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mardi 25 février 2020

Eloge de la pulsation: A l'Ouest d'Olivia Grandville

A l'Ouest – spectacle de danse signée Olivia Grandville qu'on peut voir actuellement à Paris au Théâtre de la Bastille jusqu'au 29 février – est né de l'entrecroisement ou plutôt de la collision de divers projets et événements. Au départ, il s'agissait d'échafauder à partir de la musique de l'artiste new-yorkais Moondog, mais au travail que faisait ce dernier sur la musique des pow-wow est venue se greffer l'histoire politique, à partir d'une manifestations de peuples indiens à Standing Rock. Le spectacle, bien sûr, ne se résume par la fusion de deux intentions – procéder à des variations chorégraphiques sur le pow-wow et réfléchir par l'image et le geste à la tentation de l'appropriation culturelle qui nous habite plus ou moins consciemment. Il fait vite éclater le carcan folklorique et la réflexion culturelle, pour offrir un vertige dansé, où le corps amérindien est traversé par d'autres pulsions rythmiques (hip-hop, danse bretonne, etc).

Sur scène, autour d'un igloo en treillis métallique que viennent enneiger des bâches de plastique transparentes et au centre duquel brûle doucement le feu d'un téléviseur bloqué sur un paysage emblématique, cinq femmes – cinq esprits en quête de transe – martèlent la terre au son d'une musique (composée par Alexis Degrenier) qui procède par nappes et tourbillons, alentissements et vrilles. Des devenirs animaux traversent ces corps; les jambes, qui au début cisaillent l'espace tels des fléaux battant le blé (il s'agit de préparer le sol où danser en aplatissant l'herbe – la grass-dance est un des schèmes du pow-wow), deviennent vite des pattes d'étranges oiseaux – les danseuses portent un haut noir et frangé doré d'une cagoule à visière, un passe-montagne qui rend les visages indistinct, elles alternent et combinent plus d'une vingtaine de pas, s'esquivant toujours, chacune traversée par une expérience unique que chaque autre pourtant explore à l'identique. Electrons, élans, forces magnétiques et telluriques, possession et délivrance: la chorégraphie invoque tous les élémentaux, fait des corps une constellation fiévreuse d'échos physiques. Sidération, tremblement – et mystère.

Œuvrant de tous leurs membres à marquer autant que repousser le sol, s'inventant méduses noires pour mieux fluidifier l'espace scénique, traquant l'envol dans la répétition, chaque corps dansant s'efforce de nous rendre visible la musique invocatoire héritée de Moondog. Libres de saturer le cercle du monde à force de pulsations, les corps danseurs – on pourrait presque parler ici de "corps dansés" – finissent par incarner totalement les cadences qui les animent, et ce dans une spirale combinatoire qui aboutit à une expérience souverainement chamanique. L'énergie semble inépuisable, et ce spectacle qui pourtant ne dure qu'une heure semble s'affranchir du Temps pour n'être plus que l'arpentage vertigineux d'un monde nié. (A l'issue de la représentation, un court film vient rappeler la colère amérindienne et les exactions commises par l'Eglise chrétienne – histoire de, là encore, marteler le sol de la mémoire avec une histoire brisée qui n'est pas finie.)

A l'ouest, spectacle de danse d'Olivia Grandville – avec Lucie Collardeau, Clémence Galliard, Olivia Grandville, Tatiana Julien et Marie Orts.
Théâtre de la Bastille, tous les soirs sauf le mercredi (relâche) à 21h jusqu'au 29 février.

lundi 14 octobre 2013

Quand la langue déborde

Demain mardi 15 octobre, à 20h,  je participerai à une rencontre croisée avec l'écrivain américain Percival Everett à la Maison de la Poésie (passage Molière, 157 rue Saint-Martin, 75003) – l'ami Percival  était d'ailleurs ce week-end à Bordeaux pour plusieurs rencontres dans le cadre du festival Lettres du Monde.
La rencontre sera animée par Sophie Joubert. C'est payant: 5€ (mais comme on est deux pour le prix d'un, on peut dire que c'est quasiment les soldes d'automne…). Gratuit si vous êtes adhérent. Le thème: les "débordements de la langue". Voici d'ailleurs le "pitch" concocté par la Maison de la Poésie à cette occasion:
"Déjouer les attentes du lecteur, s'emparer d'un genre pour le faire éclater, pousser le langage à son point de rupture, voilà ce qui lie l'auteur-traducteur Claro et l'écrivain américain Percival Everett. Romancier protéiforme, Percival Everett explore les possibilités offertes par le western, le polar ou l'autobiographie (Effacement, Pas Sydney Poitier, Montée aux enfers) pour en révéler les mécanismes dans un dévoilement toujours empreint d'ironie. Le rapport au langage est sans cesse mis en question, les mots se « cannibalisent », selon l'expression de Claro, lui-même traducteur d'une littérature américaine du débordement (Danielewski, Gass, Vollmann...). L'auteur de Livre XIX, CosmoZ, Madman Bovary aime à emmener le lecteur dans une traversée vertigineuse des lieux et des époques, son écriture explosive explorant les travers de l'âme humaine tout en faisant éclater les conventions romanesques. Dialogue autour de deux écritures hors-normes."
Venez très beaucoup ! (On vous promet de ne pas déborder sur l'horaire.)
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Photo: © Hassen Haddouche

mardi 10 septembre 2013

Poétique du pluriel: Message reçu

Vincent Message publie jeudi aux éditions du Seuil un passionnant essai sur ce qu'il nomme "les romanciers pluralistes" (c'est le titre de son essai), en l'occurrence Robert Musil, Carlos Fuentes, Thomas Pynchon, Salman Rushdie et Édouard Glissant.
    On a tout de suite pensé à un autre ouvrage, paru en 1989 aux Etats-Unis, signé Tom LeClair, intitulé The Art of Excess, dans lequel LeClair se concentrait sur quelques romanciers américains (Pynchon, Heller, Gaddis, Coover, McElroy, Barth et LeGuin), reliés entre eux, selon lui, par ce qu'il appelle la "maîtrise" (mastery) – maîtrise des domaines culturels, des moyens narratifs et du lecteur. Bref, des livres prenant en compte la façon dont "la multiplicité et la grandeur créent de nouveaux rapports et de nouvelles proportions au sein des personnes et des identités". Mais là où LeClair explorait les arcanes de l'excès, le traitement de l'information, la compréhension du système, Vincent Message, lui, prend pour objet des entreprises romanesques, certes elles aussi "monstrueuses", mais qui "allient une diversité interne déroutante à un intérêt soutenu pour la diversité du réel politique et social". 
    Héritiers d'une tradition (perdue? retrouvée) qui remonterait à Cervantes et Rabelais, ces "romans du nous" ont tenté, pour reprendre l'expression de Deleuze, "à faire conspirer tous les éléments d'un ensemble non homogène". L'essai de Message vise donc à étudier en quoi ces "romans hétérogènes" finissent par élaborer ce que Fuentes appelait une "subjectivité collective". Et dégage quelques caractéristiques d'importance: ces romans sont réactifs (ils se confrontent aux crises), non réalistes, mondialistes, maximalistes (ce qui les lie à la tradition de la satire ménippée, si l'on suit Bakhtine), spéculatifs, ambitieux (et difficiles).
    Un des grands mérites de l'essai de Vincent Message est de non seulement convoquer la philosophie mais de monter que les écrivains mêmes dont il parle participent également d'un travail philosophique. L'autre grand mérite, outre la rigueur des analyses auxquelles se livre l'auteur, est de se pencher sur le cas Pynchon, romancier fort peu commenté et étudié en France. A cet égard, les pages sur la "stratégie périphérique" de Pynchon dans L'Arc en ciel de la gravité sont lumineuses.
    Expérimentation: le mot figure dans l'essai de Message, et ce dernier en définit très intelligemment et très subtilement les enjeux:
"[…] cet esprit d'expérimentation prend un relief singulier dans les romans pluralistes. Sans doute cela tient-il au fait que la catégorie de possible y joue un rôle charnière, en conjoignant l'intérêt des auteurs pour les enjeux de la science moderne et leur goût non moins marqué pour la pensée utopique." (p.199)
Un des concepts clés de l'essai est celui du choix considéré dans sous l'angle du vertige, un concept que Message développe et enrichit par d'autres concepts, comme le nomadisme, la fuite, l'inidentifiable, qu'il emprunte à Ricœur et Deleuze. D'où l'intérêt d'en revenir par exemple, comme il le fait, à Flaubert et à Bouvard et Pécuchet, personnages "compulsifs et versatiles", qui permettent de comprendre ce que sont les nouveaux personnages imaginés par exemple par Musil, Fuentes, etc. Tout au long de cet essai se construit donc (et s'affine) une "poétique pluraliste" axée entre autre sur la "quête de la singularité esthétique", poétique que Message cherche également chez d'autres auteurs que les cinq étudiés, ce qui fait de son livre un guide (virgilien?) indispensable pour s'aventurer dans cet enfer sur terre qu'explorent et refaçonnent les grands magiciens de la fiction plurielle.
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Vincent Message, Romanciers pluralistes, éd. du Seuil,  26€