vendredi 18 octobre 2024

L'inconnu qu'on a été: Hélène Gaudy aux portes du père

Max Ernst, Le Couple (1923)

        En se lançant dans la lecture d'Archipels, d'Hélène Gaudy, on se dit qu'il va s'agir, sans doute, d'un énième livre sur le père comme il en point tous les quatre matins, mais ce naïf a priori s'évapore bien vite devant l'incroyable enquête menée par l'autrice, une enquête qui consiste moins à re-créer la figure du père, et à se faire le témoin de son passé enfoui, qu'à convoquer les leurres et les puissances de l'écriture afin d'explorer l'île, ou plutôt l'archipel, qu'est toute vie vue de l'extérieur.

Très vite, en effet, ce qui aurait pu être un portrait pointilliste – et qui l'est d'une certaine façon, par la méthode, l'approche – se change en une entreprise quasi paléontologique, où à force de sonder des strates, à force de délicates excavations et de patients archivages, Hélène Gaudy parvient avec une précision qui tient du miracle à rendre sensibles et intelligibles les zones d'ombre qui font qu'une vie se définit autant par ce qu'elle montre que par ce qu'elle tait, cache, écarte. Détourer ne suffit pas, il faut aller plus loin, essayer de comprendre ce qui a présidé à ce détourage, comment "l'inconnu qu'on a été" s'est formé, transformé, inventé.

L'originalité de l'approche à laquelle s'est livrée Gaudy, et ce sur plusieurs années, vient de ce qu'elle a associé l'objet de sa recherche – le père – à son enquête, non seulement parce qu'elle a compris qu'un sujet observé modifiait nécessairement l'observation à laquelle on le soumet, mais également parce qu'elle veut, en impliquant le sujet, amener ce dernier à réinvestir les limbes de son passé. Le père a tourné la page, une page, plusieurs pages sur son passé? C'est donc qu'un livre de la vie a été écrit, puis rangé, mais où? sur quelle étagère range-t-on la somme de ce qui nous a constitué? Ce que tente d'approcher, et ce que, à notre grande stupeur et immense émotion, Gaudy parvient à toucher, c'est la matière folle et fuyante d'une vie en mouvement, autant que les échos et reflets que cette vie disperse dans un présent sans cesse caduque. L'approcher, le toucher, mais surtout le nommer: Archipels n'est pas un compte rendu – on n'y solde aucun compte, en vérité – mais une re-création. Une nouvelle géographie. Le père est un radar qui enregistre tout mais, comme tout radar, il échappe nécessairement à notre surveillance. Comment radiographier un radar? 

Si tout, dans une vie, est bien vite éparpillé, disséminé, effacé, caché, oublié, il faut opposer à cet enfouissement majeur la collecte têtue et patiente de témoins – et dans le cas d'Archipels, ces "témoins" sont moins des êtres que des objets, d'étranges reliques hétérodoxes accumulées par le père dans son atelier parisien. Une caverne d'Ali-Baba, un Fort Knox de la mémoire, un extravagant bazar où ce qui est entassé en dit aussi long que l'entassement lui-même, où il est difficile de savoir si tout ce qui a été conservé l'a été pour baliser la mémoire ou faire de cette dernière un empire imprononçable.

Lisant ce livre, suivant à la trace Gaudy faire de ces traces davantage que des vestiges, on se demande ce qu'elle va trouver, comment elle va faire pour s'extraire de ce labyrinthe qu'est l'atelier, si elle ne va pas y être ensevelie, et nous avec, l'obscur agrégat du passé paternel nous empêchant, elle comme nous, d'entrevoir une lueur donnant accès au père-tel-qu'il-fut. Mais c'est un devenir et non un être que traque – non: qu'appelle, convoque – l'autrice, et voilà soudain que le "temps perdu" qu'elle arpente minutieusement s'élargit comme un poumon qui soudain se défroisse, voilà qu'on quitte partiellement l'histoire subatomique pour entrevoir un plus vaste récit: il y a les voyages, et donc les pays, et forcément l'Histoire, la guerre,  la Résistance, l'Algérie, la bombe dans le désert de Reggane, mais aussi d'autres généalogies, le grand-père qu'on devine un père au carré, et les amours, les flirts, la solitude, et surtout les écrits, les écrits du père, mine infinie de ressources à aucun usage connu destinées, poèmes satellites, une boîte de Pandore qu'ouvrir ne suffit pas – mais la mise à jour d'un continent opaque, quand bien même on échoue à en devenir le patient Champollion, n'est pas un échec: il faut aussi exhumer l'ombre, à défaut de la dissiper, si l'on veut distinguer clairement par quelle éclipse secrète on devient ce qu'on est. Comment, de fils, on devient père, et, dans l'ombre, la foule des soi qu'on a été. L'archipel des autres nous.

C'est pour toutes ces raisons qu'Archipels est un livre unique, infiniment précieux, un livre valeureux, au sens fort – qui a de la valeur et fait preuve de bravoure. Comme si, voulant découvrir le père, on se devait de le re-créer, non pas le réinventer, mais permettre à la galaxie de ses instants perdus de faire œuvre, une nouvelle fois. Et non seulement ça, mais demander qui plus est au père de scruter à son tour tout ce qui, dans sa trajectoire, a pu être sauvé. De lui rendre, pour ainsi dire, sa vie, sous la forme éminemment fragile et dangereuse, d'un livre.

Ce faisant, bien sûr, Hélène Gaudy s'expose, ne serait-ce que dans les anfractuosités de sa quête. A tout moment, elle sait que, de géologue, elle risque de devenir artificière. Que toute matière trop longtemps enfouie peut se révéler explosive, et allez savoir qui sera atteint, irradié. Mais sa prose est une fièvre prudente, qui parvient, sans jamais frôler la formule, à dire très exactement ce qui se joue dès lors qu'on s'introduit dans une mémoire autre. Il fallait pour cela former des miracles, forcer la phrase à survivre à l'enfouissement, et diffuser sereinement au grand jour. Vaincre la vanité de l'aventure généalogique pour explorer et révéler, obstinément et généreusement, l'infinie richesse d'un silence soigneusement orchestré. Retrouver l'aube du crépuscule. Un précédent livre d'Hélène Gaudy, magnifique lui aussi, s'intitulait Une île, une forteresse – un titre qui aurait très bien pu convenir à celui-ci.

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Hélène Gaudy, Archipels, éditions de l'Olivier, 21 €

samedi 5 octobre 2024

La communauté des isolés: Slimane Touhami et les pommes de l'exil


Anthropologue de métier, Slimane Touhami a décidé de se pencher sur le quotidien des ouvriers agricoles marocains venus se casser dents et reins dans le Sud de la France; il les a côtoyés dans les années 80 et suivantes, ces descendants de Chibanis peu gâtés par les Trente Glorieuses. Mais bien que rompu à l'approche sociologique, Touhami, par ailleurs docteur de l'EHESS, ne livre pas une étude austère agrémentée de graphiques et étayée par des statistiques. Il s'aventure davantage du côté du poème en prose, en sa veine baudelairienne, scrutant l'or dans le trivial et taillant des portraits où l'empathie jamais ne s'englue dans la fascination. Une autre façon de dire la peine, l'exil, et la galaxie des attitudes et destins que ces deux mots ne peuvent à eux seuls étreindre.

En une trentaine de "tableaux" (c'est ainsi qu'il dénomme ses chapitres), Touhami sait peindre aussi bien le corps partiellement brisé et l'esprit battant la campagne, la douleur des membres et l'or des rares sourires. Les compagnons de son étude sont pour la plupart des cueilleurs de pommes, gentiment arnaqués par des patrons profitant de leur analphabétisme, égarés dans des vergers sans Hespérides ni espérance – "des pommes gasconnes issus d'un cultivar néo-zélandais qui, demain, feront le plaisir d'une famille allemande en pique-nique au bord d'un lac autrichien". Loin du bled, logés dans des boîtes, ils forment les maillons d'une longue chaîne d'émigrés venus aider la France à se remonter les manches, à défaut de leur tendre la main.

La langue de Touhami, si elle n'oublie pas les outils sociologiques – évoquant "la broyeuse hypermoderne d'une urbanité des marges" –,  s'attache davantage aux callosités des mains, à la texture d'un ciel d'orage, à telle démarche, tel geste. Comme si, pour mieux comprendre ces destins liés à l'exploitation, au racisme et à la déshérence, il importait avant tout de rendre au cadre où ils survivent l'éclat d'un monde dénaturé. L'orage? "Limace titan au pied pourpre, l'orage traîne sa masse vers pour y mourir. […] La menace voilée sur l'horizon, le ciel qui implose, les hommes à la recherche d'un abri, la grêle exécrée."

A la fois profondément ancré dans le réel qu'il décrit et décrypte avec une bienveillance qui ne s'en laisse pas compter, et soucieux de rendre ces tableaux plus vivants que nature, Touhami sait en quelques mots esquisser une silhouette, rendre révélatrice une parole anodine, arracher le singulier d'un sort pour le porter aux nues d'un commun calvaire. Grâce à lui, les ouvriers agricoles deviennent des "princes de Cocagne", mais sans qu'aucune sublimation ne vienne occulter les douleurs de leur destin.

Décidément, après Comment sortir du monde, de Marouane Bakhti (dont on a parlé ici), les Nouvelles éditions du Réveil se révèlent un vivier atypique d'auteurs aussi sensés que sensibles.

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Slimane Touhami, Les Princes de Cocagne, Les Nouvelles éditions du Réveil, 12€

mercredi 2 octobre 2024

Perec, l'ours et la vieille grille


Aujourd'hui paraissent trois nouveaux volumes de la collection Perec 53 lancée par les éditions de L'Oeil ébloui, collection qui comportera 53 textes écrits par 53 écrivain.e.s ou artistes, tous en lien avec l'œuvre de Georges Perec — au programme: un texte d'Anne Savelli intitulé Lier les lieux, élargir l'espace; un autre d'Antonin Crenn intitulé Terminus provisoire, et un troisième de l'auteur de ce blog, Une seule lettre vous manque, texte qui tourne autour de La Disparition et envisage ce roman comme un précis de traduction – et un passeport pour l'au-delà.

A l'occasion de cette triple parution, une rencontre aura lieu jeudi 10 octobre avec les auteur.e.s et l'éditeur. Toutes les infos sont données en dessous de la phrase que vous êtes en train de lire et qui doit s'interrompre afin que vous puissiez lire les infos données juste après sa fin nécessaire mais pas forcément obligatoire puisqu'on pourrait continuer et parler avec ardeur de l'entrepris folle de l'éditeur Thierry Bodin-Hullin, tout comme on aimerait vous reparler du magnifique Musée Marilyn de Savelli ou du passionnant L'épaisseur du trait de Crenn, le premier publié par mes soins aux éditions Inculte, et le second par Publie-net (et chroniqué à l'époque dans Le Monde des Livres par votre serviteur, comme quoi tout est dans tout et le reste dans Télémaque, comme disait mon professeur d'histoire de khâgne), mais l'important est que vous ayez toutes les infos pour vous rendre à cette rencontre, donc il est temps de mettre un point à cette phrase, ou du moins un tirer, ce qui est une façon de finir sans vraiment finir —



vendredi 13 septembre 2024

À la croisée des ondes claires : Viel et Barthes


C'est la rentrée littéraire. Raison de plus pour vous parler de Vivarium, de Tanguy Viel, paru en mars dernier, livre libre et subtilement bipolaire, qui laisse osciller la pensée entre les chemins de l'écriture et les couleurs de la ville, entre une réflexion sur la fabrique de la phrase et l'esprit en proie aux éléments (mer, pluie, rayon de soleil). D'une intelligence éprise de fragilité, la pensée de Viel se livre à des pas chassés avec la forme: l'heure n'est plus au récit, mais au récitatif, et l'auteur forge des images d'une magie impeccable, comme ce passage où le temps ployé se voit offrir une architecture:

"[…] on ne saurait non plus penser les jours sans leur voisinage immédiat, comme autant de voussoirs dont la courbure forme l'arc semainier sous lequel se tenir." (p.15)

Mais ce qui, d'emblée, a retenu mon attention en lisant ce livre, c'est sa parenté avec certains propos de Roland Barthes, tels qu'énoncés dans La préparation du roman, son dernier grand "livre". Une parenté, qu'on devine d'abord, en filigrane, en croisant les mots suivants: "qui ferait se tuiler sans cesse les ondes", "ce fondu des choses", "le respect du tremblé", "le grain des jours", "son étrange matité" – une façon sensible, quasi chimique, d'approcher le réel. Cette parenté, je l'entends également entre  ce que Viel écrit au début de Vivarium, juste après avoir cité T. S. Eliot, lequel parle "du milieu de la vie" comme point de bascule pour un écrivain:

"Voici donc qu'avec les années une forme plus pacifiée d'écriture se fait jour: effet de coups de boutoir donnés trente ans durant, ou bien destin biologique, l'urgence à narrer, parce que satisfaite en partie, tombe ou mollit. […] Je doute que ce soit sans heurts ni retours".

Certes, le mouvement envisagé par Barthes est inverse, puisqu'il songe à se lancer dans le fleuve du roman, mais l'idée d'un basculement "nel mezzo del cammin", était déjà la point d'entrée (et sans doute d'orgue) de La préparation du roman, ce cours magistralement orchestré où Barthes, après avoir justement cité l'incipit de Dante, offre la réflexion suivante:

" […] un moment vient où ce qu'on a fait, ce qu'on a écrit (les travaux et les pratiques passées) apparaît comme un matériau répété, c'est-à-dire comme un matériau ou une activité voué à la répétition et à la lassitude de la répétition."

Et plus loin, ceci:

"Changer, donner un contenu à la 'secousse' du milieu de la vie […]."

Si pour Barthes, la tentation est venue de bifurquer et d'aborder une forme autre que celle du réflexif, en partie suite à un deuil, pour Viel, il s'agit d'éprouver une écriture autre, qu'il qualifie dans un premier temps d'horizontale. Est-ce à dire une écriture assagie, en phase avec les travaux et les jours, confié à un déroulé soi-disant quiet? Vivarium témoigne pourtant non d'un aplanissement du dire, mais bien au contraire d'une autre façon de traiter la trame complexe du réel, une autre façon d'en rapporter et le mystère et la violence, qui n'est pas, dans son extrême liberté avec les formes, sans rappeler la prose d'un Gustave Roud. (Barthes et Roud sont par ailleurs cités dans le livre de Viel.)

Autant dire qu'on sera de plus en plus à l'affût de tout ce qu'écrira Viel maintenant qu'est franchi ce gué tout sauf rassurant.

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Tanguy Viel, Vivarium, Les éditions de Minuit, 18 €

Roland Barthes, La Préparation du roman, Cours au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), Editions du Seuil / Points Essais, 14,50€

mercredi 21 août 2024

L'absente de tout bouquet: l'ingénieux voyage au bout des nymphéas de Grégoire Bouillier

Y a-t-il une méthode Bouillier? Si oui, devrait-on s'en inquiéter? Ou devra-t-on s'en réjouir? Le fait est que, si méthode il y a, celle-ci est puissamment organique, délibérément décomplexée, rythmiquement implacable. Ça serait quoi, cette méthode? Prendre un "sujet" et lui tordre le cou? Lui faire rendre gorges? Epuiser le motif après l'avoir décliné à l'envi? Il y a un peu de tout ça dans la façon dont Bouillier s'empare d'un "sujet", sauf qu'ici le mot "sujet" peine à circonscrire ce qui est en jeu. Car les enjeux, précisément, n'ont rien de formels, et ledit sujet est tout sauf un sujet, plutôt un inquiétant dédale rhizomique, une plâtrée de strates mnésiques qui nécessitent une enquête, exigent une quête, à l'aune de la "chose mentale" explorée. Dans le cas du Syndrome de l'Orangerie, il s'agit des Nymphéas de Monet, à la fois les grands panneaux exposés à l'Orangerie, les fleurs aquatiques présentes à Giverny et l'incroyable nénupharisation de la vie psychique du peintre.

Tout part d'un séjour dans l'Hadès, ou plutôt à l'Orangerie, où Bouillier, loin de baigner dans la quiétude de la mare à Monet, éprouve une angoisse plus que latente. Il se rend également à Giverny, pour essayer de comprendre la raison de ce malaise ressenti. Et de préciser que cette expérience a été précédée d'une "visite" des camps d'Auschwitz-Birkenau – en naît alors un récit split-screen des deux "visites",  celle du domaine givernyen et celle du camp de la mort. Le parallèle est osé, et pourrait paraître indécent, mais c'est sans compter l'intelligence feuilletée de l'auteur qui en plus de mettre son enquête à rude épreuve, en éprouve tous les glissements, toutes les errances, les fautes et les failles – sa ténacité lui permet d'explorer toutes les "zones d'intérêt" relatives directement ou indirectement à son "sujet", et d'entraîner le lecteur dans un malestrom de supputations qui, s'il donne le vertige, fascine autant qu'éblouit.

On suit donc, comme en un live hanté par la mort, le parcours mouvementé – mouvement brownien… – d'une pensée à la fois se retournant sur elle-même – introspection – et fonçant telle la flèche de Zénon vers une cible encore inconnue – exploration. Forcément, ça cahote, tourbillonne, dérape, bondit, louvoie, enjambe, rapproche, ligature, démolit : la prose de Bouillier est un subtil mélange d'analyse à tiroirs et d'appels à la complicité, elle ne s'aveugle jamais de son sérieux et prend un malin plaisir à dialoguer avec elle-même: on s'auto-congratule puis on se moque de soi, on se commente, se corrige, se répète, s'exclame, s'interroge, etc. Il est question de Rackham le Rouge, d'Edgar Poe, de Clemenceau, des Tamagotchis, de la débâcle de la Seine, des boîtes Campbell, de James Bond, des Nazis qui n'ont pas tous disparu (loin de là). Il est surtout question de peinture, du chant des couleurs, des avatars de l'ombre, du mystère des formes. Tout ça est bien sûr affaire de vitesse, de rythme, scansion – il s'agit de ne jamais faire de sur-place, de ne pas finir en nymphéa, car peu à peu on devine, on comprend ce que "cachent" les nymphéas, ce que signifie leur extraordinaire et inquiétante prolifération, quel rapport a celle-ci avec certains pans de la vie de Monet.

Bouillier est, à sa façon, un enfant prodige (et un écrivain prodigue): il refuse de se contenter du réel tel qu'il se présente à lui (en livrée, pour ainsi dire) et préfère, en Don Quichotte averti, suivre son instinct jusque dans les Enfers

s'il le faut et s'aventurer en terres inconnues, fouler des sables mouvants. Comme dans ses précédents livres, la "méthode Bouillier" se révèle une formidable machine de guerre – pardon: d'amour ! – au service d'une quête, et ici cette quête a à voir, profondément avec un couple célèbre: l'art et la mort. On ira donc d'un musée à une prison en passant par un camp et un jardin, comme si on traversait une dangereuse Carte du Tendre où la passion, sans être christique pour autant, n'en est pas moins semée de stations de croix. De fleurs du mal, aussi.

Des nymphéas? Oui, mais un nymphéa est un nymphéa est un nymphéa — et on sait que cette répétition fait toute la différence. La manie spéculative de Bouillier est aussi généreuse que contagieuse, et sa "méthode" est avant tout une danse qu'on ne saurait lui refuser – sortez vos carnets de bal.

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Grégoire Bouillier, Le Syndrome de l'Orangerie, Flammarion, 22€

mardi 20 août 2024

Comment évoluer en eaux troubles quand on a les idées claires: Lambert et le "grand" écrivain


En 2009, Emmanuelle Lambert avait publié, aux éditions Les Impressions nouvelles, un court récit intitulé Mon grand écrivain, dans lequel elle racontait sa gestion des archives Robbe-Grillet ainsi que sa fréquentation du "grand" homme.  Quinze ans plus tard, elle revient sur cette expérience, mais bien sûr le regard a changé, la voix aussi – les temps, eux, ont entamé une salutaire pirouette. La vie littéraire a traversé des orages. On lit autrement, et surtout, on ne canonise plus autant, les boulets ont eu le temps de rougir, la poudre sert à autre chose qu'à masquer les défauts. Derrière le feu sacré, on sait désormais humer l'odeur du roussi.

Aucun respect – titre génial ! – n'est pas, loin de là (on s'en rend compte très vite), une réécriture amplifiée de Mon grand écrivain; c'est plutôt une réponse à ce livre, ou, pourrait-on dire, un "repons", car derrière la soliste Lambert s'agite désormais un chœur, celui des femmes qui ont appris à manquer de respect. Au premier abord, on croit un peu naïvement qu'il va s'agir d'un livre sur Robbe-Grillet, raconté par une femme qui l'a fréquenté et qui, très jeune, a dû creuser de troublants tunnels dans une œuvre qui, pour elle, a pris la forme monstrueuse d'archives. Bien sûr, on pourra jouer au jeu fastidieux du récit à clé, et ce n'est rien déflorer que de dire qu'il est question d'un institut qui s'appelle l'IMEC, même si Lambert ne le nomme jamais, pas plus qu'elle ne donne la véritable identité des protagonistes qui veillent à la marche de cet institut – ce délit de fiction, précisons-le, n'est pas là pour éviter les embrouilles juridiques: Aucun respect, s'il n'est pas un roman, joue la carte romanesque pour mieux universaliser certains rapports de forces qui, hélas, relèvent de l'universel, c'est-à-dire de la domination, et, s'il faut préciser, de la domination masculine.

C'est pourquoi Aucun respect est un livre piégé, comme son titre le laisse suggérer. Car il apparaît assez vite que le sujet du livre n'est pas le pape du Nouveau Roman, même si ce dernier reste ici une étoile qui refuse de s'éteindre. En fait, le livre de Lambert est comme un retable: on se dit qu'on va, une fois passés les prémices, une fois écartés les panneaux latéraux, accéder au portrait central, celui du grand écrivain – ah, enfin, des souvenirs, des anecdotes, des ombres qui parlent ! – mais très vite on comprend que le propos est tout autre (quoique le même…). Ce qui ici se joue, se joue dans les rabats, à savoir les expériences d'une femme, son parcours dans un monde peuplé d'hommes sûrs de leur pouvoir (que ce soit dans la rue, les dédales de l'institut ou les foyers).

Ce que nous propose Emmanuelle Lambert, qui après avoir traité trois grands "G" – Grillet Genet, Giono – s'est penchée récemment avec bonheur sur  un C – Colette – (on attend le D de Duras, le W de Wiitig, mais on sera sûrement surpris, puisque Lambert est imprévisible), c'est moins l'histoire d'une fréquentation littéraire que la radiographie d'un milieu masculin. D'un milieu qui se croit le centre. Ou plutôt, l'histoire frottée de ces deux plans: le plan critique et le plan éthique. De même qu'une jeune femme ne peut traverser la rue sans avoir à affronter les remarques et comportements des hommes, elle ne peut traverser le sanctuaire de la littérature sans affronter la tension sexuelle qui semble de tous temps attachée à la figure du grand écrivain, et à celle qu'endossent, en plus ou moins patients bourdons, ses thuriféraires.

Lire Aucun respect est revigorant (et forcément déstabilisant si on est un homme). Ce que l'on pourrait prendre pour des apartés, des digressions, des considérations, est en fait ici la chair vive du récit. Non,  ce n'est pas un album de souvenirs sur l'auteur des Gommes (encore un G !), mais un subtil récit d'apprentissage: comment évoluer en eaux troubles quand on a les idées claires, ou du moins quand on a envie de les garder telles. Il y a une histoire d'amour (avec un certain Axel), il y a les fantasmes, les pratiques SM, le sous-pull et les cactées d'Alain, les micmacs du Chef et  de Joseph, des amies, des trains, des photos, des hésitations, des frictions, de l'administratif – il y a surtout la traversée des suffisances. Celle effectuée par une femme à qui on ne la compte pas. Jamais dupe, Emmanuelle Lambert nous raconte ici bel et bien un puissant travail d'archiviste: mais il ne s'agit pas des archives Robbe-Grillet, il s'agit des archives du corps des femmes. Celles qui aboutissent à la réaction qu'on connaît: "on ne peut plus rien dire", cette fameuse saillie qui feint de s'ignorer réplique à l'irréversible "elles ont ouvert leurs gueules". 

Aucun respect est un livre léger: d'un pas alerte, il saute de mine en mine.

lundi 10 juin 2024

Manon au plus près du temps qu'on tisse


D'où vient la beauté, la convulsion d'un texte? De son rythme, qui est comme un sang pulsé ? De ses mots, soudain posés en poings ou caresses? De ses motifs, qui vont et viennent à la façon d'obsessions, de souvenirs, d'effusions, de rites? Le fait est que Signes des temps, le nouveau livre de Christophe Manon, a une façon bien à lui de nouer l'objectif à l'élégiaque, comme s'il s'agissait des deux facettes d'une douleur que rien ne peut enfouir. ni déchirer La phrase, ici, naît et meurt d'un même élan, pour toujours ressusciter.  Elle est tissu et rupture.  Ce qu'elle déploie, elle le froisse, mais dans les plis de ce froissé retentit autre chose. Ici, dans ce texte déchirant/déchiré, l'auteur nous apprend et dévoile des tresses émotives, qui sont comme les filaments ADN d'une vie que, peut-être nous avons vécue.

Il y a du passé, de l'inéffable, de l'empreinte. Et puis il y a cette scansion, au millimètre, qui permet au passé (rude, rural) de mordre le présent, bout de chair après bout de chair.  Ici, la phrase bégaie, mais comme on bêche la langue, dans l'infinie solitude des sillons autant que dans l'impossible croisée de leurs creusées. La phrase halète, fend, se repent, récidive. Ici, l'incantatoire n'est pas une loi d'airain, mais une fragile méthode du retenir. 

"Maintenant, seulement maintenant, cela vient seulement de commencer. J'étais en culottes courtes, l'avenir le monde étaient pleins de promesses, je savais jouer aux billes au cerceau à la balle et tout m'émerveillait, et me voici désemparé et comme touchant le fond, mais de quoi?"

Le "'je" qui parle n'est qu'un point sur une ligne brisée. Il porte l'ombre du passé et pousse le caillou de l'avenir. Seul, il parcourt un vaste cimetière, sait les tombes voraces, C'est un récit et c'est une traversée de paysages. Tout y a droit de cité, les bêtes, les larmes, la battue, les persiennes. Quelque chose qui nous échappe entraîne la phrase, une impulsion qui permet aux mots de claquer, de feutrer, de frôler – le sens, les dérives du sens.

L'anaphore, qui irrigue et tend, permet ici à qui lit d'entrer en lévitation. Sans cesse recommencé, le texte de Manon vous prend la voix et la force en une folle fluidité à revenir au monde et ses accrocs. On est dans un flux et on s'enivre d'aheurtements. 

"Cela devait arriver, oui c'est arrivé. D'un regard implorant. D'oublier tous les coups. Non ce n'est pas ma faute.A jouer à cache-cache. A point nommé. A tort ou à raison? A remuer ciel et terre. Et d'avoir le cœur gros. Le sang coulait à flots."

Rarement a-t-on la chance de lire un tel texte comme s'il vous siphonnait ce qu'on appelait autrefois l'âme et qu'on sait aujourd'hui être la vive et morte matière d'où nous venons, Le passé des funéraires instants de nous-mêmes. Ne lira-t-on qu'un texte en ce mois pourri de juin, que ce soit ces Signes des temps, qui remettent la mémoire en sont territoire de douleur. Et que lève, enfin, le pain perdu des révoltes.

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Christophe Manon, Signe des temps, héros-limite, 16 €


jeudi 16 mai 2024

Le gigot gigote, mais le pou ne se laisse pas caresser

« L’ÉLÉPHANT SE LAISSE CARESSER ; LE POU, NON », a écrit Lautréamont. Je pense qu’on peut ajouter le livre en cours à l’acarus sarcopte du père Ducasse. Oui, ce livre-pas-encore-livre dont on a cru, plan à l’appui, qu’il aurait l’obligeance de se plier à nos désirs d’écriture et nos velléités d’architecture. Pour lui, on a sillonné le champ des possibles, repéré des impasses, prévu des bifurcations, envisagé d’autres dénouements, histoire de lui laisser un peu de marge, une illusion de liberté, et ce afin qu’il s’ébroue insolemment telle un étalon de feu dans les vastes pâturages de notre fichier Word. Tu parles ! Ficelé, le gigot gigote. L’étalon détale. Le fichier s’en fiche. Il change de visage comme s’il prenait plaisir à tirer un trait sur les traits qu’on lui a tirés, le traître ! Après avoir constaté ce phénomène quasi météorologique à chaque livre, j’ai fini par me dire que le livre avait ses raisons que la raison de l’auteur ne connaît pas. A cela, je ne vois qu’une explication : nous concevons une structure pour ainsi dire mécanique, puis notre écriture, qui obéit à des forces nous échappant bien souvent, permet à cette mécanique de migrer peu à peu dans la sphère de l’organique. Le gigot s’anime. Et c’est tant mieux, car nous devons alors écouter ce que le livre veut nous dire, deviner l’endroit où il souhaite nous emmener. Si nous le forcions à aller de A à Z, il y a de grandes chances pour qu’il capitule avant la lettre Q (voir avant la lettre F). C’est ce que j’appelle, merci Sam Beckett, « rater mieux ». Plusieurs facteurs aident à ce déraillement. Ça peut venir des recherches nécessitées par le livre. On tombe en cours d’écriture sur des faits qui modifient la donne, des infos bien trop tentantes pour qu’on hésite longtemps à les inoculer dans le corps du manuscrit – on verra bien s’il nous fait une allergie !

Quand j’ai écrit Bunker Anatomie, j’ai voulu confronter deux regards, celui d’une Méduse moderne et celui d’un sniper. J’avais prévu de décrire leur affrontement sur une page (sic) de Normandie. Une fois les chapitres écrits, j’ai voulu passer à cette bataille oculaire, qui aurait été un grand moment de battements de cils et de rétrécissement de pupilles, façon Sergio Leone. Tu parles (bis) ! Le livre avait d’autres intentions, d’autres tours dans son sac. Je me suis retrouvé à écrire une sorte de long monologue extérieur dans lequel s’électrisaient, se repoussaient, se frottaient toutes sortes d’éléments.

Quand j’ai écrit La Maison indigène, je voulais explorer un pan de mon passé laissé en rade, visiter une maison construite par mon grand-père. Résultat : le livre m’a conduit aux portes mêmes du père mort. Merci, vraiment, je n’en demandais pas tant.

J’adore concevoir des plans tarabiscotés pour le livre en cours. Mais je l’entends grincer, un peu comme un trop blanc glacier (pensez banquise, pas le type dans son camion). Il veut aller se faire écrire ailleurs, autrement. Il veut quoi ? Ma peau trouée ? Tant mieux, il l’aura.

mardi 9 avril 2024

Ourler d'un noir moins profond: redécouverte d'Arseguel


Comment ne pas saluer ici le travail des éditions Mettray qui viennent de publier le premier volume des œuvres de Gérard Arseguel (1938-2020) ? Un auteur discret, qui, à part en ce qui concerne son premier livre, Décharges (éd. Bourgois) et Portrait du cœur sous les nuages (Flammarion, Poésie), n'aura publié que chez des éditeurs discrets, encourant ainsi le risque de passer sous les radars de notre curiosité bien souvent trop volatile. Pourtant, à le lire (ou le relire), on est frappé par la puissance fractale de sa prosodie, capable à la fois de développements syntaxiques dignes de Breton et de foudroiements, de concassages rappelant Artaud. Le fait est qu'Arseguel a plusieurs langues, plusieurs régimes de langue, qu'il n'hésite pas à machiner. 

Publié, on l'a dit, la première fois par Bourgois, sous la houlette d'Alain Coulange, poète lui aussi un peu oublié, avec lequel il partage cette appétence pour le texte délivré de ses sources (il suffit de lire La mort toute et Comme un cadavre malmené, par exemple, deux titres de Coulange parus chez Flammarion deux et trois ans après Décharge, pour sentir la sympathie qui rapproche leurs œuvres), Décharges joue sur plusieurs tableaux, non seulement ceux de Tapiès, mais ceux, disparus, d'un texte qu'il s'impose de recommencer, texte qu'on lui aurait volé et qu'il tente de ressusciter par un nouveau geste d'écriture. Et si c'est fragmenté que réapparaît ce texte, c'est aussi, et surtout, du fait de l'intérêt que porte Arseguel au fragment, au débris, au déchet, à tout ce qui, morcelé, refuse de raviver un tout falsifié.

Ce goût, ou plutôt cet impératif du fractionnement, autorise les décrochements, et permet d'alterner les longues séquences réflexives (ou descriptives) et les éclaboussures verbales. Soit:

"De cette écriture appliquée et presque morte ou bien seulement lasse et lisse, qui a besoin de mouvements mais circonspects et cérémonieux, de crochets, de parenthèses parce qu'elle ne saisit plus rien que la labilité de tout […]"

Soit:

"plié dans la minceur schisteuse / d'une poussière / couché dans le sarcophage d'une / ombre / voix blanche / dé / composée"

C'est qu'Arseguel travaille en chiffonnier, et du crochet de sa langue arrache au réel des tessons, des bribes, tout ce qui, quoique cassé, accroche encore l'œil. Ainsi, l'intime, le souvenir, les proches peuvent, à leur façon décousue, passer dans les textes tels des fétiches en partie effacés par le temps. D'où un fil rouge et poignant qui traverse ces textes divers, tous travaillés par une parole menacée:

"Parler n'est donc pas éclairer comme on le croit souvent, ou du moins pas seulement, c'est faire chemin avec l'obscurité, c'est ourler d'un noir moins profond le deuil d'une origine qui sans fin recommence, séduisante et épouvantable, ou l'inverse, dans une proportion jamais stabilisée." (in Ce que parler veut dire)

Avec ce premier volume de plus de cinq cent cinquante pages, on peut désormais traverser l'archipel-Arseguel, qui aurait toute sa place dans un panthéon barbare aux côté de Mathieu Bénézet et d'Onuma Nemon.

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Gérard Arseguel, Œuvres 1957-1987, METTRAY éditions, 30€

mercredi 3 avril 2024

Retourner les morts: Marczewski en état de grâce


Quand Cécile
, de Philippe Marczewski, aurait pu s'appeler À coté de Cécile, puisque le narrateur oscille tout au long du livre entre deux pôles en apparence contradictoires: d'une part, il sent que, du vivant de cette femme, il est passé à côté d'elle, n'a fait sans doute que la côtoyer, n'appréhendant qu'imparfaitement sa forme, n'osant pas ou ne parvenant pas à une connaissance des gouffres de Cécile; mais la mort de Cécile va le contraindre – l'inviter? – à d'abord côtoyer son souvenir, puis son fantôme, ou son double. A la suivre, autrement dit à devenir le disciple fiévreux d'une figure quasi nervalienne, fantôme lui-même, asservi à des souvenirs imparfaits, prisonnier d'une quête impossible, comme s'il n'avait d'autre choix que de franchir des portes de corne et d'ivoire pour, au mépris du deuil, approcher le soleil noir de la disparition.

Quand Cécile s'intitule ainsi car ce sont les deux premiers mots du texte, un texte composé, au sens musical, de phrases que seules scandent des virgules – le point final n'ayant droit d'imposer sa loi qu'à la toute fin. Il est donc question d'une jeune femme, Cécile, fréquentée au temps de la jeunesse folle, puis perdue de vue, et dont la mémoire est ravivée par sa mort brutale. Le sentiment de perte que sa mort inflige au narrateur va pousser ce dernier à devenir une sorte d'Orphée insensé, un Orphée qui ne sait que se retourner, ne veut que se retourner. Il lui faut retrouver Cécile, que ce soit dans le brouillard des souvenirs ou l'illusion de retrouvailles, illusion que va nourrir sa vision d'une femme ressemblant en tous points à Cécile. J'ai dit Orphée, mais on pense évidemment au Scottie de Hitchcock, qui dans Vertigo se raccroche à une ressemblance pour survivre à la perte de l'être aimé, même si l'auteur se défend d'avoir eu ce modèle en tête pendant l'écriture du livre.

La beauté poignante et incandescente de ce livre, qui semble flotter loin de ses congénères telle une comète hagarde refusant d'imploser, est sensible à chaque page, qu'il s'agisse de la tentative de reconstitution de la figure réelle de Cécile ou des efforts pour l'imaginer encore vivante. Ici, le déni, le refus du deuil – un refus qui est peut-être, à sa façon fantasmatique, le plus bel hommage d'un vivant à un être disparu – se traduit par une dérive élégiaque, une farouche mélopée, où ce qui est pleuré n'est autre que l'infini des possibles lié à chaque être:

"[…] à vingt-sept ans rien n'a vraiment commencé, la plupart du temps on balbutie, qui sait ce que Cécile aurait fait de sa vie, les mille chemins qui s'ouvraient à elle ? avec le temps il en viendra à penser que, si la mort de Cécile avait mis un terme à sa vie, elle avait aussi mis fin à toutes ses vies possibles, ainsi la mort de Cécile n'était pas une seule mort mais mille morts, mille morts valant pour mille vies vécues, rien ou presque n'aurait été impossible, et il imagine souvent les vies de Cécile comme des albums de photographies jamais développées […]"

Loin d'être un livre sombre et malgré l'ombre douloureuse qui irrigue ce lamento, Quand Cécile est peut-être, à sa façon têtue, rebelle, folle, un livre de résistance, et surtout la résistance d'un livre, la nécessité de sa parade face aux coups de poing de l'oubli. Etymologiquement, on suppose que le prénom Cécile vient de Caecilius, du nom d'une sainte, Caecula, lui-même dérivé de son diminutif, caeculus, qui signifie myope, voire aveugle. Or c'est précisément contre l'insupportable cécité des morts que se dresse le narrateur, et l'écrivain, qui par son regard, devenu phrasé, s'obstine à vouloir rendre visible l'invisible, à faire réapparaitre ce qui a disparu.

Quand Cécile, loin d'accumuler les phrases, les enchaîne, au sens littéral, en un fascinant travail de tissage, en accord avec le labeur même de la mémoire:

"[…] il se dit qu'il faudra être très prudent et à tout prix faire en sorte qu'elle ne se rende pas compte de la filature et comme il attend sur le banc en face de l'immeuble il se dit qu'il est étrange que le mot filature désigne à la fois l'acte de suivre quelqu'un comme il s'apprête à le faire et celui de la transformation des fibres en fil, c'est pourtant bien ce que je fais se dit-il, je cherche à refaire de quelques fibres éparses le fil d'une existence, un fil solide qu'aucun avion n'aurait pu rompre dans sa chute, aucun feu consumer, un fil que rien n'aurait usé prématurément, qu'il suffirait alors de tirer pour que Cécile sorte de sa cachette et existe à nouveau […]

Si l'oubli absolu est bel et bien un risque, comme le souligne Blanchot en exergue, alors le livre de Marczewski a pris ce risque et l'a retourné magnifiquement, relevant ainsi cet impossible défi: retourner les morts pour relancer la donne fragile du vif.

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Philippe Marczewski, Quand Cécile, éditions du Seuil, 17,50€


vendredi 29 mars 2024

Rimbaud-photo


Une photo inédite de Rimbaud? Shazam ! Nous voilà aussitôt pris entre divers sentiments: la surprise, ou l'étonnement, ou la joie, voire l'indifférence, mais aussi le doute (est-ce bien lui? comment s'en assurer?). Faut-il y croire ou ne pas y croire? On le voit bien, c'est une pure question de foi. Nous sommes tellement habitués aux photos, et au fait qu'elles ne disent pas forcément la vérité mais semblent néanmoins la proclamer, qu'il nous est impossible, voire inutile, d'aller au-delà des apparences. A quoi bon traverser la surface de cette photo? Il nous suffit de décréter que oui, c'est bien Rimbaud que nous voyons, puisque nous ne connaissons qu'à peine son visage, à travers d'imprécises photos et la peinture. Comme pour Lautréamont, nous sommes depuis longtemps frustrés de sa personne, pour la bonne raison que la photo existe à leur époque (on n'est pas frustrés de ne pas connaître le vrai visage de Homère). Nous avons l'œuvre et il nous manque l'homme, l'homme concret. Qu'importe alors que cette photo nouvellement découverte soit celle de Rimbaud ou de quelqu'un lui ressemblant, comme on a pu le lire. Qu'est-ce que ressembler à quelqu'un dont on ignore quasiment le visage? Et si l'on finit par prouver que c'est bien lui, Rimbaud, qu'est-ce que ça changera? Si l'on apprend que ce n'est pas lui, qu'est-ce que ça changera, là encore? 

En fait, l'apparition de cette photo relève essentiellement de… l'apparition. Près d'un siècle et demi après la disparition de la réalité-Rimbaud, seul un fantôme peut encore endosser sa forme. Car nous savons très bien que si demain nous découvrions un album contenant mille photos de Rimbaud, nous ne serions pas plus proches de lui. Mais une apparition, elle, non seulement fait appel à la foi mais relève également du miracle. Ce qui nous fascine dans le surgissement de cette image lointaine, c'est son caractère improbable, donc miraculeux. Comme si le poète lui-même avait traversé les décennies pour venir faire signe? Mais signe de quoi? Qu'il avait bel et bien forme humaine, visage humain? Là encore, on comprend que la quasi absence de représentation opère comme une forme de "défiguration". La sur-médiatisation des visages des écrivains depuis l'invention de la photo ont rendue encore plus frustrante cette sensation de défiguration. Nous avions l'ange mais il nous manquait sa gueule.

Le je-Rimbaud de la photo est-il un autre? La faute au violon si jamais il fût bois.


mardi 26 mars 2024

Sisyphe ou rien




Il se trouve que j'ai publié, en tant qu'éditeur des éditions Inculte, un texte de Donatien Leroy, intitulé Sisyphe. Un geste simple, pour mettre en lumière un texte qui me semble mériter plus qu'une attention, un texte qui pour aller dans le sens d'une éprouvante radicalité, me semble pour une fois avoir sa place dans le fragile panthéon des textes qui agitent la langue et dévient nos façons de lire, un texte qui trouble, dérange, déplace. Ce qu'est censée faire la littérature. Ce qu'a fait, en mon sens, le magnifique Musée Marilyn, d'Anne Savelli.

Et alors, me direz-vous? ? Ne sommes-nous pas abreuvés de livres supposés faire bouger les lignes? Non. Depuis des années, plus rien ne se passe qui nous bouleverse. De très bons livres apparaissent, puis disparaissent, et seule la poésie semble avoir repris le défi de la langue déprise. Nous avons soif d'ouvrages bouleversants. De livres qui telles des briques laissent un semblant d'empreintes sur le fragile ciment de nos vies. Sisyphe, je crois, fais partie de ces livres qui prend tous les risques à notre place.

Il ne plaira forcément à tout le monde. Il est aride et rude comme nos vies au lever du jour, mais explose lentement au fil des sept jours qu'il ose décompter. Il a l'air de chier notre quotidien, brosse à dents après sortie de poubelle, mas le sujet est vite celui de la mort d'un père qui bouleverse l'intime calendrier d'un être – et quand vous le lirez, une fois passée la sensation d'être l'éternel vous-même de votre agenda, vous vivrez l'errance absolue d'un fils amputé de père  —

Libraire, lecteur, critique: bouge, enfin bouge! Ce livre ne se raconte pas ? Et alors?  Crois-tu que j'ai à cœur de te rendre la vie facile ? Lis. Entre. Pénètre et ressors. Tant de livres vivent sans toi. Celui-ci  a besoin de toi, car nous voilà rendus en des temps où la littérature isolée immense inflexible attend de toi autre chose qu'un simple coup de cœur. 

L'écrivain est-il un intermittent comme les autres ?

© Voutch

Certaines voix se sont élevées pour demander à ce que le statut d'auteur bénéficie des mêmes avantages que les intermittents du spectacle, et ma foi, pouvoir bénéficier d'un congé maladie, d'un congé maternité ou paternité, d'un chômage d'un an et demi, etc., cela peut faire rêver. Mais comment s'y prendre? Imaginez la personne de Pôle Emploi – pardon, de France Travail – vous passer un petit coup de fil. Imaginez juste.




– Bonjour. Je voulais faire avec vous un petit bilan. Où en êtes-vous en matière de recherche d'emploi.

– Eh bien, j'écris en ce moment.

– Super. Combien touchez-vous actuellement pour ce travail?

– Rien. Je ne serai payé que lorsque je rendrai mon manuscrit.

– Combien allez-vous toucher?

– Je sais pas. Deux mille euros max.

– Et quand comptez-vous le rendre?

– Je ne sais pas. Dans cinq mois ou dans dix ans ou jamais.

– Je vois. Que diriez-vous d'une formation?

– Pour faire quoi?

– Nous avons une formation intitulée "Le suicide pour les Nuls."

Autre hypothèse:

– Bonjour. Je voulais faire avec vous un petit bilan. Où en êtes-vous en matière de recherche d'emploi.

– Je n'écris rien. Je suis bloqué.

– Donc vous ne travaillez pas?

– Euh si, mais je suis bloqué.

– Vous êtes bloqué pour combien de temps?

– Je ne sais pas. Cinq mois ou dix ans ou toujours

– Je vois. Que diriez-vous d'une formation?

– Pour faire quoi?

– Nous avons une formation intitulée "La fin de vie pour les Nuls."


Bref. Je pense qu'il ne va pas être facile de fignoler des critères pour les auteurs ayant droit à tous ces droits auxquels ils n'ont pas droit. Un écrivain n'est pas un intermittent. Il est un plein temps abonné à la jachère, au mieux. Et quel rapport entre Claude Simon et l'auteur de "Traiter ses hémorroïdes par le mépris"? Quel rapport entre Laura Vazquez et Thomas Vinau? Entre Bernard Collin et un auteur d'un livre de coaching sur la win-win? Faudra-t-il avoir déjà publié? Avoir du succès de merde? Être plus Minuit que Grasset? Avoir eu des bourses du CNL ou pas? Etre résident systématique ou juste au RSA? Avoir été traduit en coréen pour deux cent cinquante euros ou adapté par Disney?  Combien de livres ? Quels tirages? Quelles ventes? Quel pilon?  Un auteur confirmé à succès aura-t-il le droit au chômage (et pourra-t-il écrire pendant qu'il est au chômage?). Un auteur qui vend peu (la majorité) aura-t-il droit de prendre un congé maladie s'il se foule les deux index? Faut-il avoir eu ou pas le Goncourt? Dois-je prouver que j'écris? Puis-je refiler les factures des dizaines de livres que j'ai achetés pour mener à bien des recherches qui n'ont mené à rien ? 

Personnellement, je veux bien percevoir toutes ces belles et bonnes choses que sont les avantages des intermittents (qui en chient, soyons clairs, et dont le statut est sans cesse menacé), mais que puis-je répondre à à un conseiller france-travail qui aura du mal à comprendre que quand je n'écris pas j'écris quand même? Comment lui expliquer que je veux toucher le chômage pour pouvoir exercer mon métier qui n'en est pas un? Comment lui expliquer que je fais travailler indirectement des milliers de gens mais ne touche qu'1% de ce qu'il me faut plusieurs années pour produire? Comment lui faire comprendre que je ne sais pas à l'avance si je vais pouvoir aller jusqu'au bout de mon livre? Comment lui expliquer que je peux passer dix ans sur un livre qui me rapportera dix euros? Je manque, comment dire, d'arguments. Et faut-il que france-emploi prenne en considération la qualité de ce qu'on écrit? La qualité?!!! Pitié. Autant faire croire qu'on est une star du porno parce qu'on aime quelqu'un.

Je pourrai toujours expliquer à la personne de france-travail que j'ai dû écrire en gros dans ma vie deux milliards de signes (chaque signe tapé au moins dix fois, effacé, retapé) et traduit grosso modo soixante milliards de signes, je doute que ça me donne le droit à deux jours de congé à Aubervilliers sous la pluie un dimanche férié. Pourtant, il faut imaginer un doigt se poser plus de soixante milliards de fois sur une petite touche d'ordinateur pour avoir des frissons, non? Non. Ah bon. Et je passe sous silence ce qui motive la répétition de ce geste, qui ne regarde sûrement par france-travail (bon qu'à ça etc, faut bien croûter.). Vous l'aurez compris, je suis optimiste mais pas au point de penser que la société me doit quoi que ce soit. Mais ne vous inquiétez pas pour moi. J'ai tout investi dans l'achat d'ordinateurs qui m'aident à continuer de n'avoir aucun droit.

Résumons. Voilà, c'est fait. Bonne chance. 

mercredi 28 février 2024

Mačko Dràgàn : un cocktail tout sauf mondain


Partons du principe, sans doute biaisé, qu'on sait ce qu'est la littérature. Rajoutons le fait qu'on a une idée assez précise de ce qu'est et de ce que peut faire un cocktail Molotov. Imaginez maintenant qu'il existe une littérature-molotov. Ça demande évidemment quelques éclaircissements, et c'est à quoi s'emploie Mačko Dràgàn dans son pimpant ouvrage Abrégé de littérature-molotov. Armé de ses goûts et dégoûts, las de la fiction française, déçu par Edouard Louis mais encore sous le choc de The Wire, l'auteur débute son essai en tirant à boulets rouges (ou plutôt noirs, car il est punk à chat, dixit lui-même) sur ses contemporains à plume qui ne songent qu'à vendre et sourire à la caméra (pas faux). On a plutôt envie de le suivre dans ce dézingage en règle, surtout quand il écrit: "La littérature peut ne pas être consensuelle, verbeuse et chiante", d'autant plus que ses prédilections nous sont souvent proches. Et qu'il se paie le luxe de revisiter l'histoire littéraire depuis Dada, bien décidé à dénicher l'instant-T où les forces subversives ont lâché l'affaire, remplacées par des avant-gardes selon lui opportunistes qui, en fait, se sont contentées de remplir le cahier des charges bourgeoises.

N'allez pas croire qu'il s'agit d'un brûlot de plus, des vaines cascades d'un agité du bocal. Mačko Dràgàn sait de quoi il parle et comment en parler. Ses pages sur Walter Benjamin font mouche, et sa vision désenchantée des beatniks n'est pas sans pertinence. S'il suit un chemin bien précis, non sans s'accrocher à un darwinisme discutable, son approche de la pop-culture et du post-moderne, largement appuyée sur le travail de Perry Anderson, remporte l'adhésion. Mais on peine parfois à emboîter le pas boiteux de sa réflexion, qui fait se succéder, comme dans un passage de relais, Dada, les surréalistes, les beats, les post-modernes, les punks (dont le cyberpunk serait l'émanation SF – pas si sûr…), puis… bah, quoi? Perec, auquel il consacre des pages magistrales (l'auteur ne doit pas aimer ce terme, mais comme il nous a prévenus que son livre était issu de deux mémoires de master, ma foi…). Vian avec son Automne à Pékin (là encore on se réjouit de voir cet ouvrage décortiqué aussi finement). Et Queneau, qu'il remet à sa place rare, celle d'un discret dynamiteur.

Après, c'est la désillusion. "La contre-révolution littéraire qui mènera à la prise de pouvoir d'une petite bourgeoisie prétentieuse soutenue par un marketing littéraire intensif commence, selon moi, avec des choses écrites que plus personne ne lit et pompeusement nommées le Nouveau Roman." Choses auxquelles succède une autre arnaque, selon Mačko Dràgàn, à savoir l'aventure Tel Quel. Soit. Pourquoi pas. Mais, comme l'auteur sait consacrer des dizaines de pages éclairées et lumineuses à l'œuvre de Bolaño, ou de Rodrigo Fresan, on est forcé de déplorer qu'il ait jeté le bébé du corpus Nouveau Roman avec l'eau du bain du mouvement Nouveau Roman. Pourquoi ne pas avoir consacré des pages précises aux livres de Claude Simon, Butor, Robbe-Grillet. Certes, il les trouve chiantissimes, mais encore? Qu'il y ait eu effort de marketing de la part de l'auteur des Gommes, personne ne songe à le nier. Mais il reste des livres. La Route des Flandres. Mobile. La Jalousie. Et surtout, en dehors ou proche de ces avant-gardes que l'auteur matraque plaisamment, il y a d'autres livres qui, il me semble, auraient mérité sa plume acide ou aimante. Je pense à Pierre Guyotat. A Mathieu Bénézet. Tarkos. Levé. Annie Le Brun. Yves Pagès. Savitzkaya. Demangeot. Anne Malaprade. La liste est longue si l'on cherche d'autres agents dynamiteurs.



C'était peut-être trop demander, et il faut reconnaître que Mačko Dràgàn sait faire amende honorable et déplorer n'avoir parlé que d'auteurs masculins, et de consacrer, dans la foulée de cet aveu un chapitre plus que nécessaire à toute une littérature, celle, drapeau noir oblige, des "pétroleuses". En vrac, mais à propos : Woolf, Nancy Huston, Alejandra Pizarnik, Monique Wittig, Wendy Delorme, Virginie Despentes, etc. Bref, on suit l'auteur comme on peut, on sourit à ses détestations, ses jugements à l'emporte-pièce, ses coups de grisou, ses envolées, ses retombées. On ne boude pas sa provo, la saveur agit-prop qui irrigue ses chapitres. L'ampleur assez vertigineuse de ses références est un atout majeur. La pertinence de ses oukazes séduit. Sa mauvaise foi possède un charmé indubitable. Ses fouilles transversales sont impressionnantes. Ses angles morts révélateurs.

On l'aura compris: cet "abrégé" n'abrège en rien notre vision de la littérature, bien au contraire, il la réveille, la secoue, la relance sur le terrain nouveau d'autres possibles. Ne le contournez pas.

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Mačko Dràgàn, Abrégé de littérature-molotov, éditions Terre de Feu, 17 €

jeudi 15 février 2024

Ecrire Perec 53 fois: ou comment éblouir l'œil


Il est des éditeurs pour qui la passion ne saurait connaître de frein. C'est ainsi qu'un projet fou est né, un jour, dans l'esprit de Thierry Bodin-Hullin, maître d'œuvre des éditions L'Œil ébloui: Publier 53 livres de 53 pages sur son auteur fétiche, Georges Perec. Pourquoi ce chiffre de 53 ? TBH s'en explique avec malice dans le n°2 de cette "série" en 53 épisodes, qui promet d'être haletante. Quatre premiers titres paraîtront le 7 mars prochain, mais sont en pré-vente sur le site de l'éditeur.

Le 1/53, signé Jacques Bens & Georges Perec – à tout seigneur tout honneur – s'intitule 50 choses qu'il ne faut pas oublier de faire avant de mourir, et reprend un inventaire singulier inauguré à la radio au début des années 1980. Parmi les "choses" (mot ô combien perecquien…) que l'auteur de La vie mode d'emploi souhaite accomplir avant de passer à autre chose de noir, figure, entre autres desiderata, "trouver la solution du cube hongrois", plus connu sous le nom de son inventeur, un certain Rubicks. Ce cube, bien sûr, comporte 54 carrés, preuve s'il en est que 53 est le genre de chiffre qui en veut toujours plus.

Le 2/53, on l'a dit, est une présentation éclatée et ludique du projet de l'éditeur (Trajet Perec): pourquoi, comment, mais pas seulement. On y trouvera une belle lettre écrite à Annie Ernaux, cherchant à la convaincre de monter dans le train ébloui; un parallèle entre une certaine Chartreuse et une balade à dos de ruminant bossu (une ou deux bosses? la chose n'est pas claire, mais on l'a vu, tout se joue à n+1 près).

Le 3/53 est signé François Bon, obsédé textuel d'Espèces d'espaces, qui s'efforce, géographiquement, de faire jouer le texte spatialesque de Perec avec son œuvre, d'occurrences en hiatus. Ça s'intitule L'espace commence ainsi, un titre bien perecquien, au sifflement prometteur.

Le 4/53 émane de l'agence graphique Yokna en charge de ce qu'on appelle un peu lestement "l'habillage" de la collection, mais qui ici prend des allures de fol strip-tease et permet à l'œil, forcément ébloui, de voyager au pays des caractères, en particulier dans la région dite "Permutation" (c'en est le titre). Ornement? Or ne ment.



3 autre titres paraîtront à l'automne:

Une seule lettre vous manque, de Claro (dans lequel je cherche un lien invisible entre traduction et disparition…)

Lier les lieux, élargir l'espace, d'Anne Savelli

Terminus provisoire, d'Antonin Crenn

A raison de 7 titres par an, sachant qu'il y aura 53 titres, combien de temps faudra-t-il à l'éditeur pour accomplir ce passionnant périple? Je ne suis pas doué en calcul, mais ici, seule la lettre importe. Pour ce qui est des chiffres, on compte sur vous, chaque ouvrage coûte 12 euros, un nombre pair qui ne doit pas vous empêcher de compter jusqu'à 53.

mercredi 14 février 2024

Baisse des actions libido à la bourse masculine


Récemment, Le Figaro a publié un article d'une psychologue – Marie-Estelle Dupont – sur la baisse de la libido chez les jeunes. L'article en question est promu via une citation, comme c'est souvent le cas, citation que voici:

"La baisse de la libido confirme l'augmentation des troubles psychologiques dans la population. Les jeunes sont victimes de la méfiance grandissante entre hommes et femmes, véhiculée par des discours néo-féministes qui rabaissent les hommes." (source)

Si les mots ont un sens, les sous-entendus, eux, possèdent une puissance décuplée. Ainsi, les mots suivants: victime, méfiance, véhiculer, rabaisser. Ici ils sont subtilement (bof) pervertis. Chacun de ces mots véhicule (pour le coup) un sens faussement caché. Traduisons. S'il y a victime, c'est qu'il y a coupable – et ici les coupables sont désignés : les discours néo-féministes. Quant au mot "méfiance", il est accolé au syntagme "entre hommes et femmes", comme si alerter la société sur la prédation masculine créait un malaise à double sens: les hommes se méfient des femmes, les femmes se méfient des hommes. Le sous-texte est clair: les hommes se méfient des femmes parce qu'ils craignent qu'elles les accusent d'abus; les femmes se méfient des hommes parce qu'elles craignent qu'ils abusent d'elles. Que les femmes se méfient, ça on commence à le savoir, ouf. Mais que les hommes se méfient, c'est assez intéressant, parce que là, l'autre message caché est : les hommes se méfient de la méfiance des femmes. Autrement dit: Les hommes s'aperçoivent que les femmes font preuve d'une vigilance accrue, ce qui limite leur champ de manœuvre. Et ça c'est pas bon, ça fait débander. Alors qu'on pourrait dire l'inverse: la méfiance des femmes oblige – au sens moral – les hommes à surveiller leurs propres comportements.

Mais ce sont surtout les deux autres termes retenus dans la citation qui font le vrai travail. Véhiculer. Rabaisser. Deux dynamiques distinctes qui se rejoignent afin de suggérer une manœuvre, voire un complot. On présente une conséquence en sous-entendant discrètement qu'elle est un but. Soudain, voilà qu'une parole libérée, une parole qui cherche à analyser, est traduite en entreprise de "rabaissement". Là encore, le message est clair: signaler les diverses formes de domination masculine, c'est "rabaisser" les hommes – étaient-ils donc si haut placés? Le procédé est connu et relève de la synecdoque, cette figure de style consistant à désigner le tout par la partie. Grosso modo: vous accusez Depardieu, Doillon, Jacquot, Corneau, etc., donc vous cherchez à diminuer le pouvoir d'abus dont les hommes ont le privilège. Ce faisant, vous ternissez l'image des hommes. Ergo, ces derniers sont vexés et débandent. Et les femmes, OMG, ont moins envie d'eux. Fiel du féminisme = bide de la libido. Ouch.

Qu'importe si l'article que promeut cette citation cherche à nuancer ce propos. Le message, qui est le médium dans ce qu'il a de plus médiocre, a fait son beau job. Et ce message est, très logiquement, le suivant : pour que la libido revienne, il faut que la confiance se réinstalle, et pour cela il suffit d'empêcher les discours néo-féministes de proliférer. Est-ce de la psychologie? Ce serait rabaisser la psychologie que de le prétendre, et risquerait d'instaurer une méfiance de la population envers les analyses subtiles du Figaro.


lundi 12 février 2024

Blood Simple: simple sens?


On le sait, les résumés d'œuvres, qu'il s'agisse de livres ou de films, sont dangereux – sauf, je suppose si l'œuvre en question est une sculpture (genre: Ce bloc de bronze réalisé par Botero n'est autre qu'une femme heureuse). Oui, les résumés, parce qu'ils sont courts, ont tendance à en dire long, or personne n'a envie de savoir qu'Emma Bovary meurt à la fin. Mais le pire, ce sont les "avis", le commentaire qui accompagne l'œuvre. Ayant revu avec plaisir Blood simple, le premier film de Joel Coen (1984), disponible sur l'excellente plateforme Mubi, quelle ne fut pas notre surprise, à Marion et moi, en lisant l'appréciation qui introduisait ce film avec l'élégance d'un thermomètre se trompant d'orifice.

Mais d'abord, de quoi est-il question dans le film du frère Coen? (Attention spoilers!!) Une femme quitte son mari abusif pour un type pas très futé; le mari trompé commandite l'assassinat des amants; le privé chargé de la sale besogne préfère tuer le mari et empocher l'argent. L'amant croit que c'est la femme qui a tué le mari, lequel mari n'est pas tout à fait mort et doit donc être achevé (par l'amant). Le privé décide de tuer les amants pour éviter les indiscrétions. Il réussit à tuer l'amant mais la femme le tue. Vous avez suivi? L'intrigue est retorse à souhait, quoique bien ficelée, et certains plans valent le détour, comme la dernière vision qu'a le privé avant de mourir, à savoir le dessous d'un lavabo, d'où perle une goutte, ultime instance de vie organique qui lui est donnée de contempler.

Revenons au départ, à cet "avis" que donne le site Mubi. Le voici:

Entre horreur et film noir, le premier film des frères Coen a marqué le début de leur fascination pour les personnages au destin sinistre. Dans ce film surréaliste et imprévisible, avec Frances McDormand dans le rôle d’une femme provoquant le malheur, les erreurs de communication sont meurtrières.

Outre le fait que le film n'a rien de "surréaliste", sauf à penser qu'André Breton fait un caméo discret, déguisé en bouteille de tequila, on notera la façon dont est qualifiée l'héroïne : une femme "provoquant le malheur". Est-il besoin de commenter le choix de ce verbe: provoquer? A lui seul, il résume – puisqu'il est question ici de résumé – une certaine conception de la femme. Cette dernière provoque, au double sens du terme: elle est provocante / elle est cause de malheurs. De là dire que ces deux choses sont équivalentes, il n'y a qu'un pas, ou plutôt qu'un trébuchement. Etymologiquement, "provoquer" signifie "inciter à une action violente". Pas la peine d'être sourcier (ou sorcier) pour entendre le sous-texte, euh, pardon, le sur-texte: "elle l'a bien cherché"…

Alors qu'il aurait été plus simple de résumer ainsi Blood Simple: "Trois crétins – un mari violent et lâche, un amant benêt et lâche, un privé cupide et violent – cherchent à se débarrasser d'une femme, mais celle-ci, après avoir été harcelée par le mari, insultée par l'amant, menacée par le privé, échappe à leur violence, leur lâcheté, leur cupidité et leur crétinerie." Je ne suis pas sûr de me faire embaucher par Mubi pour rédiger des "avis", mais mon résumé me semble un peu moins tendancieux. En revanche, l'auteur de cet avis a raison sur un point: "les erreurs de communication sont meurtrières"…

vendredi 9 février 2024

Rapatriement, d'Ève Guerra – ou la vie disloquée


J'avais déjà évoqué le travail d'Ève Guerra, l'an dernier, à l'occasion de la parution de son recueil, Corps profonds (Le Réalgar). Rapatriement, son premier roman, qui vient de paraître aux éditions Grasset, aurait pu tout aussi bien s'intituler Dislocation, tant ce qu'il donne à lire, mais surtout à entendre, relève d'une séparation violente, advenue à plusieurs niveaux. Dis-location: deux lieux (France et Congo), deux parents (la mère partie, le père mort), deux vies (l'enfance, l'âge adulte).

Le corps, lui aussi, est comme démembré par les événements – "et mes mains sur les dictionnaires, qui tournent les pages comme le paysage, sortent d'une pièce pour rejoindre l'autre" ; "je dépose mes deux mains sur son bras pour le retenir"; "mon sac à mes pieds, mes pieds sur le trottoir" –, le corps a sa vie propre, la tête pense indépendamment du monde, et tout désormais est en proie à des forces dévastatrices. Le père est mort, mais sans qu'on sache exactement les circonstances de sa mort, et sans qu'on puisse rapatrier son corps: comme si, d'emblée, la séparation vécue par Annabelle, le personnage principal, se répercutait en tous lieux et à tous moments, en toutes instances et jusque dans les pensées et les gestes.

Pour dire la rupture, et la quête impossible de suture, Ève Guerra a conçu une langue précisément disloquée, mais il serait trop facile de voir dans cette adéquation entre style et propos une affaire de mimétisme. Rien de mécanique, en effet, dans la dislocation discrète mais tenace que l'auteure fait subir à ses phrases. En se rompant et s'éparpillant, en se détachant, les morceaux de phrase acquièrent une énergie singulière, le verbe s'abstenant quand l'acte manque, l'ordre syntaxique comme carambolé, afin que le sens devienne plus acéré: "Et la folie de mon père a éclaté / que je connaissais déjà et duré / les six mois de notre disparition à Mounana". C'est un roman, et les rejets ou renvois cherchent moins à faire acte de poésie qu'à éprouver la résistance du récit. La cadence, elle, hoquète quand le souvenir devient trop cuisant:

"maman le cœur petit mais rond, traverse le tissu, heurte les épaules, les jambes écartées parfois quand elle s'assied, laisse tomber sa robe jusqu'aux bras de petits garçons suspendus à sa gorge, maman le soutien-gorge rouge, maman ses dix-neufs ans et déjà si vieille de maquillage, maman le front rebondi."

"Déjà si vieille de maquillage": ce type d'énoncé n'a rien d'une trouvaille, c'est au contraire la fulgurance d'une perception qui trouve là une façon unique de s'exprimer. Et c'est tout le mérite de ce livre plein de colère, de bonds sur le côté, de gestes renversants, de phrases crachées, que de sans cesse brouiller les registres. 

"C'était le dimanche toujours au-dessus des bols, le chocolat chaud, la fumée en spirale que je chasse, comme les boucles de mon visage": le temps ici est indissociable de la matière et de ce qu'elle libère. Il y a dans Rapatriement une violence synesthétique impeccable, qui permet d'appréhender le sentiment de perdition dans toute sa diversité. Mais aussi: une affirmation de soi, fêlures comprises:

"J'avais vingt et un ans et un front sourcilleux, je marchais en avant du monde les bras chargés de rêves. J'avais des idées fixes, et le lendemain j'en changeais ; mon père me suivait, se pressait pour ouvrir les portières de la voiture, et je n'envisageais pas autrement l'existence. // J'étais au seuil de moi-même, du moins je le pensais, la bouche remplie d'espérances et un front d'orgueil. J'avais réussi par je ne sais quel tour de force à soumettre le monde et mon père."

Telle une tragédie grecque, Rapatriement bouscule la langue autant que le lecteur sans jamais égarer; l'effondrement décrit devient au fil des pages le seuil d'une renaissance. La chose est suffisamment rare pour être signalée, et saluée.

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Rapatriement, d'Ève Guerra, Grasset, 19,50€



vendredi 2 février 2024

Atlas du désastre imminent

Ces derniers temps, on peut dire que nous aurons été gâtés. Les mois qui précèdent ont été riches en événements littéraires. De belles surprises, en vérité. Vous voyez de quoi je veux parler? De qui? Oh, vous avez sûrement une idée. Mais afin de ne pas vous mener en bateau plus longtemps, je me permettrai de préciser que je ne fais pas allusion à des remous – plutôt à des émois. Songez-y seulement: il y a deux ans, on a enfin vu paraître, traduits par Sabine Huyn, des poèmes d'Anne Sexton (Tu vis ou tu meurs, éd. des Femmes); puis, plus récemment, a débarqué l'énorme Horcynus Orca, de Stefano d'Arrigo (éd. Le Nouvel Attila), traduit par Antonio Werli et Monique Baccelli. Sexton est morte en 1974; d'Arrigo en 1992. Il faut parfois des décennies pour qu'une œuvre fende les frontières. Or voilà qu'une très longue "lettre" nous parvient enfin. Je veux parler de Lettre à un ami imaginaire, du poète Thomas McGrath. Ce dernier a travaillé trente ans à ce long poème, qui n'a paru dans son entier qu'après sa mort, en 1997, sept ans après sa mort. Enfin traduit en français, par Vincent Dussol, il a paru à la mi-décembre 2023 aux éditions Grèges, qui nous avaient déjà donné en 2007 le magnifique Poème californien d'Eleni Sikelianos.


Thomas McGrath est à la fois mal connu et mal apprécié, sans doute en raison de ses affinités communistes qui lui valurent les foudres du Comité Parlementaire des Activités Anti-américaines au début des années 1950.  Pourtant, il semble continuer le mouvement du "long poème" initié par Walt Whitman, réinventé par William Carlos Williams, exacerbé par Allen Ginsberg, explosé par Anne Waldmann, réenchanté par Eleni Sikelianos. Sur près de quatre cents pages, McGrath se fait le chantre kaléidoscopique de sa trajectoire américaine, au fil d'une rhapsodie à la fois généalogique, politique, écologique, où l'Histoire, le paysage, l'anecdote, les convictions, les détresses, la solitude, la force d'agir mènent une danse tour à tour fiévreuse et têtue. Le vers selon McGrath n'est métré que par un souffle soumis à des élans et des saccades, il oscille sans cesse entre un désir de narration et la nécessité de commenter, entre mémoire et constat, épiphanies et révolutions. Ici, le souvenir est une potion magique, garante d'une enfance perdue que le poème réactive par éclats; ici, la foi en la résistance est comme un autre paysage secret. Si la vie est lutte incessante dès lors qu'on ne plie pas devant le Veau d'or, alors il revient au poète de faire du disparate d'une existence le matériau ébloui d'une fresque. Musique!

"Notre destin. / En ce temps-là nous construisîmes notre foyer / Sur le vent / nous ne marchâmes que sur l'abîme / dormions, toujours / Dans un immense lit oscillant parmi les étoiles polaires. / En ce temps-là nous inventâmes l'atlas du désastre imminent; / Découvrîmes les langues enterrées cachées sous la douzième côte – / Les blagues lumineuses du Cardinal de Lower Mombasa ; / projetâmes / (Rien que sur des plans astraux, il est vrai) les structures psychiques / Des pianos à queue mécaniques qui broyaient Mozart à leur moulinette. / Que nous importait que les calendriers mexicains soient remplis de tentatrices / D'un autre siècle? / Que les abris antiatomiques soient pleins de lépreux, et que les banques / Soient lépreuses à force d'explosion monétaires? / Le lit avait fait demi-tour avec le monde / Mais nous étions toujours couchés plein nord tels des aiguilles de sang et d'os."

En ces jours où il est beaucoup, apparemment, question de poésie, délaissons les rives troubles des bardes à papa celtiques et plongeons dans le fleuve riche et prometteur où McGrath nous plonge tout entier, fort d'une générosité politique et d'un lyrisme terrestre hors du commun. Soyons cet "ami imaginaire" qui n'attendait qu'un geste – une geste – une lettre – pour communier avec le grand chant.

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Thomas McGrath, Lettre à un ami imaginaire, traduit de l'anglais (USA) et présenté par Vincent Dussol, éditions Grèges