mercredi 23 septembre 2020

Un chien mort, un Consul, un ravin: et ensuite?

Je suis en train de traduire Under the volcano. Et non de le re-traduire, puisque je ne l'ai encore jamais traduit – saisissez la nuance, elle a son prix. Non que je trouve mauvaises les deux traductions qui existent déjà, mais elles me semblent avoir œuvré


chacune à deux extrémités d'un spectre improbable: l'une, la première, faite à "trois", collait au texte de Lowry en se fiant aux seuls contours de la phrase; l'autre, celle de Darras, me paraît un peu trop déplier certains angles morts. Il ne s'agit pas de pallier, de réparer, d'innover – juste de proposer, d'avancer une autre langue, sans prétention de justesse supérieure. On peut encore rêver le volcan.

Prenons la dernière phrase. "Somebody threw a dead dog after him down the ravine." Elle ne pose pas en soi de problème. On peut bien sûr chercher dans le livre les occurrences du verbe "throw", compter les chiens qui errent entre les pages, mesurer la profondeur de ce ravin. Quoi qu'on fasse, on se retrouvera avec cette phrase, scandée 4/3/3/4, avec un léger écho du "him" dans le dernier mot, "ravine". On est donc obligé d'avancer à tâtons des mots, à ras du rythme.

Somebody. Quelqu'un. On. Difficile de proposer d'autres variations. Un quidam ne rajeunirait pas. Un passant pourrait passer. Threw: jeta, balança. Les synonymes ici tirent la langue. J'aime bien "balança", mais me voilà alors avec trois syllabes, très loin de ce "threw"  – l'anglais abonde en monosyllabes, quel veinard, mais je n'écris pas mes traductions en anglais, quel roublard. A dead dog: un chien mort, le cadavre d'un chien, un défunt toutou, là encore au niveau dental on rame un peu. After him: après lui, à sa suite, sur lui. Le choix semble réduit. Down the ravine: dans le ravin, au moins cela fait calque, on s'en contenterait. 

La phrase de Lowry fait dix mots, dont sept monosyllabes. Les dentales prédominent – dy, dead, dog, down –, et imposent simplicité, fatalité. J'ignore ce que proposent les deux traductions existantes – je m'interdis pour l'instant de m'y reporter, je veux rester dans l'illusion que le texte que je traduis a été écrit, fini, hier soir. Qu'il est encore chaud. Que je peux donc progresser dans le sillon de sa chaleur.

Mon instinct policé me dit: "Quelqu'un balança un chien mort à sa suite dans le ravin". 2/3/3/3/4. Mais ce "quelqu'un" me chiffonne. J'ai l'impression qu'on pose une énigme. Qui? J'ai alors envie d'opter pour un "on". On balança un chien mort à sa suite dans le ravin.  4/ 3/ 3/ 4. Mais mon oreille n'est pas satisfaite. Je n'entends pas le dy-dead-dog-down de l'original, ce glas discret mais insistant qui nous rappelle que "under" c'est aussi "down". Mon expérience de traducteur, heureusement-malheureusement, me rappelle aussi que je ne suis pas là pour faire œuvre mimétique. Je n'ai pas à remplacer les dents par les dents, même si le dragon semble l'exiger. Je ne cherche pas non plus à respecter la vérité du texte, car je ne la connais pas, je connais juste, à force d'usage, sa façon de palpiter. Et puis, franchement, ce "à sa suite" n'est pas très Lowry, mais comment savoir quel français écrirait Lowry?

Quel sera mon "d" dans ma traduction? Quel mot me donnera le la du ? Puis-je y renoncer? Imaginons que je décide que "chien" est irremplaçable, vais-je me concentrer sur le "ch" ou le "ien"? Ou alors dois-je prendre un risque, y aller d'un "dogue", certes ancien, qui me donnera un "d", mais que faire de ce "d" risqué que je lance maintenant dans la phrase, et qui va m'obliger à le réinventer dans l'acte de jeter, dans la mort, dans la descente au ravin? Danger du mimétisme: dès qu'il semble solution, il brouille tout. Si je devais réécrire la phrase de Lowry en l'oubliant un instant, je pourrais oser : Dans le ravin où gisait le consul quelqu'un jeta le cadavre d'un chien. J'aurais juste deux décasyllabes et basta. Je raterais certainement la dimension immédiate, sèche, faussement neutre, qu'a privilégiée Lowry. Je pourrais resserrer: Un passant balança peu après un chien mort dans le ravin. Résultat; exit le "him", le Consul. Mais le lecteur, lui, sait que le Consul gît dans le ravin, il ne peut pas l'avoir oublié, cette solution pourrait donc marcher. J'ai préféré le "p" au "d", que le "b" étoffe un peu. La belle affaire. Ah, pourquoi ravin, au fait? Pourquoi pas fossé? Le fossé me permet d'invoquer la fosse. Good. Puis-je tirer profit de ce "f"? Pas sûr. Dans les cinquante-six synonymes que me propose le DES pour chien, pas la queue d'un "f". Et puis, pas d'illusion, hein: un chien est un chien est un chien, même mort. Feu le fennec finit dans la fosse avec le foutu falcoolique. J'ai des doutes, là.

La traduction est un incessant exercice de déperdition qui ne doit cependant pas se vivre sous l'étoile du renoncement. Il faut bien comprendre une chose: ce qu'on perd va nous permettre, avec un peu d'insistance, de perdre autrement, dans la réinvention d'un gain. Le texte de départ n'est pas sacré. Il aspire à bouleversement. Il sait qu'il va mourir puis renaître. Le respect n'est pas une forme d'embaumement. Dès que je trouve, je vous fais signe.

mardi 22 septembre 2020

Milène Tournier: l'aller-retour du souffle

L'autre jour, de Milène Tournier, est un livre qui mérite notre attention, ou plutôt qui l'appelle, clairement, sans effets de manche, en étant à la fois fragmentaire et ductile, fluide et explosé. Les textes qui composent L'autre jour adoptent des formes diverses, tantôt on glisse vers le récit, un peu comme si on ouvrait une porte sur le réel, tantôt le phrasé devient ballade, ou quasi, tantôt des tercets dessinent un instantané. Sans jamais se détourner d'une haute exigence poétique, ces textes affrontent un vécu froissé, raison pour laquelle j'ai employé plus haut l'épithète ductile. Quel que soit le motif travaillé – le père, la mère, un couple, etc. –, la phrase prend soin de disjoncter discrètement, elle fait rhizome sans crier gare, parvenant à créer une fluidité à partir de ces décrochements. Un équilibre miraculeux se produit à tout instant entre l'imaginé, le parlé, le pensé, le phrasé, le senti, le vu, formant ainsi un tamis de possibles qui permet au texte d'infuser et de ruisseler sans contrainte:

"J'irai te suivre dans tes réincarnations successives et être ta fille alors tu seras mère à épouser un autre homme d'une autre province d'un autre pays tu seras ébahie, ce jour-là d'accoucher, de voir ma tête à moi encore surgir"

Milène Tournier manipule la syntaxe avec une délicatesse qui jamais n'empêche la violence. Elle laisse entrer des voix, nous fait entendre le prosaïque, puis décroche, trace quelques traits épurés, se déploie dans l'élégiaque, retourne au récit, en un cycle naturel.

"Je t'aime facilement tu sais comme

Un déménagement en rez-de-chaussée

Et se passer les cartons par la fenêtre de la chambre."

Ce qui surprend dans la prose en perpétuel déhanchement de ce livre, c'est sa façon d'être incroyablement pluriel et fatalement singulier. Qu'il célèbre les noces de l'incongru et de l'évidence :

"Maman, la lune est tombée dans mon lait,

Hurle l'enfant paniqué

Sous la forme diagonale du ciel, la bolinette serrée entre les doigts",

ou creuse l'anaphore :

"Je te parlerai comme un long chien couché peut toujours se lever, je te parlerai comme l'humain surveille le chien couché qui sans doute va se lever, à tout moment se lever, je te parlerai comme le chien dort ici depuis deux heures, je te parlerai comme l'épicier en face sait bien lui que le chien ne se lèvera pas et d'ailleurs peut-être est-il mort",

L'autre jour sait à la fois fuir et insister:

"L'amour le feu immense

Comme certains garçons grandissent et les mères ne savent plus

Où, parmi les épaules, elles doivent poser, comme

rossignol, leur œil et l'autre."

La précision de la virgule, et l'intelligence du rejet, créent une cadence tout à fait singulière. Tout ce qui pourrait paraître de prime abord simple, 

"Viens chercher ma voix

Viens chercher la voix et après

Le corps",

est tissé ici dans une poétique du suspens et résonne avec d'autres points du texte. Ainsi, le tercet suivant:

"Aime-moi 

Comme un inventeur

Devant une chaise"

peut sembler viser un minimum, mais pris dans l'ensemble du recueil, il acquiert une autre matière, une autre matérialité. Tout est lié, connecté, le réel ne cesse de ronger l'image, l'image de gratter le réel. Le corps, lui, demeure le liant, le parlant. L'autre jour est texte profondément enchanté, qui semble vivre une vie parallèle, respirer autrement, et qui jamais ne s'installe dans une diction définitive.

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Milène Tournier, L'autre jour, éditions Lurlure, 19 €

mercredi 16 septembre 2020

Le trébuchet du deuil: Isabelle Baladine Howald,

En cette rentrée littéraire qui déchaîne les passions et dont tout le monde en vérité se contre-fiche – débandades proto-hippiques systémico-téléphonées –, autant se tourner vers un texte ayant discrètement taillé sa frêle taille dans un presque noir diamant. Fragments du discontinu, d’Isabelle Baladine Howald, à l’écart de tout brouhaha, en peu de mots pesés au trébuchet du deuil, cherche à approcher le mort/la mort à pas non pas comptés mais vécus, scandés, espacés, et ici l’expérience du deuil n’est pas matière à récit, plutôt à récitatif, lentement les mots s’allongent et s’incurvent au dos du mourant, il s’agit de penser à juste temps l’avant-fantôme.

Avant que rien ne reste, quelle nuance arracher ? Comment faire pour que le sujet se lève encore un peu de sa « tombe de sommeil » ? Que faire de « l’âme animale » ? Ici, on avance en tombant sur le terrain d’un texte qui ne cesse de choir et de se relever, d’écarter les ombres et de lécher les cendres, tout est fini et pourtant tout peut recommencer dans l’évidence non du seul souvenir mais plus bas, dans l’infra-mémoire.

Le discontinu que psalmodie de Isabelle Baladine Howald est chose fragile – « jamais je ne pense te fracturer » –, et pour cette traversée des ombres l’auteure s’aide d’extraits (au sens chimique) d’Anne-Marie Albiach, d’Espitallier, de Valéry, Célan, et quelques autres. Cette confrérie épaule le texte, au prix sans doute d’une douloureuse capillarité. La pensée de la mort affronte la vision du devenir-défunt, et c’est dans cet intervalle que la poésie vient survivre. Vient déposer. 

« Depuis quand la peur est-elle une raison de ne pas affronter :

un face à front :

touché coulé touchant coulant le nœud le fond frappé des pieds

tête happant air air happé étouffant oxygène

— entendre le sifflement final

le bourdonnement dans l’eau »

L’élégie nécessairement contrariée qu’est Fragments du discontinu d’Isabelle Baladine Howald, demande apprivoisement, lenteur, concentration. Chaque page réinvente le flottement qu’est le « je pense donc je suis » de Descartes, lui restituant l'émoi qui peut-être lui fit défaut. Mais le corps, ici, demeure, il s’avance dans le restant, dans le partant, il est la jointure de ce qui sépare, le cœur du discontinu, son indicible secret.

« les pieds nus sur le sol froid un verre d’eau à la main regardant sans la voir une aube détrempe par la fenêtre comment est-ce que je dors contre un corps ou non quelqu’un pense-t-il à moi ego quand je dors   est-ce que je pense à toi quand je dors    quelqu’un d’autre pense-t-il : ‘comment est-ce que je dors’    y penses-tu en regardant  le noir »

Quelque chose noir – memento Roubaud – travaille ce court texte tourné vers l’adieu mais dévoré de lumière.


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Isabelle Baladine Howad, Fragments du discontinu, éd. Isabelle Sauvage, 13 €


mardi 15 septembre 2020

Empêcher l'eau: l'art du cela selon Albarracin

© André Masson
Faire de "cela" – du mot "cela", ce qu'il absorbe, ce qu'il émet – le nerf d'une pensée et d'une parole, seule la poésie en est capable. Prendre "cela" et ne plus le lâcher : tel est l'acte magique auquel se livre le poète Laurent Albarracin dans un recueil intitulé Cela. Ce mot, on le sent bien, est vague, prosaïquement vague, il semble échapper au descriptif, éviter toute conceptualisation, faire fi du moindre discours logique. Qu'est-ce que "cela"? Une sorte de "ça"? Un autre état du "ceci"? L'objet manquant? Toute la force équilibriste des poèmes de ce recueil consiste à re-créer le "cela" au moyen de courts textes qui, loin de saturer le "cela", lui permettent d'acquérir une étonnante et insoupçonnée tangibilité verbale. Profondément infini par essence, le "cela" devient, par la magie de la phrase albarracine, quelque chose contenant autre chose, comme un trou noir de parole susceptible d'en dire long, d'occuper à la fois l'espace des choses et celui du verbe, à la faveur de leur réverbération. 


Quantifiable, repérable, sujet aux mutations, le "cela" dont il est ici question et fait usage peut être tour à tout "un magnolia", des "choses, événements", "un âne qui brame"; cela peut aussi "prendre à la gorge", "un tremblement". Si Albarracin se joue de l'indéterminé, ce n'est pas par pure dérision. Son "cela", aussi métamorphique soit-il, est tout sauf un "n'importe quoi", et texte après texte la lecture finit par affiner en creux l'intelligence du cela:

"Cela n'a pas de nom. Cela n'a pas de réalité. Cela est ce qui n'ayant ni nom ni réalité nomme et réalise. C'est cela qui fait cela que tout est. Que tout est cela. Qui fait de ceci cela et de cela cela. Cela est comme une force qui se reçoit. Sitôt cela est, sitôt il est cela."

Le poème, s'il semble ici revêtir la langue philosophique, n'en reste pas à l'effet rhétorique. Le "cela" n'est pas prétexte: il devient le texte, sa matière même, et les analogies convoquées pour le rendre prégnant cessent d'être des analogies, de sorte que l'objet occupe le devant du texte, à la fois concret et abstrait:

"C'est la bouteille qui dresse l'eau dans un provisoire carcan, qui la tisse et la tresse en une forme potable, saisissable. C'est la bouteille quand elle construit la cabane de l'eau sur la table. C'est la bouteille qui tourne l'eau ainsi qu'un potier de l'eau. C'est cela aujourd'hui cela: la bouteille qui contient l'eau et la retient et l'empêche."

Empêcher l'eau: projet poétique, ou plutôt :: pratique poétique. Cela même. Surtout cela.

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Laurent Albarracin, Cela, éd. Rougerie, 2016

vendredi 11 septembre 2020

Laurent Albarracin : afficher son bond

Il y a chez Laurent Albarracin une façon faussement calme d'entrer dans les choses, afin d'en retourner le gant, une façon de les contraindre à s'adosser à elles-mêmes à l'intérieur même de leur nom, à faire, donc, que les mots, conviés à se trahir, entrouvrent au sein du langage une autre réalité où le sens, légèrement dévissé, n'a plus qu'à recommencer dans de mystérieuses fulgurances.

"L'eau / qui coule / s'emplit de sa fuite."

Chaque poème, au prix d'un dédoublement de l'image qu'est la chose, nous invite à penser autrement l'instabilité des éléments. "Chaque chose affiche son bond": cette irruption d'un autre même secoue le vers, et souvent chez Albarracin la répétition d'un terme nous permet d'envisager de front un certain vertige immobile. "Le nœud / noue la corde / à un nœud / dans lequel / la corde / se dénoue / en corde": à la différence d'un Ponge (ou peut-être dans son ombre) qui aime à décliner de l'intérieur les qualités ludiques de la chose-mot, Albarracin a davantage souci d'en préserver le secret en l'exhaussant.

Que ce soit dans la première partie de Le secret secret (Flammarion, 2012) ou plus éminemment encore dans Res rerum (Arfuyen, 2017), on sent bien que l'explosion fixe des choses relève, non sans ironie parfois, d'une alchimie concertée. C'est moins le secret que le secret du secret qui agite le poète. Comme si ouvrir et fermer le sens pouvait se faire en un seul mouvement, l'empathie et la méfiance se liguant pour ne pas laisser le mot rouiller dans son illusoire permanence. Albarracin, on le sent, cherche humblement à réinventer la façon de définir ce qu'on a sous les yeux – et sur la langue. Un désastre invisible a eu lieu, on a perçu des tremblements, des décalages, et il faut maintenant re-dire l'être de chaque atome. "La racine plonge dans la racine // La substance soutire / de la substance à la substance": ici, écrire est une opération, au sens presque algébrique, et dans le spectre du dépliement luit l'orbe noir d'un zéro. 

A cet univers en vive diffraction dont Albarracin ne cesse d'interroger la résistance, il convient d'ajouter l'impressionnante sensibilité – quasi synesthésique – dont font preuve ses lectures, réunies sous le titre (bien sûr) de Lectures, et parues récemment aux éditions Lurlure. Rapprochant sa méthode critique de la stratégie du bernard-l'hermite ou du coucou, Albarracin fait plus que se pencher sur des volumes parus entre 2004 et 2015. Il s'y introduit en nuance et intelligence, sait discerner ici une "montée de panique du poème" (chez Alice Massénat), là "retrouver dans l'exacerbation d'un geste destructeur une sorte de fraîcheur" (chez Cédric Demangeot). Une cinquantaine de livres sont ainsi visités, avec une bienveillance attentive qui n'empêche pas la réserve ou le doute. Qu'il s'agisse d'Yves di Manno, Ivar Ch'Vavar, Cécile Mainardi, Serge Pey, Ana Tot, et bien d'autres, le poète-critique se veut avant tout lecteur-poète. Il avance dans le texte, l'interroge, déplie ses perspectives, sans que jamais l'enthousiasme ou la fascination ne viennent brider la précision de sa lecture. Ce sont, à chaque fois, des leçons de clairvoyance. Comme il est dit dans Le secret secret: "Le voile est un déchirement sur les choses."

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Laurent Albarracin, Lectures, éditions Lurlure, 2020 (mais aussi Le secret secret, Res Rerum…)