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jeudi 7 décembre 2017

William H. Gass (1924-2017)




L'écrivain américain William H. Gass est mort cette nuit, à l'âge de 93 ans. La collection Lot 49 avait été créée à l'origine afin de pouvoir accueillir la traduction de son grand roman Le Tunnel  paru en France il y a dix ans, en 2007. Ont été publiés par la suite Le musée de l'inhumanité (2015), ainsi que les recueils Sonate cartésienne (2009) et Regards (2017), dernier titre de la collection, tous deux traduits par son ami Marc Chénetier. 

"Ainsi donc, messieurs, aujourd'hui nous ne nous tenons pas sur le seuil du lendemain, comme vous pourriez l'imaginer, mais nous nous tenons où nous nous tenons toujours, à l'orée du passé, où nos esprits vont pénétrer comme des fantômes, comme Empédocle se jeta dans l'Etna." 
— William H. Gass, Le Tunnel, trad. Claro, éd. du cherche midi, coll. Lot 49

jeudi 4 mai 2017

Ce fumier nourrit la chair d’un moment nouveau

Allez, une fois n'est pas coutume, et faute d'avoir du temps de cerveau disponible pour alimenter ce blog comme je le devrais, je vous livre telle quelle une critique signée par un excellent libraire belge, Emmanuel Requette, de l'incontournable librairie Ptyx, à propos du dernier recueil de nouvelles de William H. Gass, Regards, que nous venons de publier dans la collection Lot 49, au cherche midi éditeur. Ça ne peut que faire du bien après les gesticulations fascistoïdes hier soir de la troll de dame…

Nous sommes infiniment plus nombreux qu’eux à présent, que cette tribu de gaspilleurs qui nous a inventés, nous utilise et nous enverra au rebut, empilements auxquels nos résidus serviront à mettre le feu. Les peignes à eux seuls excèdent le nombre de têtes qu’ils coiffent. Les ciseaux sont dans une situation identique ; et les stylos, les pièces de monnaie, les bagues, les boucles, les pistolets. […] Quand on déterrera notre civilisation, et qu’on tentera, à partir de ces tessons, de deviner à quoi ressemblait l’ensemble, nous offrirons une quantité d’indices infiniment plus importante que celle des ossements d’Êtres Humains. 
Les choses! Elles nous entourent, nous envahissent même, et nous sommes pourtant si rétifs à leur concéder une voix… Dans ces nouvelles, directement ou plus insidieusement, William H. Gass prête sa plume à la conscience des choses. Un piano de plateaux de cinéma, une chaise pliante, des photographies d’art, des rails de train électrique, en leur donnant de facto une voix ou en les investissant d’un rôle de médiateurs des consciences de qui les utilisent, l’auteur américain plonge dans leurs tréfonds comme dans ceux de toute âme humaine. 

Toute sa vie, présent y compris, l’assistant de Mr Lang avait vu se détourner les regards, se marquer le désintérêt, se dévier les trajectoires pour éviter les gênes diverses que provoquait son corps : son roulis et ses embardées, ses membres atrophiés, le doigt qui manquait, la paupière qui tombait, l’irréductible perle de bave aux commissures qui privait sa bouche de toute dignité, et la vacuité d’une allure manquant de muscle ; qui aurait pu souhaiter les croiser? regarder en face cette erreur de la nature? faire comme si vous parliez à un citoyen normal plutôt qu’à un nain crétinoïde pas très éloigné du sol? Les gosses de son âge étaient curieux, bien sûr, et lui trouaient la chemise de leurs regards. Etre ignoré ou être dévisagé, l’un n’était pas plus tolérable que l’autre. 
Dans la première longue nouvelle, Mr Lang, collectionneur et revendeur un peu louche de photographies d’art, accompagné de son « idiot d’assistant », consacre une vie à regarder, jusqu’à disparaître dans le dispositif même qu’il vénère. Qu’est ce qu’une image? Qu’est ce qu’un regard? A travers l’histoire de ce couple de personnages improbables et attachants – qui ne sera pas sans en rappeler d’autres mythiques de la littérature – c’est toute une esthétique de l’image qui est passée en revue et questionnée. 

Et puis, pour peu qu’il tombe et se salisse à présent le genou, peut-être qu’elle appuierait sa tête contre sa cuisse, passerait, pour une fois, toute une nuit à le plaindre. 
Dans la seconde longue nouvelle, l’auteur américain, en croisant impressions et récits de charité, interroge, par le travers des « bonnes œuvres », notre rapport à l’autre. Où l’économie de nos relation est lue dans notre irrépressible besoin à être plaint. Plaint. Non consolé. Ainsi notre dégoût mâtiné de culpabilité du spectacle de la mendicité n’est-il plus conséquence de la détresse ou de l’injustice que cette mendicité exprime, mais bien plutôt, et plus vicieusement, de la concurrence qu’elle institue avec les nôtres propres. La main tendue du mendiant, quémandante, plaignante, ne culpabilise pas, elle est juste ma concurrente. 
Déchirantes, retorses et vertigineuses, ces nouvelles démontrent encore une fois, si besoin en était, que William H. Gass est l’un de nos plus essentiels virtuoses. 

Je sais. Je sais. Une fois avalée notre date d’aujourd’hui, quelques miettes, quelques traces de gras subsisteront sur l’assiette. Léchée, mais pas propre. Pas propre. Ensuite, le passé que nous avons dévoré, nous l’excrétons. Et ce fumier nourrit la chair d’un moment nouveau. Réjouissant, pas vrai?

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William H. Gass, Regards, 2017, Cherche-Midi, trad. Marc Chénetier.

mercredi 21 janvier 2015

Le musée de l'inhumanité: Gass au clavier



A paraître le 5 février prochain




Joseph Skizzen est un fils d'immigrés autrichiens ayant fui leur terre natale à l'orée de la Seconde Guerre mondiale pour se réfugier aux États-Unis. La vie entière de Joseph est placée sous le signe de l'imposture. Ses parents se sont fait passer pour Juifs afin de négocier leur fuite. Puis le père a abandonné sa famille du jour au lendemain. Livré au « rêve américain », Joseph a grandi, guidé par une règle unique : rester dans la médiocrité pour ne pas se faire remarquer. Devenu professeur de musique, Skizzen, gagné par la misanthropie, a installé dans son grenier un musée particulier : le musée de l'Inhumanité. Il y accumule les témoignages de la nature fondamentalement mauvaise de l'homme.

D'une écriture éminemment musicale, le roman de Gass est d'une virtuosité incroyable. On y croise des personnages inoubliables, comme une vendeuse de voitures reine du gospel, une bibliothécaire défraîchie, une prof de français nymphomane... Ou quand la sérénité tente difficilement de s'insinuer dans la peinture tragi-comique d'un monde voué à l'entropie.


Extrait:
"Ceux qui étudient sérieusement la terre s’inquiètent de plus en plus devant les nombreux périls menaçant l’existence de la race humaine, mais ceux qui ont pris pour objet d’étude l’humain lui-même redoutent que les êtres humains s’endur- cissent de plus en plus et ne disparaissent jamais."
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William H. Gass, Le Musée de l'Inhumanité, traduit de l'anglais par Claro, Collection Lot 49 – à paraître le 05 février 2015, 21 € ttc

vendredi 31 janvier 2014

L'apocalypse selon Gass


"Il se produisait alors […] une série de catastrophes. […] on voyait se lever une race de champions, de prédateurs d’humains : à savoir séismes, éruptions, tsunamis, tornades, typhons, ouragans, sécheresses – les sept félons. Déluges, vents, incendies, glissements de terrain. Les éléments classiques, mais furieux. Les océans se réchauffaient, le ciel s’enflammait, la calotte glaciaire fondait, les mers débordaient. Les Etats voyous, tels des gosses trucidant d’autres gosses à l’école primaire, se balançaient des bombes atomiques – à hydrogène – à neutrons. La vérole revenait, ou de la jungle africaine sortait un virus qui laissait perplexe. Bien que reptilienne uniquement par l’esprit, la maladie nous faisait perdre nos peaux comme des pythons et, les nerfs à nu, nous expirions dans une écume de bave rouge. Partout les marchés perdaient le contrôle tels des véhicules sur une piste de vitesse, heurtant le garde-fou puis percutant les autres voitures en projetant des parties d’eux-mêmes sur les spectateurs assis dans les gradins. Une fois l’argent devenu sans valeur – ultime religion reléguée – les masses se déchaînaient, race contre race, dieu contre dieu, acquits contre quêtes. Les insectes, endurcis par des générations de produits chimiques, dévoraient nos provisions, les herbes folles envahissaient nos champs, les fourmis rouges, les abeilles tueuses nous piquaient tandis que nous allions nous réfugier dans l’eau où, paniqués, nous nous noyions, notre orgueil semblable à une hostie trempée. Peste. Guerre. Famine. Un cataclysme d’un genre ou d’un autre – imminent – faisait des millions de migrants. Ratissant les routes. Ravageant les récoltes. Pillant les villages. Violant femmes et enfants. Il n’y avait ni campements de réfugiés, ni repas distribués par la Croix rouge, ni parachutages de denrées. Les déserts surgissaient aussi soudainement que des éruptions sur la peau. Seul le soleil les sentait suinter. Les eaux envahissaient ces terres nouvellement arides, comme invitées par la plage. Les incendies de forêts faisaient rage, comme des feux de mines, pendant des années, s’exprimant par bouffées, vomissant de la suie, noircissant la moindre feuille d’arbre avant même qu’elle se consume. Les volcans se réveillaient en série, les montagnes s’amenuisaient comme si elles étaient en sucre d’orge jusqu’à ce que les villes à leur pied succombent à la lave vorace et ressemblent, aux yeux d’éventuels survivants, à des bris de cacahuètes. Que les séismes secouent la terre, murmura fiévreusement le professeur Skizzen. Que les glaciers avancent tels des hors-bords, vociféra-t-il, menaçant un livre du poing. Ces convulsions étaient le signe que les parasites avaient vaincu leur hôte, que le mal avait bâfré tout son soûl ; on entendait alors sangloter le saint Esprit qui s’envolait ; on voyait suinter une dernière goutte de vie comme un maigre pissat après une gorgée de trop ; on sentait un frisson parcourir en profondeur cet univers de roches, d’eau, de glace et d’air, car la terre crevait enfin des suites de sa longue maladie, son moteur à court de carburant, son ciel privé de lumière, ses vents incapables de reprendre leur souffle, ses océans changés en acide pur ; nous nous retrouvions face à un monde décharné et sanguinolent, recrachant de la vapeur par toutes ses plaies ; nous l’entendions entrechoquer ses atomes tels des dés dans un gobelet avant de se répandre au hasard par une faille dans l’atmosphère, la nuit et le silence recueillant non son sang mais, c’est certain, sa cendre."
(extrait de Middle C, de William H. Gass, à paraître en janvier 2015
dans la collection Lot 49, trad. Claro)

lundi 24 juin 2013

Pour saluer Chénetier

J'ai déjà dit quelque part combien l'éditeur Denis Roche avait compté dans mon parcours. S'il est quelqu'un d'autre à qui je dois les conditions de mon élan, c'est bien Marc Chénetier. Je me souviens très bien de mon enthousiasme naissant pour la traduction à la fin des années 80, enthousiasme aussi inconscient qu'immature. J'étais allé assister à la remise d'un prix Coindreau afin de faire la connaissance de cet américaniste et traducteur hors pair qu'est Marc Chénetier. Je lirai, quelques années plus tard, son livre, Au-delà du soupçon, le noircissant de notes, relevant consciencieusement les titres de ces livres censément intraduits, intraduisables, intraduisibles, bref, dont l'édition d'alors ne voulait pas vraiment. J'avais donc abordé Marc, espérant glaner des conseils. Le "capitaine" Chénetier m'avait gentiment écouté puis, au fil des mois, mis au défi, presque tacitement, de donner une chance à ces textes dont il vantait les charmes vénéneux. Je m'étais, naïvement, concocté une magic list : The age of wire and string de Ben Marcus, The Sot-Weed Factor de John Barth, Gass et son mythique  Tunnel en cours d'écriture, etc., persuadé que rien n'était impossible puisqu'un gladiateur comme Chénetier portait ces textes hors normes dans son cœur infatigable.
Car Chénetier, en plus d'être traducteur (Charyn, Russsell Banks, Willa Cather, Denis Johnson, Steven Millhauser, William Gass, Alexander Theroux, Richard Brautigan, Vachel Lindsay…), a fondé l'Observatoire de la Littéraire Américaine, aidé de nombreux traducteurs à trouver leur voie, enseigné, voyagé, endossé le rôle de Charles V et de Denis Diderot au sein de l'université, défriché, raboté, tancé les loups…  C'est lui qui, demain, remettra le prix Coindreau à Nicolas Richard, en digne passeur de juin.
Depuis plus de vingt ans, chemin faisant, hasard aidant, bonheur insistant, j'ai essayé de défricher les terra incognita explorées par le Capitaine Chénetier, figure indispensable à qui veut tâter un jour de l'amour translaté.
Il est des hommes qui, sans paver quoi que soit (leur pas est trop leste), et sans jamais se prendre pour des directeurs de conscience (leurs ironies sont trop mobiles), font de notre route une piste d'où il est, même maladroitement,  mais toujours joyeusement, possible de décoller. Grâce à eux, on peut – juste – devenir.

lundi 8 avril 2013

Gass et son crabe

Aux étudiants qui suivent un master de traduction, je dis souvent: pour traduire, lisez. Lisez en français. Abreuvez-vous de phrases, sniffez de la syntaxe, défoncez-vous à toutes sortes de champs lexicaux. Votre mémoire, dûment dopée, s'en délectera Et le fait est qu'on peut parfois trouver, dans l'ailleurs d'un livre, la solution à un problème de traduction. Parce que le dictionnaire, c'est bien joli, mais on peut se frapper le front avec, ça ne fera pas d'étincelles. Il y quelques jours, en lisant/traduisant le dernier roman de Gass, Middle C, je tombe sur cette phrase:
"Joey always cranked the Victrola one more time before he left, so a few sides could be managed, if Mr. Hirk could spindle a record - hard to do with his crabbed hands growing crabbier by the week."
Bon, en gros pour situer, le passage parle de Joey, un ado qui prend des leçons de piano avec un vieux bonhomme arthritique, Mr. Hirk. Ils écoutent aussi des disques, sur un vieil appareil de marque Victrola, vous savez, le genre d'antiquités qui se remontent à la manivelle (ça tombe bien, j'ai un faible pour les manivelles, et le mouvement qu'elles induisent). Et donc Joey remonte pour Hirk l'engin, parce que notre Hirk a des mains saccagées par l'arthrose – c'est ce que nous dit Gass: des "crabbed hands", autrement dit, des mains de crabe. Mais il ne dit pas "hands of crab" ni "crab's hands". Il fait de "crab"… un verbe ! puis un adjectif: "crabby", qu'il module en "crabbier".
Evidemment, la solution évidente ne marche pas. Des mains crabées, ça ne marche pas. Crabeuses? Bof. Pourquoi? Difficile à dire. L'oreille le sent. Ce "crabé", ce "crabeuse" a perdu toute sa carapace, et on ne lui devine aucune pince. Il ne fait pas l'affaire, on ne le sent pas grincer. Donc, comme disait l'autre: que faire? Quand on ne sait pas où chercher, le mieux c'est de trouver. Quelqu'un d'autre l'avait fait à ma place un peu plus tôt. Le souvenir d'une page lue la veille me fit reprendre Le palace de Claude Simon, où un petit miracle m'attendait, sur le sable de la page 127:
"Pas les amputés théâtraux, glorieux et médaillés qui assistent aux revues, assis dans leurs petites voitures poussées par une cohorte d'infirmières médaillées, mamelues et glorieuses et devant lesquels s'inclinent des étendards chargés de médailles, mais comme ces gens dont les vêtements, la manche, s'efforcent de dissimuler une prothèse, l'étoffe (avant même qu'on ait vu la main gantée de cuir, toujours à demi ouverte, fixe, avec son pouce fixe, ses doigts raides, son aspect élégant, funèbre, crustacé – pas une main, quoique cela essaye d'y ressembler: une pince) se plissant d'une façon particulière, inanimée pour ainsi dire […]"
Par un phénomène de miroir, deux textes soudain entrent en contact. Et dans l'un figure un mot qu'il peut être intéressant de greffer sur l'autre. Ce mot, vous l'avez lu, c'est "crustacé". Que Simon emploie dans un sens mi adjectif mi substantif. Mot déplacé, qui déjà se tortille. Il croustille, ce mot, il est à la fois raide et suffisamment articuleux pour pouvoir ramper d'une page à l'autre. Mais comme Gass faisait de "crab" un verbe, je dois à mon tour tenter un petit quelque chose. Du coup, je fais de ce "crustacé" un verbe: "crustacer". Et ça me donne ceci:
"pas facile avec ses mains crochues qui se crustaçaient un peu plus chaque jour."
Apparemment, la greffe a pris. Evidemment, la chose sera à vérifier lors de la relecture, quand tout se sera un peu stabilisé – on saura alors si l'opération tient le coup, si ça crustace encore comme il faut. Qui remercier? Claude Simon? Le cerveau qui, l'air de rien, permet ce genre de connexions? le hasard des lectures? Aurais-je trouvé le verbe "crustacer" si je ne m'étais pas aventuré dans Le Palace? Difficile de savoir. Mais ce qui est sûr, c'est que, dès que nous avons le dos tourné, les livres s'échangent leurs secrets et, à notre retour, voilà que le livre qu'on lisait se met à siffloter un air qu'on jurerait avoir entendu un peu plus tôt dans la bouche de papier d'un de ses voisins d'étagères. Pour traduire, il ne faut donc pas seulement lire, mais laisser les livres se lire et se lier entre eux. Ça tombe bien, ils adorent ça. Ils sont ça: lecture et lien en accès illimité. Bonne pêche.

vendredi 29 mars 2013

Piano Gass

Le plus dur, croyez-moi, ce n'est pas de traduire Middle C., le nouveau roman de William H. Gass, paru il y a quelques jours aux Etats-Unis. Non. Loin de là. Le plus dur, ça sera quand on aura fini de le traduire et qu'on cherchera en vain les mille pages de plus qu'on aimerait avoir encore à en traduire. Gass, c'est le Bach de la prose: quand vous le traduisez, vous suivez la partition, vous vérifiez que vous êtes parti sur le bon accord, vous essayez de tenir la note, puis vous guettez, comme tressées dans une respiration ultra mobile, les diverses variations que sa langue permet, force, en français, après ça vous n'avez plus qu'à cherchez les vents, en restant à la fois d'une vigilance extrême et en vous laissant griser. Derrière son anglais musical et stratifié, ondoyant, tantôt jazzé (il tire tous les partis des monosyllabes qui sont monnaie courante chez lui comme s'il s'agissait de notes pures), tantôt articulé et en canon, dans son anglais d'une élégance si retorse qu'elle n'hésite pas à convoquer la fange s'il lui faut chercher à paraître rugueuse, se dissimule, si l'on y prête attention, la partition française, qui bien qu'étant obligée de respecter la pluralité des mondes possibles contenues dans l'originale, ne peut, oreille aidante, oreille chantante, que jouir de (re)commencer.
Il faut avoir entendu Gass lire ses textes au moins une fois pour comprendre qu'il écrit comme d'autres composent ou improvisent, non pas guidé par un propos mais conduisant lui-même, en maestro cabotin, l'armée furibonde des univers réduits (ou plutôt condensés) à leur plus sonore expression. En grand admirateur de Flaubert, Gass ne luxe l'épaule de la phrase que lorsqu'il veut la contraindre à se dégager d'un certain carcan; il n'en écorche la peau que lorsqu'il souhaite la voir un peu plus à vif. Très souvent, il lance sa calèche à trot compté avant même que vous vous soyez rendus compte que vos infidèles coursiers étaient des dauphins mythologiques – la terre, entretemps, s'est changée en onde(s).
Traduire Gass est plus qu'un plaisir, c'est une découverte, une découverte non de son génie (il va de soi, et depuis longtemps), mais du français, qu'il oblige à trousser et palper, raboter et faire claquer. Pas de plus beau cadeau pour un traducteur qu'une telle prose, qui se meut avec l'assurance musculeuse d'un classique n'ayant plus rien à prouver et qui, après avoir écrit les plus beaux requiem, cherche encore à renouveler l'art de la sonate (ou de la fugue) en lui conférant le souffle d'une symphonie. Middle C. n'est pas un livre qui parle de musique, Middle C. est un clavier réinventé, sur lequel Gass, après avoir fait craquer les jointures de ses doigts et les coutures de la phrase, se lance dans une interprétation du logos elle-même. Comme on attendait son nouveau livre depuis dix-sept ans, depuis Le Tunnel, on se dit, finalement, et avec joie, qu'on n'est pas sérieux quand on attend dix-sept ans.
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William H. Gass, Middle C., traduction française à paraître dans la collection Lot49 (le cherche midi éditeur) en janvier 2015

mercredi 13 février 2013

Der Tunnel: aux morts reconnaissants

Honte à nous. On avait raté l'info. Le Tunnel, de William Gass, est  sorti en traduction allemande il y a plus d'un an, chez Rowohlt. Cela faisait longtemps que le projet était à l'étude, et il était d'autant plus attendu que, comme on le sait, ce roman de Gass traite entre autres choses du Mal, de l'antisémitisme et de l'extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. C'est le traducteur autrichien Nikolaus Stingl qui s'est acquitté de la tâche. Stingl n'en est pas à son premier coup de maître: c'est lui qui a traduit Mason & Dixon de Pynchon, ainsi que Against the Day (avec Dirk van Gunsteren) et Inherent Vice, mais aussi A Frolic of his Own, de Gaddis [cf. son article, en anglais, sur les problèmes de traduction inhérents], Colson Whitehead, Neil Stephenson (Cryptonomicon, Quicksilver…), Rick Moody, John Irving, Henry James, D.H.Lawrence, Bernard MacLaverty, Cormac McCarthy, Andrew Miller, V.S. Naipaul, John Cowper Powys, Mark Richard, Donald E. Westlake, Cornell Woolrich et bien d'autres. Stingl, qui est né en 1952 à Baden-Baden, a également écrit un livre (Der wahre Robinson oder das Walten der Vorsehung). Il a reçu en 1999 le prix Paul-Celan pour sa traduction de Mason & Dixon.
Stingl a raconté que son goût de la traduction lui était venu en constatant une erreur dans la traduction d'un roman écrit par un auteur de polar, Stephen Greenleaf. Dans la version allemande, il y avait la phrase suivante: "Es war der Sommer der dankbaren Toten." Mais dans l'original, c'était tout simplement:  "It was the summer of the Grateful Dead." Le traducteur n'avait pas relevé l'allusion au groupe de Jerry Garcia… Il n'en fallut pas plus à Nikolaus Stingl pour choper le virus de la traduction. (On pourra se faire une idée ((orale)) de son travail en regardant/écoutant la lecture où Gass et un lecteur lisent à tour de rôle des extraits anglais et allemands du Tunnel.) On compte sur notre collège autrichien pour s'attaquer lui aussi à la traduction du nouveau roman de Gass, Middle C. Le premier arrivé attend l'autre, promis?

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Menu du jour: Crème de poireaux au haddock et purée de patate douce au four. On prendra soin de réveiller le vert – émincé – des poireaux dans une casserole avec du beurre (pas trop) et quelques morceaux de haddock réservés à cet effet. Quelques croûtons faits maison agrémenteront la crème. Pour la purée, osez l'ajout d'un soupçon de bleu. Faites l'impasse sur le tiramisu, on ne peut tout avoir.



jeudi 13 décembre 2012

Gass frappe le bon do

En anglais, l'expression "middle C" désigne "le do du milieu", ou "do médian", "do central" ou encore "do de la serrure"…, bref la touche blanche précédant deux noires qui se trouve au centre du clavier, autrement dit le quatrième do en partant de la gauche, bonjour octave, tink! et par ici la musique! C'est le pivot sonore à partir duquel peut débuter tout apprentissage du piano – sur un clavier d'ordinateur, ça serait cette ligne brisée imaginaire qui va, tel un éclair, de haut en bas et de gauche à droite entre les lettres t, g, b et y, h, n. Mais nous n'en sommes pas encore à établir des correspondances aussi osées. Retenons surtout une chose: ce "middle C" est également le titre d'un roman à paraître en mars 2013 aux Etats-Unis – Middle C – , et là notre cœur fait boum! puisqu'il s'agit ni plus ni moins du nouveau roman très attendu de l'immense William H. Gass, l'auteur du Tunnel, paru en traduction en 2007 chez Lot49 (et pour lequel avait été créée à l'origine la collection Lot49). On ne peut pas dire que Gass soit un auteur  prolixe pour ce qui est de la fiction: deux recueils de nouvelles, deux romans et une novella depuis 1966 – en revanche, une dizaine de recueils d'essais brillantissimes qu'il faudra bien un jour présenter, même partiellement, au lecteur français.
Mais revenons à Middle C, son dernier roman à paraître. Gass avait mis trente ans à accoucher du monstrueux Tunnel; cette fois-ci, il a pressé sa monture et passé seulement vingt ans à élaborer ce dense roman, qui raconte l'histoire d'une famille originaire de Graz – les Skizzen – qui ont fui l'Autriche avant la guerre pour se réfugier en Angleterre, le père se faisant passer pour Juif afin de justifier son départ. Lequel père va vite disparaître et l'on suivra alors le fils qui, devenu pianiste honorable, a décidé de fonder un Musée de l'Inhumanité…
Une fois de plus, on retrouve la prose incroyablement rythmique de Gass, ce sens de l'équilibre dans la syntaxe qu'il aime perturber tantôt avec hargne, tantôt avec subtilité. Infusée de pensée, tranchante mais jamais tranchée, la prose de Gass, sous couvert d'un classicisme musclé, emporte le lecteur dans le maelstrom d'une écriture parvenue à sa maturité jubilatoire. On lit en battant la mesure avec le pied:
"Professor Joseph Skizzen remembered how his mother smelled when she returned to their shattered flat, how her odor glowed as though she were a fumigation candle as she made her way amidst the dark stench of wet burned paper, wet charred wood, the peppery bite of powdered glass, the reek of oil and rubber, of smoke-stuffed sofas. And his father was insisting that things looked grim for them again.  In the world, affairs and facts smelled rank."
Il faudra attendre un peu pour lire en français cette symphonie prodigieuse, mais en septembre 2015, si tout se passe bien, Middle C aura achevé sa longue transmigration langagière. On envisagerait presque pour le coup de rebaptiser la collection Do49…
Il faudra également lui trouver un titre français à la hauteur, parce que, hum, bon, le "do du milieu" pose un problème certain, dans la mesure où l'on entend "le dodu milieu"… Il existe heureusement, entre les différents claviers, des accords secrets que la traduction a pour mission de faire résonner.