Dans le dernier numéro du Matricule des Anges, l'écrivain Jérôme Ferrari – dont Actes Sud vient de publier le nouveau roman, Le Principe – répond aux questions de Thierry Guichard à l'occasion d'un passionnant dossier sur son travail.
Interrogé quant à une éventuelle "défiance vis-à-vis de la langue" qu'il ressentirait à chaque livre, J. Ferrari, qu'on sent concentré, arqué sur ses doutes, donne cette réponse :
"C'est une défiance absolument nécessaire. Une force est à l'œuvre dans le langage qui le fait tendre inéluctablement vers ce qui est rigide, mécanique et mort. […] l'effort spécifique de la littérature, comme celui de la philosophie, est de lutter contre cette momification, ou d'y échapper momentanément."
Retenons ici les adverbes "inéluctablement" et "momentanément", qui vont dans le sens, fragile, têtu, d'un "chuter mieux". L'écrivain n'habite pas la langue. Elle n'est pas sa demeure, ou alors peut-être sa prison. Il n'entend pas la langue comme un chant univoque dont il lui suffirait de moduler les refrains. La langue est vacarme, à la fois lierre et plastique, merde et dentelle, et souvent elle s'invite en complice pour mieux court-circuiter tout ce qui ressemble à un flux. La langue est plurielle, carnée, fumeuse, imprécise, goulue, sotte, sublime, asservie aux salives qui la servent. Je n'écris pas avec ma langue, mais contre toutes les langues mortes qui dansent en elle. Que dit la langue? Qu'on parle, qu'on dit, qu'on décrit, qu'on raconte, qu'on montre, qu'on révèle – alors que je sais bien, à force d'user mes claviers, qu'elle triche, refourgue, fend, prétexte, bruit, écarte, simule.
Ferrari, là encore, en discret deleuzien, ne dit pas autre chose quand il explique qu'un écrivain
"peut très bien avoir créé une fois quelque chose d'intéressant et le transformer en recette applicable à l'infini, comme si on se parodiait soi-même. Et on peut très bien faire ça spontanément, ce n'est pas une question d'honnêteté intellectuelle."
Ferrari touche là un point fondamental. Se parodier sans la moindre fourberie, mais sans oublier d'écouter le tremblement qui fait que les ruines qu'on édifie sont avertissement, onde à transformer. Quiconque écrit perçoit plus ou moins nettement le moment où ce qu'il réussit signe son échec. Ce n'est pas un moment t. Il n'y a pas de basculement. Le mouvement de l'œuvre n'est pas contemporain de son élaboration. D'où l'incandescente vigilance nécessaire pour non seulement survivre aux "lieux communs" mais ne pas créer d'autres lieux qui seraient, à force d'usage, trop communs à soi.
Cette double responsabilité – se méfier de la langue à la fois dans sa putassière consistance et dans l'usage subjectif qu'on en fait – contraint l'écrivain à d'incessantes gymnastiques. Le plan, il doit le plier. Le pli, il lui faut l'aplanir. Dès qu'il se sent trotter, hop : réapprendre à trébucher. S'il devient lucide: singer la myopie des choses. Faire un livre, c'est aussi savoir le défaire, défaire en lui ce qui trop cimente, soude, réunit. Face au divertissement,: la diversion.
Et c'est sans doute pour cette raison que nous aimons les livres qui sombrent, inéluctablement, dans la clarté de leurs doutes. Ils nous changent, de nous-mêmes et d'eux. Ils changent. Ils sont des changements.
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Ref. Le Matricule des anges, n°161, mars 2015, 6 € : Jérôme Ferrari, Le principe, Actes Sud, 16,50€
Photo © JJ Renucci)