelle et nous le ressuscite dans toute sa sidérante vérité.

P.-S: Toute ma gratitude à l'éditeur, François-Marie Deyrolle, qui a eu ce geste fort de m'envoyer ce volume, que j'ai trouvé dans ma vieille boîte aux lettres de campagne envahie de ronces "pénitentes".

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Franck Venaille, Avant l'Escaut – Poésies & Proses, 1966-1989, édition de Stéphane Cunescu, préface de Marc Blanchet, éditions L'Atelier contemporain, 30 €


lundi 13 mars 2023

Lavis sans cesse recommencé : à propos d'un recueil d'Yves di Manno

Transigent (2022), © G. Campbell Lyman

Bien sûr, le mot "Lavis" – qui donne son titre au dernier recueil d'Yves di Manno – entraîne le lecteur dans un monde pictural, en suggérant l'idée d'une couleur unique qu'en diluant on aide à nuancer – ainsi des mots auxquels il convient d'offrir des ombres et dégradés, ce qui somme toute est figuré dans le titre de ce livre, qui aussitôt s'entend: "la vie".

Bien sûr, les textes ici assemblés – on préférera dire "réunis", comme s'ils étaient voués à un conciliabule secret – s'étendent sur une période allant peu ou prou de 1997 à 2014, mais leur mise en résonance est, à sa façon, une autre forme d'écriture. Ensemble, ils gravitent, orbitent, se croisent, se frôlent – et s'il faut parler d'un fil rouge, disons que plus que le thème de la couleur ou du cadre, ce qui les lient, leur affinité première, est d'ordre "sympathique" (comme on le dit d'une encre).


En effet, ces textes ont tous ou presque, inscrits en eux, l'écho d'un travail autre: celui d'un poète (Jack Spicer, Nicolas Pesquès), d'un artiste (Jacques Scanreigh, Philippe Hélénon), d'un romancier (Russel Greenan), d'une photographe (Anne Calas) – à chaque fois était/est en jeu un rapport à l'image, et aux incisions qu'elle sécrète. Or ce qui intéresse et convoque di Manno, c'est ce qu'il appelle le "ciel d'établi", un ciel posé sur un chevalet, en opposition au "ciel abstrait" qu'on devine derrière les hublots du monde ("les lucanes ovales du réel"). Qu'est-ce qu'un établi, sinon la table poétique, dont il serait naïf de nier la fragilité – travailler à l'établi, c'est se confronter au bancal, c'est accepter de briser des chevalets ou de lacérer des toiles, comme celles réduites en lambeau par le cutter du père dans le texte "Variations sur un thème de Russell Greenan" (rappelons que Greenan fut antiquaire, ce dont se souviennent sans doute, dans le texte "L'établi", ces vers:

"un tel par contagion, Y. par omission / (ou pêchant à la ligne) et rêvassant / à ces lueurs maudites (rayon / des antiquaires, magasins sans chalands / ces phrases interdites ou mal posées / (de biais) le chapeau de traviole"

). Le magasin d'antiquités, c'est aussi (je m'avance peut-être…) le corpus de ces œuvres que traverse le poète, par la lecture ou la traduction – des antiquités qui n'ont évidemment rien d'antiques dès lors qu'on les réactive par un dialogue. En outre, ic, lettre "Y", en plus de renvoyer au prénom de l'auteur, est à la fois chevalet susceptible de verser, ligne jetée dans l'eau de la mémoire et mise en faisceau de rayons.

La technique du lavis, di Manno l'applique scrupuleusement, passant du mot "lueur" au mot "leurre", du mot "suie" au mot "soie", mais aussi "plaie/plan/plainte", "liane/diane", ou encore l'adjectif possessif "sienne" devenant la couleur "sienne". (On l'a dit: lavis: la vie.) Il suffit de changer légèrement de perspective (auditive, visuelle) pour glisser d'un tableau à l'autre, d'un table-établi à l'autre. D'une sensation à l'autre.

Bien sûr, ce travail qu'on pourrait dire de dilution s'accompagne d'un sentiment de perte (proximité de la strophe avec la catastrophe), et le dernier texte du recueil – "qu'avons-nous fait…" – semble renvoyer tous les "traits jetés" précédents, ces rêves d'estampes, à leur origine, au néant qui précède (et peut-être succède au) geste créateur. A la question posée – qu'avons-nous fait? – le poète semble accepter l'échec de l'indicible : on ne ferait qu'ôter "du silence au silence", de "la nuit à la nuit" – et encore: "pas même", car "l'ombre en nous demeurait" – on ne ferait que diluer le geste même de créer dans un "rien", une béance faite d'"inhumain" et d'"inutile". Déjà, premier texte du recueil rappelait:

"longtemps j'ai cherché dans / le poème l'ombre / d'une mémoire plus vaste / que la mienne"

Mais sans cette ombre qu'aucune eau ne saurait diluer assez, le poème – les poèmes de di Manno – n'auraient pas cet air à la fois tremblé et précis, comme si les nuances, parce que vivantes, se devaient d'être appréhendées dans leur illusoire pérennité. Et l'on aimerait déposer au pied de ce "Lavis" – comme un baume? un signe? – ces vers de Paul Valéry, extrait du Cimetière marin:

"Je m'abandonne à ce brillant espace / Sur les maisons des morts mon ombre passe / Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir"

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Yves di Manno, Lavis, éd. Flammarion, coll. Poésie (17€)

mercredi 22 février 2023

Quand Polo parle: la double langue de Yéré


On ne se demandera pas ici si le nouchi est un argot ivoirien devenu langue ou un parler resté à l'état de langue véhiculaire. On se bornera de constater que, confié à un poète, le nouchi peut faire des étincelles et remonter les bretelles du bon vieux français. C'est du moins ce qu'on se dit en lisant Polo kouman / Polo parle de Henri-Michel Yéré. Il s'agit pour ce dernier, non de donner des lettres de noblesse au nouchi – le nouchi se fiche bien de la noblesse, né dans la rue il s'est popularisé tout seul comme un grand –, ni, en le "traduisant" (nous allons expliquer ces guillemets, patience…), d'en donner une version policée.

Le travail de Yéré est proprement passionnant et remet en cause pas mal d'idées préconçues sur la traduction poétique. (On est loin, je crois, du travail d'un Rictus, par exemple.) En effet, que fait Yéré: il met en chiens de faïence le texte nouchi et le texte français – disons qu'il "recommence" le premier en français, non pour l'éclaircir (quoique) mais pour relancer la donne, pour que l'écho renvoie autre chose que le son émis. Cela peut avoir deux effets très différents, bien que concomitants: parfois, la version française nous paraît plus articulée, plus nette (à nous lecteurs de Racine et Saint-John-Perse), mais à peine a-t-on considéré le recto nouchi qu'on trouve la version française un peu coincée. Normal: le nouchi est du côté oral, alors que la poésie obéit depuis longtemps à des codes policés. Dans l'expérience tentée par Yéré, il ne s'agit bien sûr pas de trancher, mais d'aller d'une langue à l'autre comme on passerait d'un quartier à un autre, de la rue au salon, d'un ami à un autre, aussi. Exemples:

La Vieille a été mon défenseur devant soleil / De fait, ma mère fut mon seul bouclier contre le soleil

Termite a pris pour racines / Les racines sont mangées de termites

On est découpé / Nous sommes morcelés

Gasoil dit il va allumer le ciel / Le gasoil a déclaré la guerre au soleil

nous seul on connaît route de Devant / nous seuls savons l'adresse de Demain

Evidemment, si ce jeu de parallaxe entre deux langues est ici possible (et fructueux) c'est parce que l'auteur change à chaque fois de posture et rêve comment dire autrement dans une autre langue ce qui avant tout se dit par le corps. Ce n'est pas en traducteur qu'il traduit, mais en poète-janus, à la fois contraint et désireux de faire l'expérience d'une langue bifide. Il se décale, se déplace, et par conséquent déhanche son écriture. A la vitalité sèche du nouchi fait écho l'éloquence jaculatoire du français; les deux se toisent, se trahissent, se bousculent, s'estiment. On n'est pas, pourtant, dans un simple rapport de classe, même si la poésie a souvent été écartelée entre pôle oral et posture hermétique. Entre Prévert et Mallarmé (mais bon, il y a Villon et Guyotat, ne schématisons pas trop). Polo parle, donc, il dit:

"Vous qui dites je gamme pas en français-là: mon hoba-hoba perce murs!" / "A ceux qui prétendent que je ne parle pas français: je veux dire que ma parole démolit les murs".

La translation entre ces deux énoncés relève d'une alchimie très particulière. Car ici chaque texte nous aide à lire son pendant, chaque texte agit comme un révélateur de l'autre. De fait, nous n'avons pas deux textes antinomiques dont on ne pourrait lire qu'un versant, mais un seul et même texte, qui en se bégayant dans la variation produit une lecture à la fois éclatée et plus dense.

(Je m'en veux de n'aborder ici que l'aspect technique du travail de Yéré, et non d'aller au fond de ce qu'il dit. Je renvoie donc, penaud, à un article du Monde qui va plus loin:

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/12/polo-kouman-polo-parle-une-joute-poetique-bilingue-d-henri-michel-yere-pour-sortir-le-nouchi-de-la-rue_6161513_3212.html)

Mais assez faroter: ça ne ment pas chez Yéré. Il est temps de nous entre-jailler…

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Henri-Michel Yéré, Polo kouman / Polo parle, écrit en nouchi et en français, préface (parfaite) de Marina Skalova, Editions d'en bas, 2023 (12€)

mardi 22 septembre 2020

Milène Tournier: l'aller-retour du souffle

L'autre jour, de Milène Tournier, est un livre qui mérite notre attention, ou plutôt qui l'appelle, clairement, sans effets de manche, en étant à la fois fragmentaire et ductile, fluide et explosé. Les textes qui composent L'autre jour adoptent des formes diverses, tantôt on glisse vers le récit, un peu comme si on ouvrait une porte sur le réel, tantôt le phrasé devient ballade, ou quasi, tantôt des tercets dessinent un instantané. Sans jamais se détourner d'une haute exigence poétique, ces textes affrontent un vécu froissé, raison pour laquelle j'ai employé plus haut l'épithète ductile. Quel que soit le motif travaillé – le père, la mère, un couple, etc. –, la phrase prend soin de disjoncter discrètement, elle fait rhizome sans crier gare, parvenant à créer une fluidité à partir de ces décrochements. Un équilibre miraculeux se produit à tout instant entre l'imaginé, le parlé, le pensé, le phrasé, le senti, le vu, formant ainsi un tamis de possibles qui permet au texte d'infuser et de ruisseler sans contrainte:

"J'irai te suivre dans tes réincarnations successives et être ta fille alors tu seras mère à épouser un autre homme d'une autre province d'un autre pays tu seras ébahie, ce jour-là d'accoucher, de voir ma tête à moi encore surgir"

Milène Tournier manipule la syntaxe avec une délicatesse qui jamais n'empêche la violence. Elle laisse entrer des voix, nous fait entendre le prosaïque, puis décroche, trace quelques traits épurés, se déploie dans l'élégiaque, retourne au récit, en un cycle naturel.

"Je t'aime facilement tu sais comme

Un déménagement en rez-de-chaussée

Et se passer les cartons par la fenêtre de la chambre."

Ce qui surprend dans la prose en perpétuel déhanchement de ce livre, c'est sa façon d'être incroyablement pluriel et fatalement singulier. Qu'il célèbre les noces de l'incongru et de l'évidence :

"Maman, la lune est tombée dans mon lait,

Hurle l'enfant paniqué

Sous la forme diagonale du ciel, la bolinette serrée entre les doigts",

ou creuse l'anaphore :

"Je te parlerai comme un long chien couché peut toujours se lever, je te parlerai comme l'humain surveille le chien couché qui sans doute va se lever, à tout moment se lever, je te parlerai comme le chien dort ici depuis deux heures, je te parlerai comme l'épicier en face sait bien lui que le chien ne se lèvera pas et d'ailleurs peut-être est-il mort",

L'autre jour sait à la fois fuir et insister:

"L'amour le feu immense

Comme certains garçons grandissent et les mères ne savent plus

Où, parmi les épaules, elles doivent poser, comme

rossignol, leur œil et l'autre."

La précision de la virgule, et l'intelligence du rejet, créent une cadence tout à fait singulière. Tout ce qui pourrait paraître de prime abord simple, 

"Viens chercher ma voix

Viens chercher la voix et après

Le corps",

est tissé ici dans une poétique du suspens et résonne avec d'autres points du texte. Ainsi, le tercet suivant:

"Aime-moi 

Comme un inventeur

Devant une chaise"

peut sembler viser un minimum, mais pris dans l'ensemble du recueil, il acquiert une autre matière, une autre matérialité. Tout est lié, connecté, le réel ne cesse de ronger l'image, l'image de gratter le réel. Le corps, lui, demeure le liant, le parlant. L'autre jour est texte profondément enchanté, qui semble vivre une vie parallèle, respirer autrement, et qui jamais ne s'installe dans une diction définitive.

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Milène Tournier, L'autre jour, éditions Lurlure, 19 €

mardi 7 juillet 2020

De la gorge en poésie

Un motif traverse la poésie contemporaine, un motif qui est davantage qu'un motif : la gorge. Davantage, car sa récurrence dit assez qu'il est à la fois origine, lieu d'émission de la parole, et gouffre, goulet d'étranglement. La gorge comme source mais aussi comme espace où se noue quelque chose. Le souffle y passe, et parfois s'y encrasse. Façon physique de rappeler d'où vient la parole poétique, liée dans son essence au corps, que ce soit à ses révoltes ou à ses défaillances. Plus que la bouche, trop proche de la parole, la gorge rappelle qu'il y a quelque chose de volcanique dans la montée des affects. Là où la bouche dit, la gorge, elle, pré-dit. La bouche façonne des mots, la gorge travaille des rythmes. "Aboie dans la gorge, / syntaxe, chienne hors monde, / quoi m'appelle me / défie, à quoi réponde" demande Claude Adelen dans Légendaire.

Avant de risquer la mort sur la page, le poème vit son limbe entre sang et souffle. Sang: donc pulsation, tempo. Souffle: épreuve du vide. Bernard Noël, dans La chute des temps : "la voix ne ressemble à rien / elle est le tremblement de la chair molle / sa fragilité faite invisible / l'homme s'oublie dans cette fumée d'air / il imagine et voit l'imaginé / il est une fois / desserre ta gorge / une goulée de temps est douce / dans le tombeau suinte une source". Une goulée de temp: chaque contraction de la glotte libère des unités de langage.

Maîtrise et sauvagerie, afin d'autrement éructer. Tenir l'avant-note, "jusqu'à ce que la syntaxe vive du réel" – écrit Auxeméry dans Parafe – "inscrive / & les figures & les voix (…) // dans le boyau de glaise, de la brèche / vers la fosse, dans la gorge qui engendre, & passant / de l'obscur vers l'obscur, traverse / la plage de lumière". Si naguère la bouche était d'ombre, on comprend que la gorge, elle, soit de nuit, de la nuit, qu'elle n'ait d'autre choix que de faire l'épreuve du "gratte-glotte" (Auxeméry, dans Failles).

© Cédric Demangeot
La gorge, on l'a dit, est passage, et parce que liée au souffle, elle a accointance avec le vide. La possibilité du poème est indissociable du silence, et le vide est la forme que prend le silence dans le corps du poème. Le poème naît avec ses poches de vide, il les met en scène. Cédric Demangeot: "Le vers est ce qui se produit à chaque fois que le corps entrave le trajet de la langue – à chaque fois que la langue trébuche sur le corps – et le poème est le son de la chute ensemble de ces deux morceaux que l'Histoire a séparés" (in Une inquiétude). L'entrave, le trébuchement: c'est ce qui fait qu'un poème vit de ses crevasses, vit parmi les trous. Un enjambement est, littéralement, un enjambement. Le corps passe par dessus son propre vide, il casse le souffle pour mieux l'articuler, et lancer la langue plus loin.



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Biblio:
Claude Adelen, Légendaire (1969-2005), Flammarion, 2009 (le texte ici cité figure dans le recueil Légendaire, paru en 1977)
Bernard Noël, La chute des temps, Flammarion, 1983
Jean Paul Auxeméry, Parafe, Flammarion, 1994
Auxeméry, Failles / traces, Flammarion, 2017
Cédric Demangeot, Une inquiétude (1999-2012) Flammarion, 2013


lundi 29 juin 2020

La poésie dans tous ses étals

La poésie est-elle soluble dans l'anthologie? Autrement dit, est-il possible d'embrasser le champ poétique français depuis, disons, 1945 sans s'égarer dans d'improbables traverses? Avant d'entrer dans le détail/dédale, une remarque s'impose: la plupart des "sommes" ou traversées du champ poétique sont l'œuvre de poètes, et il en va souvent de même pour ce qui est des regards critiques, appréciations, etc. Davantage sans doute que les romanciers, les poètes réfléchissent à leur pratique, lisent leurs pairs, les commentent, soulignent fractures et accointances. Parce que tournant sans cesse autour du noyau/moyeu de la langue, les poètes mêlent souvent d'un même mouvement l'acte poétique et sa pensée, comme si la nécessité d'écrire à même le bois de la langue exigeait d'en scruter jusqu'aux moindres fibres. On se propose ici de passer en revue, sans garde-à-vous et au trot, quelques balises anthologiques.





La poésie contemporaine de langue française depuis 1945, de Serge Brindeau et alii, aux éditions Saint-Germain-des-Prés, 930 pages (1973) — Le parti pris de cette anthologie – thématique – est fortement marqué par l'époque de sa parution, comme en témoignent certains titres de chapitres et sous-parties (Chapitre I: Poésie de Combat, I.2 "Paix au Viet-Nam! Paix en Algérie"). Parmi les catégories, on trouvera "Surréalisme sans limites", "Poésie onirique et fantastique", "Poésie ésotérique", "Poésie cosmique"", "Poésie mystique", mais aussi, plus surprenant, "Nostalgie, Orgue accordéon, tambourin" (où figure André Hardellet…). Si Venaille se retrouve dans le chapitre "Poésie pop", le sous-chapitre "Poésie et idéologie" liste les revues qui font alors la poésie en France, dont Tel Quel et Change. Truffée d'extraits, cette anthologie – qui ratisse large – vaut aussi pour sa deuxième partie qui aborde les écritures francophones : Québec, le Maghreb, le Proche-Orient, l'Afrique noire, les Antilles, l'Océan indien, etc. Petit bonus: de nombreuses photos des poètes cités, ce qui nous permet de voir Henry Deluy à la pipe, Bulteau aux cheveux longs, Denis Roche dans son plaid rayé, ou Franck Venaille à la casquette…

La poésie du vingtième siècle, tome 3, Métamorphoses et modernité, de Robert Sabatier, éd. Albin Michel, 796 pages (1988) — Qualifiée par l'auteur de "matériaux pour un futur itinéraire", cette anthologie, parue la même année que celle d'Henry Deluy (cf. infra), débute sous les auspices de Ponge, Tardieu, Frénaud, Guillevic, n'hésite pas à musarder du côté de Françoise Mallet-Joris et Hervé Bazin (gloups), répare quelques oublis (on y trouve Georges Alexandre, un "Dadelsen non littéraire", dixit Venaille), se penche aussi sur l'Oulipo, Heidsieck, Pélieu, aborde (ouf) les "autres écritures" (Denis Roche, Guyotat…) avant de se préoccuper des "renouvellements" (Bernard Noël, Mathieu Bénézet, Paul Louis Rossi…). Erudite, franche, personnelle, généreuse, policée. Et puis, où trouver ailleurs qu'en ces pages ce vers de Marc Piétri: "Oh! comme je suis loin du whisky, des zoulous, du couscous, des mygales!"

Poésie en France, 1983-1988, une anthologie critique, de Henry Deluy, éd. Flammarion, 460 pages, (1988) — Ce volume, qui fait suite à L'anthologie arbitraire d'une nouvelle poésie, 1960-1982, parue cinq ans plus tôt, tente de "donner une consistance commune aux mouvements" ayant agi sur "la poésie en train de se faire". Il s'agit d'extraits d'ouvrages publiés sur une période de cinq ans, agrémentés d'une présentation d'une page et demie en moyenne. Coupe sombre (ou claire?) – et alphabétique – dans la production d'une demi-décennie, le livre de Deluy nous donne ainsi accès à des ouvrages parus chez toutes sortes d'éditeurs, et l'on trouvera aussi bien Geste de rien, et pour rien, d'Alain Coulange aux éditions AEncrages, que L'art poetic' de Cadiot chez P.O.L. Parmi les auteurs cités, Belletto, Esteban, Fourcade, Prigent, Vargaftig, etc. Une soixantaine de titres au total. Présentes, également, des traductions (Lord Charter, Umberto Saba, Jaroslav Seifert). Bonus: des extraits de Peep-Show de Prigent – on est donc contents: "Entre une, genoux dans l'axe des yeux de lui, / la fesse un peu plissée au-dessus des frontaux, / poil au niveau de d'sa brosse et les seins astiqués / vers l'azur du plafond."

49 poètes, un collectif, réunis et présentés par Yves di Manno, éd. Flammarion, 500 pages (2004) — Là encore, un parti pris très marqué, puisque la plupart des poètes cités et présentés ici sont parus dans l'indispensable collection que dirige l'indispensable Yves di Manno. Toutefois, ce volume accueille également d'autres voix, une quinzaine d'auteurs "œuvrant dans une optique similaire". ainsi que quelques "débutants". Une occasion de découvrir, entre autres (enfin, en ce qui me concerne…) deux voix fortes: Nicolas Pesquès: "'l'objectif est de cerner ce qui est douloureux dans le passage aux mots / et si cette difficulté est constructible // si le tort du langage n'est pas de regretter la séparation / d'y faire violence en voulant l'annuler", mais aussi Guy Viarre ("Je vous le dis la tête seule / décisive comme un trou / et une trouée") et Olivier de Solminihac. 

Un nouveau monde, Poésies en France, 1960-2010, d'Yves di Manno & Isabelle Garron, éd. Flammarion, coll. Mille&une pages, 1526 pages (2017) — C'est, de toute évidence, la bible de la poésie contemporaine, et pas uniquement en raison de son fin papier. Passionnante, fouillée, profonde, frontalement partisane, riche en biblios, impeccable dans ses présentations typos, c'est une mine à ciel ouvert quasi inépuisable. Elle couvre le champ poétique avec rigueur et passion, précision et intelligence, depuis Joyce Mansour jusqu'à Pierre Vinclair. On y trouve les topos obligés sur les revues, la querelle lyrique-antilyrique, des catégories stimulantes comme '"Retour au calme?", "Positions de repli", "Des constellations cachées", etc. On peut y lire aussi bien Stéphane Bouquet que Lamiot Enos, Tarkos que Esther Tellermann, Philippe Beck que Danielle Collobert (en revanche, Jaccottet n'est mentionné qu'en aparté). Mais bon, y figure Cédric Demangeot, alors on ne se plaint pas trop: "Retraversé / par ligne vide / et déjeté dans la boucle // un / zéro / parle".

Le chant du monde dans la poésie française contemporaine, de Michel Collot, éd. Corti, 356 pages (2019) – C'est plus un ouvrage critique qu'un panorama, même si la partie "Lectures" présente de façon fouillée une dizaine d'auteurs, dont Jaccottet, André Velter, Bernard Noël, etc. Ouvrage critique, disais-je, et pas qu'un peu, car Collot abat souvent sa hache sur "une certaine recherche de l'illisibilité" en poésie, sur les "excès de théorisation". L'auteur nourrit un rêve: que "les poètes fassent un effort pour aller vers leur public, et tiennent compte de ses attentes sans pour autant céder à la démagogie, au lieu d'écrire pour leurs paris au risque de succomber à l'élitisme ou au snobisme". Cet appel au panaché laisse un peu pantois, et la scission que fait Collot entre adeptes de la littéralité et partisan du réel/lyrique, bien que parfois alimentée par certains auteurs, est un peu lourde à la longue. On n'est pas obligés d'opposer Prigent et Commère. Collot est polémique et c'est ce qui fait l'intérêt de son livre, sauf quand il nous donne son ressenti sur l'expérience des montagnes: "Fasciné par la beauté sublime et terrible de ces sommets dont la vue et l'ascension me coupaient le souffle, je n'ai plu la traduire qu'après-coup, par de brefs poème faits de quelques mots précipités sur la page de façon imprévue et abrupte". Là, on dévisse.

mardi 16 juin 2020

Sauvage Vinclair retour des pays chauds

[Si vous ne connaissez pas Pierre Vinclair, on vous conseille vivement de vous jeter sur le dernier numéro du Matricule des anges, qui lui consacre un dossier en tous points passionnant. Bien sûr, le mieux est de vous jeter parallèlement, tel un plongeur accompagnant son ombre pour mieux diviser l'onde, sur les deux ouvrages de Vinclair que publient les éditions Corti, agir non agir et La Sauvagerie. Je ne parlerai aujourd'hui que du premier, agir non agir, sous-titré éléments pour une poésie de la résistance écologique.]

Malgré ses allures de manifeste, agir non agir pourrait à première vue passer pour une guide de survie en milieu poétique. Quelle poésie inventer pour échapper au "piège du lyrique" et/ou à la "tentation du nihilisme"? Vinclair ouvre sa réflexion par une équation qui bien sûr n'en est pas vraiment une: le poème est-il un animal? Cette question, qu'il déconstruit très vite, lui permet toutefois de se poser la question de la sauvagerie du poème. Sans être naïf au point de croire que le poème n'est autre que la fameuse panthère de Rilke, on peut s'interroger sur la nécessité d'un devenir-animal du poème. Comment penser l'ensauvagement de la forme poétique, et surtout pourquoi? On sent chez Vinclair une passion de l'oscillation. Dès qu'il avance un concept, il le soumet à des vibrations pour voir s'il tient, s'il se fissure, si ça l'affaiblit ou le renforce. Le sauvage? Ce concept n'a pas de valeur pure, il reste relatif, et au lieu d'en faire un primat, autant le penser comme une perspective, un point de fuite. Autant l'habiter.

Ici, la sauvagerie est un point non négociable, pas seulement parce que le poème est, depuis Rimbaud, un "peau-rouge criard", mais parce que cette sauvagerie établit un lien avec la nature, or le propos de Vinclair vise à une sorte d'écopoétique. On doit sauver la Terre. On ne le peut sans doute pas, mais on le doit. La nature est à la fois tout et diversité: il faut donc parvenir, par quelque chose de l'ordre peut-être de la pensée magique, à articuler ce Tout, qui relève à la fois d'une réalité (Gaïa) et d'un fantasme (Gaïa souillée par l'Homme), avec toutes les choses qui composent et saturent ce tout. On pourrait craindre ici un délire hégémonique, ou une ambition littéraire ayant pour finalité le fameux (et vain) livre-monde, mais Vinclair n'est pas tombé de la dernière pluie, il est plutôt du genre à réinventer la pluie. Il ne s'agit pas de tout dire, et ce pour une bonne raison: la poésie n'est pas du côté du "dire" (pas seulement…), elle est avant tout un agir, et un poème se veut la mise en acte de sa propre genèse (et de sa propre finitude), il est à la fois le rugissement et l'écriture du rugissement :
"Si le poème est un animal, c'est donc au sens où il parvient à incarner dans le langage, sur une page, dans des vers, une présence sauvage, brutale et opaque, qui bouge et qui vit —plutôt qu'elle n'a du sens. Une sorte de corps, indépendant, autosuffisant, composé de différentes logiques qui ne se soumettent pas à une signification décidée par l'intention d'un poète." (Vinclair)
Pour que le poème ne meurt pas dans sa cage en se croyant libre – autrement dit pour éviter qu'il se croie l'incarnation de la littérature, une croyance qui selon Vinclair relève du fétichisme et s'apparente plutôt à de la "menuiserie d'épaves" –, il existe un recours, un verrou de sécurité, si l'on veut, et c'est la haine de la poésie. Il faut entendre ici cette haine non comme une hargne délétère, mais comme une méfiance musclée, qui plus est interne à l'acte poétique : il revient en effet à la poésie de se méfier d'elle-même, de ne pas prendre le chant des oiseaux pour le carillon des anges. L'objet de sa haine, par conséquent, n'est rien d'autre que son incapacité à "tenir la fausse promesse de la signification pleine". Ce n'est pas une pulsion négative, plutôt une crispation dynamique: attention danger, la langue ment, pas la peine de redoubler le mensonge. Forgeons un poème qui ne se mente pas à lui-même, qui ne cherche ni le brouillage élégiaque et ne se complaise dans la dilacération critique – Tarkos ma non troppo… Ne pas singer Artaud. Ne pas diluer Prévert. Ni tic ni toc. Le tout, c'est du cas par cas. Non un loup, mais des meutes. L'unique est foule.

Quand Vinclair écrit "la poésie est haine de la poésie, et la haine de la poésie, poésie", on peut penser entre autre au texte de Cholodenko, La poésie la vie (P.O.L) :
"La poésie se fait entre l'être et l'être pas".
Oscillation = dynamique. Moins le dérèglement des sens qu'une régulation chamanique. Si le texte est hanté, alors faisons tourner la table, faisons chanter les spectres, mais d'abord écoutons le bois de la table, et le murmure de la forêt dans le bois de la table. Réfléchir à l'agir du poème est déjà faire acte poétique, c'est le début de l'ensauvagement. Comme le dit aussi Vinclair, dans son entretien pour Le Matricule, "la théorie est aussi un acte de lecture". La pensée est métrique. D'où l'importance de ce qu'Auxeméry, cité par Vinclair, appelle "la maîtrise du transport". Nous sommes les passagers de la Terre. Le transport est aussi bien un mode de transe (voyage sidéral) qu'un moyen de déplacement (où allons-nous?). D'où l'importance, dans la cage du poème, de faire dervicher la langue. Projet objectif? construction épique? trajet politique? Le poète-bricoleur doit savoir aussi bien saboter que by-passer.

Difficile de faire le tour de ce moulin à prières poétiques qu'est agir non agir. D'autres dispositifs subissent l'opération oscillante mise au point par l'auteur, comme la catabase, le recyclage, la traduction. Rappelons juste que l'un des grands intérêts du livre est bien sûr, aussi, le dialogue qu'il entretien avec l'autre livre de Vinclair, La Sauvagerie, fort d'un demi-millier de dizains, livre qui n'est pas l'application d'une théorie, mais bel et bien une épopée de haute vertu, souvent bifide par la langue, et dont on sait déjà qu'elle sera suivie par d'autres volumes tout aussi stimulants. "Réagencement sensible du collectif", la poésie made in Vinclair est une machine sidérante branchée sur le corps sans organe de la Terre. Au lecteur de l'alimenter. Vavavoum !

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Pierre Vinclair, agir non agir, éd. Corti, coll. "en lisant en écrivant", 19 €
& La Sauvagerie, éd. Corti, 22 €

P.-S.: Ce sont les deux premiers livres que j'ai achetés en librairie après le déconfinement. Et il n'est pas inutile de préciser qu'à leur manière ils sont parfaits pour déconfiner, également, la pensée poétique…



jeudi 15 décembre 2016

Un éléphant en forme de colifichet

Pareil aux pyramides d’Egypte, le roman croit encore qu’il lui suffit de dresser sa tente de pierre dans le désert de notre écoute pour qu’on contemple, depuis sa cime pourtant impropre à la position assise, les vastes paysages qui ne parlent plus. Nulle crainte là-dessus : Le roman est un véhicule qui continuera de rouler même quand il n’y aura plus de route, il lui suffira d’imiter le bruit du moteur et celui du vent dans les arbres abattus en gonflant les joues de ses chapitres. Le roman est un roc de carton-pâte, et certains aiment à le pousser en haut de la montagne pour mieux le voir rouler dans la vallée sans faire de bruits – et tant pis s’il finit sa course dans le lac des banalités communes. Le roman est notre joyeux badaboum, notre amusant tralala, la pataugeoire de nos modernes ennuis. C’est un éléphant en forme de colifichet, ou le contraire, on ne sait trop, bref un monstre sorti de la brousse qui barrit dans l’interphone en suçant des dragées. S’il lui arrive de croiser la poésie, il oublie souvent de la saluer, la prenant à tort pour un oiseau ou un rostre, alors qu’elle a huit pattes et le regard aigu du tisserand. Il rime avec lui-même en une discordance à jamais décomplexée.
Mais la poésie, qui prend le langage pour argent mécontent et le dépense à nos frais, n’aura eu de cesse – nous le savons, l’oublions, le savons – de se faire et se défaire, parce que plus ancienne, parce que plus instable. Certes, elle aussi a baigné dans le charnier des épopées, elle aussi a conté autant que chanté, mais elle en est ressortie trempée du cauchemar du dire ainsi qu’un acier épris de rouille. Elle a toujours préféré être la lame plutôt que le manche, histoire de rester insaisissable, car trancher est sa grande affaire, tandis que le roman, lui, passe ses après-midi pluvieuses à faire des nœuds de tout et de rien dans le salon de la complaisance.
Les corsets que la poésie a pris coutume de serrer sur son abdomen d’abeille, les longs voiles dont elle a joui comme si c’étaient des rideaux qu’il suffisait d’écarter pour qu’on admire sa transparence de feu, les chaînes dont elle s’est parée afin de jouer les hercules de foire en tutu – tout cela a fini remisé dans les coulisses d’un théâtre, le théâtre de la tradition. Or les traditions, comme les fleurs dont on étouffe les morts, sont périssables. Le vers, longtemps en petit et grand apparat, a su se libérer à temps des contraintes métronomiques pour mieux ramper dans les tranchées de 14, monter à bord du Transsibérien et singer la fête nucléaire.
La poésie est une flèche qui prend pour cible la vibration même de l’arc. Le roman, lui, a d’abord été charrette, puis locomotive, c’est aujourd’hui une promotion et un sac à dos, on le porte en guise de coquille sans se formaliser du boulevard baveux qu’il laisse derrière lui. Il fanfaronne, sifflote, tambouille sa popote, fait claquer sa culasse et tire au flanc. Il se rend au supermarché des émotions comme dans un bordel, étend ses calques vitreux sur les vieux livres d’histoire, s’assoit devant l’âtre et compare les bûches à des crocodiles, et les flammes à des lianes – regardez-le tisonner son propre reflets dans la cendre, c’en est presque émouvant. Le roman est une aubaine, une barrique à malices, c’est un géant d’un mètre soixante et onze qui vous donne l’accolade en vous faisant les poches, qui se déguise en gondolier pour vous faire croire que Venise est partout, et chie des miroirs pour renforcer l’impression de profondeur qu’il dégage. Fardé comme une brute, il a de quoi tenir bon jusqu’au soir, et vous donne du fil à retordre comme si vous étiez la reine des brodeuses abruties.

Mais la poésie, elle, dont nous serions bien incapable de donner la moindre définition, dont la définition même est une hérésie, est la sœur de cette charogne décrite par Baudelaire au détour d’une strophe qui est aussi un chemin : à la fois vive et inerte, se nourrissant de ce qui la dévore, tour à tour ignoble et splendide, comme il se doit aux révélations qui ne sauvent de rien. A jamais déserteuse, et sans doute désertée, parce qu’ayant compris et accepté que le désert, en elle et autour d’elle, croît, elle n’en finit pas d'ourdir à l’écart de l’ombre du roman, cet effaré satisfait.
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Photo: Salam sphinxé devant l'HP.

mardi 13 octobre 2015

Comme si une chose grave: la frappe AC Hello


Naissance de la gueule : c’est le titre, et on va vite y entrer dans cette gueule, on va vite s’y dissoudre aussitôt, avec la langue, la langue brûlée de l’auteure, AC Hello, sur laquelle on pourrait se méprendre en allant trop vite, c’est-à-dire, qu’on pourrait, emporté par sa rage, ne voir là qu’un écrit à dominance tripale, un cri plus ou moins modulé, alors qu’en réalité la langue de Naissance de la gueule est du côté du chant, riche en inflexions, et travaillant ses ratés à l’aide d’une rythmique redoutable. Tout commence au bord du fleuve du périph, qui charrie ses véhicules aveugles, et qu’une « fille à la bouche ouverte » vient sentir plus que voir, en absorbant les pulsations, s’en écœurant – et l’écœurement finit alors par remplacer son cœur, car en elle, en cette fille, fanfaronne « un fils de pute » qui l’empêche d’exister, de fondre sa voix dans le flux. Oui, ici, tout est affaire de flux, de jus, et ça fuit, la fille fuit, les fluides fuient, et c’est parti pour une cavale de la langue et des organes, des pensées avortées, des pulsions foirées. 

La bouche étrangle, la gueule veut parler. Et respirer. Des sons forcent la trachée, et ces sons font guerre :
« Ma tête est une opposition. Un ensemble d’expulsés. Je rigole sur ma chaise. J’irai jusqu’au bout de ma terrible tête qui n’a plus peur d’elle-même. C’est foutu. Pour la rêveries idéaliste et optimiste. C’est foutu. »
La fille donc fuit, c’est-à-dire qu’elle se réfugie, aussi, chez des gens, mais les gens mordent, au début ils accueillent, puis ils demandent, demandent de la parole, de la bave, or la gueule veut sortir de la bave, en a marre de se faire cogner parce qu’elle refuse d’être « dans la culture du debout », et forcée de parlée, contrainte à l’articulation, se déchire elle-même dans sa la ngue :
« Isui sanorce, riste, isui anomerb, anometoil, anomlarge, barje, anomcile, anolair, sanorce, isui pfilld’monde, isui illemonde, isuis anom i puitvoir, i puimrapandre dsinterstices, i puitvoir dtamaison, ié lcor ié la c’science extensible et isui prtou. Ipuistir, ipuistir. »
Au lecteur d’apprendre à mâcher ça, il le faut, ça n’est pas fini, ça continue, et après toutes sortes de « collisions », d’aheurtements ressentis en chair et en langue commence un drôle de voyage en Floride, où ça ne fait qu’empirer, mais différemment, avec Stanislas, avec Emmy aussi, Tobby, Jérôme Akoulov, un monde interlope qui parfois vomit, parfois se branche sur l’art et l’argent. La fille va vomir tout ça aussi, lasse de ce:
« malaise ontologique de ces blaireaux de merde, en habits d’apocalypse, dont la cervelle remplie d’attractions illimitées, tend des sucreries à des jambes, des poitrines, des nez et des crânes »…

Exit la fille, commence alors la troisième partie de ce retable cramé, un texte intitulé « claque-tête », à la justif étroite, qui mitraille, utilisant les syllabes comme des semonces, des rat-rat-rat mitraillettes, pour qu’on entende claquer la violence, la guerre,  les rafles, les rafales.
Naissance de la gueule : quand le langage ne se laisse pas faire, ça fait mal, rien n’est épargné, et ça laisse dérisoire pas mal de proses racées.

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AC Hello, Naissance de la gueule, éd. Al dante, 13 €

A.C. Hello pratique la performance et/ou la lecture sur scène. Crée des situations. Elle dessine, peint et écrit. Nombreuses publications en revues et fanzines (papier ou internet, dont Overwriting, Chimères, Armée noire…). Expose également. Un passage (rapide mais efficace) dans le collectif L’Armée noire.
Elle crée la revue Frappa en 2014, revue multimédia visible sur le net, et qui a vocation a exister également en version papier.
De la même auteure :
Paradis remis à neuf (Livre + CD, éditions Fissiles, 2014)