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vendredi 11 avril 2014

De la traduction des arabesques

Dans la préface/entretien que j'ai donnée il y a peu à l'édition GF de Tristram Shandy, l'avant-dernière question était celle-ci:
"Quelle question auriez-vous aimé que l'on vous pose?"
Pensant qu'un peu de cabotinage ne dépareillerait pas l'ensemble, j'ai répondu ceci:
"Que pensez-vous de la traduction des deux pages noires par Charles Mauron? Vous semble-t-elle fidèle, ou estimez-vous qu'elle a commencé à grisonner légèrement avec le temps."
La réalité étant facétieuse, je suis tombé récemment sur un site qui se penche sur les différentes éditions/traductions du Shandy, et en particulier sur le traitement réservé au fameux "gribouillis" du chapitre IV du Livre IX – quand Sterne recourt à une fioriture graphique pour signifier le "moulinet" que décrit le bâton de Trim dans l'air (p. 637 dans l'édition GF). Eh bien, force est de reconnaître que cette arabesque a subi pas mal de métamorphoses au fil des éditions…
Lovis Corinth, Das Leben und die Meinungen von Herrn Tristram Shandy (1908)

Prager Lindo, Het leven en de gevoelens van den heer Tristram Shandy (1882)

J.A. Lopez de Letona, Vida y opiniones del Caballero Tristam Shandy (1985)    
La typographie comme art de la traduction? La question mérite d'être posée. Et l'on pourrait fort bien arguer que seule une édition validée par l'auteur établit la police de référence en matière de composition. Traduire un garamond en times serait alors de l'ordre de l'interprétation, voire du contresens. Mais n'en irait-il pas de même pour la mise en page elle-même? Guy Jouvet s'est quant à lui élevé – à raison, il est vrai – contre la traduction que fit C. Mauron du Tristram, où les fameux tirets shandéens n'ont pas été conservés. De même on pourrait s'interroger sur sur la version japonaise de la Maison des feuilles, de Danielewski.
La traduction serait-elle donc partout ? Et l'erreur et le subjectif d'éternelles et omniprésentes menaces? Imaginons une société où il serait tabou de dessiner des motifs dans l'air avec un bâton. Comment se débrouillerait-elle avec l'amusante arabesque de Sterne? En fait, s'interroger sur la traduction, c'est souvent s'interroger sur la matérialité même du livre, sa chair pensante, c'est redécouvrir à chaque fois que le mot de "translation" ne saurait désigner rien de mieux qu'un glissement, voire une glissade, à croire que le texte n'en finit pas de patatraser, de se casser la page, de se retrouver la marge à l'air. Si tout est contrainte, admettons alors que la liberté est sans cesse sollicitée – même le patient Ménard s'en est rendu compte. La fidélité absolue ne peut sans doute imposer sa loi que lorsque le texte cesse de se révolter…