Sous-titré « Une histoire de Buffalo Bill Cody », le nouveau
récit d’Eric Vuillard – Tristesse de la
terre – s’attache à la monstration révisionniste que fut le
Wild West Show de Buffalo Bill. On retrouvera ici la « méthode
Vuillard », cette façon de s’attacher à un fait historique pour en
traverser les ors ou le carton pâte, et le réduire à sa condition humaine, à sa
pulpe plus ou moins nauséabonde. Comme dans Congo
et La bataille d’Occident, Vuillard
mêle récit sec et description humide, l’ossature des choses advenues finissant
par trahir son vile écrin de boue. Une fois de plus, on assiste à un processus
de dévoilement, de dépouillement, la légende perdant ses oripeaux. L’intime
exhibé (ou imaginé) permet de dévisser les auréoles. Par touches apparemment
discrètes mais néanmoins râpeuses, Vuillard « raconte » non pas l’envers
des choses, mais leur aveuglante vérité : ou comment le show de Buffalo
Bill réinventa le génocide indien pour les Américains (et les Européens)
friands de peaux rouges et de conscience blanche, transformant par exemple le
massacre de Wounded Knee en « bataille de Wounded Knee », le
spectacle chassant l’histoire tout en lui empruntant ses acteurs – puisque,
dans les vastes reconstitutions orchestrées par le bateleur Cody, les Indiens
étaient joués par des Indiens déguisés en Indiens, et le rôle de Sitting Bull
confié à Sitting Bull lui-même. Le spectacle de la réalité – reality show – déformée permettait ainsi d’asseoir durablement la réalité
du spectacle.
Tout le livre de Vuillard est parcouru par cette interrogation :
que voit-on dans un spectacle hormis le spectacle ? Les réponses sont
multiples mais convergent toutes vers un même trou noir :
« Et ici, dans les gradins, ils ne sont venus que pour ça, tout le monde est venu voir ça, simplement ça : la solitude. »
Et aussi :
« Le passé est entouré de gradins, et les spectateurs veulent voir ses fantômes. »
Mais Vuillard, je crois, cherche autre chose. Certes, la vie de Bill
Cody l’intéresse ; certes, l’entreprise monumentale de ce hâbleur,
entreprise qui échoua jusqu’à Nancy, est fascinante et mérite narration,
commentaire, critique ; certes, on assiste à un moment de l’histoire où le
divertissement s’essaie, chose unique, atroce, invraisemblable, à la
représentation du génocide, mais pour le nier dans une pyrotechnie grandiose et
mensongère – mais tout cela est connu, et j’ai l’impression que Vuillard
poursuit une autre quête, que son objet se déplace, tel un caillot se cherchant
une autre veine.
A la page 58, autrement dit au premier tiers du livre, une phrase surprend.
Vuillard est en train de raconter le massacre de Wounded Knee, la terre vite
jonchée de morts, la tristesse de la terre. Puis la neige tombe. Et là,
Vuillard d’écrire alors ceci :
« Que c’est délicat un flocon ! On dirait un petit secret fatigué, une douceur perdue, inconsolable. »
Hum. Pourquoi Vuillard nous dit-il qu’un flocon est fragile ? Que signifie cette exclamation naïve ? Et ce « petit secret
fatigué », qu'en faire ? Vingt pages
plus tôt, l'auteur écrivait ceci :
« Quelle est cette voix qui parle ? Quelle est cette fausse parole qui nous dicte nos sentiments ? On dirait qu’elle vient de très profond, du fin fond de nos entrailles de larves […]. »
Comment peut-il alors laisser ce frileux flocon se déposer sur des
entrailles de larves ? Il faudra parvenir au dernier chapitre du livre
pour entendre ce que Vuillard traquait depuis le début, ce qu’il cherchait à
nous faire voir et sentir : non pas seulement le hiatus entre le spectacle
et la mort, le public et l’intime, la légende et la solitude, mais quelque
chose de plus mystérieux encore : l’irréconciliable coexistence de la
répétition et de l’unique.
D’un côté, un show mille fois rejoué, vautré dans la sciure du factice
et se gavant de l’éternel retour du mensonge ; de l’autre, l’unicité, la
singularité, le miracle d’une « forme » – celle du flocon de neige,
dont Vuillard nous dévoile, in fine,
la captation photographique par un certain Wilson Alwyn Bentley.
Oui, il faut faire confiance à certains auteurs. Quand ils vous
parlent d’un flocon, ils vous parlent réellement d’un flocon. Or dans ce récit
où le feu règne en tyran – des milliers de coups de feu tirés, pour de vrai et
à blanc –, il fallait autre chose, un autre monde, une autre perception :
celle de l’ineffable, de l’éphémère, de l’unique dissimulé dans l’uniforme. Le
« petit secret fatigué » dont parlait Vuillard au tiers du livre
était en fait l’origine du monde à jamais recommencé, telle que nous refusons
de la voir. Et l’Indien de rester à jamais ce flocon humain que le Blanc a
piétiné – par les armes, par le spectacle – comme on souille la terre quand on
feint d’en ignorer la tristesse.
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Éric Vuillard, Tristesse de la
terre (une histoire de Buffalo Bill Cody), éd. Actes Sud, 18 €
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