lundi 20 août 2018

« Une fine feuille de papier tendue à cent mètres au-dessus du sol »


D’emblée, et brutalement, disons-le : l’écriture de la douleur est un risque majeur. Majeur, parce que l’une, l’écriture, n’a de cesse d’être happée par l’autre, la douleur, et qu’il s’agit là d’un combat en apparence inégal, la puissance concrète et palpable de la douleur menaçant à tout moment de faire le travail à la place de l’écriture, le rayonnement du faisceau d’affects pouvant à tout moment se substituer aux effets nécessairement contournés que vise la phrase. En prenant la décision, sans doute inévitable, sans doute nécessaire, de relater la mort de sa femme et son expérience du deuil, le poète Jean-Michel Espitallier ne s’est fort heureusement pas contenté de témoigner des ravages du vide, il a cherché, à chaque paragraphe, dans le pli de chaque phrase, à traiter sa douleur comme une entité le mettant au défi d’écrire l’effet de mort. « Ta mort m’a attaqué comme un chien enragé », écrit-il p.144 de La première année.

Contre la rage, donc, il écrit un livre des métamorphoses : mais ici, ce qui est sujet à métamorphose, c’est moins un être promu à de fabuleux avatars qu’une absence aux mues successives. Il s’agit donc d’inventorier, mais à vif, tous les signes qui disent et répètent la disparition. Les choses communes qui ne le seront plus. Les gestes non recommencés. Les objets désormais intouchés. Parfois, la phrase est brève, de l’ordre de la notation, façon de retenir au creux du poing le souvenir soit trop fugace soit trop acéré – « Cette grande chose qui vient ». Parfois elle ausculte l’empreinte du souvenir dans la forme absente. Chaque jour, chaque heure qui passe éloigne celui qui reste de celle qui est partie. Chaque heure, en menaçant d’alléger la douleur, menace d’effacer les contours de celle dont la mort est douleur. Espitallier ne tait rien de l’étrange complaisance qui oblige à prendre ses repères dans le manque, la peine. Il dit le trivial et le mystérieux, la larme qui brouille autant que l’œil qui continue de fixer.

La mort de l’aimée est vécue. Vécue comme un cataclysme et une expérience. Que faire d’une mort imposée ? Comment la penser ? Y survivre ? Se mesure-t-elle à des sensations indistinctes, des détails précis, quels sont ses modes d’assaut, comment réagir face à ses ruses imparables ? Si la mort de l’être aimé laisse démuni, alors comment habiter ce dénuement ?
« Ma cohérence est instantanément fragmentée, explosée. Mon intégrité fracturée. Je suis désossé. Nu. L’unité de ma personne ressemble aux pièces d’un puzzle dérangé. Sans temps ni lieu. Et pourtant nous vivons un hyper-temps, dans un hyper-lieu ».
A la fois cruellement dévasté et profondément conscient, Espitallier, tel un prisonnier traçant des traits sur le mur de son cachot, s’efforce de rendre chaque trait unique, important, à la fois trace témoin et échelon à partir duquel se hisser. Affrontant un quotidien qui semble déparé de sa chair, il travaille son deuil comme une matière rétive, refusant de laisser cette matière céder aux lois de l’informe. « Comment te continuer (te faire vivre) dans le rituel ? » La première année est un récit bien sûr bouleversant, mais s’il bouleverse, ce n’est pas seulement parce qu’il cartographie le deuil et ses environs, mais parce qu’il fait de cette cartographie une expérience d’écriture d'une formidable acuité : à la sidération induite par la perte correspond – non : répond – un désir : « Me reconstruire avec du déconstruit (Osiris). » Cette leçon de survie, Espitallier nous la livre avec une simplicité, une lucidité et une générosité qui ne peut qu’ébranler. Mais cet ébranlement, qu’il nous donne en partage, permet d’appréhender l’irréparable et d’entendre battre, entre les lignes de l’élégie, le sang de la résistance.


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Jean-Michel Espitallier, La première année, éd. Inculte, 17,90€