Cédric Demangeot est mort il y a deux nuits.
De tous les poètes contemporains, vivants, brûlants, c'est sans doute celui qui m'a fait la plus forte impression. Ecrivant cela, j'aimerais que cette formule, si convenue – la plus forte impression – puisse être entendue comme pour la première fois, dans sa précision sensible : la plus forte impression. Une marque, telle que très peu d'écrivains sont en mesure de laisser, sur la mémoire, la préhension de la langue, l'irritabilité du corps. Le sentiment de reconnaître, dès les premières avancées dans son œuvre, une sorte de double, d'écho, et cette sensation qu'un autre écrit ce que vous auriez dû écrire, l'écrit pour vous, et en quelque sorte, malgré lui, avec vous.
Poésie sans concession, qui prend en charge la scission du moi, son déséquilibre, son incessante tauromachie avec le langage, poésie affranchie des tâtonnements formels, suffisamment fluide pour investir la prose, la maxime décalée, le vers brisé. Poésie en dialogue frontal avec la mort, en résonance profonde avec les "suppôts et suppliciations" d'Artaud, poésie des heurts et ruptures sonores, capable aussi bien du limpide, de l'écorché que du ramdam des organes:
"et la phrase hoquetée, ho
rrible, ex
ténuée de cela : mourir"
Habitée par une angoisse confessionnelle, essentielle, à l'instar de la poésie de Mathieu Bénézet, œuvre travaillée par des rages nécessaires, de précises griffures, l'œuvre éclatée-éclatante de Cédric Demangeot se tient à l'écart, isolée, violente, en elle vibre un refus qui est ce par quoi elle brise les cases et parle directement à nos consciences carnées.
"certains
morceaux de mon corps
ne sont jamais venus à la vie
ils sont restés
enfermés dans la nuit
du corps de ma mère
on ne les a
jamais retrouvés"
La lecture de Un enfer et Une inquiétude, tous deux parus chez Flammarion dans la collection d'Yves di Manno, reste un de mes plus grands chocs de ces dernières années, tout comme les magnifiques Pour personne et Le poudroiement des conclusions, publiés par l'indispensable L'Atelier contemporain. Il faudra du temps, sans doute, pour qu'on prenne la mesure de ce poète à part – "à part", c'est-à-dire, écarté, écartelé, têtu, tenace. Cédric Demangeot était également traducteur et éditeur des éditions Fissile, ainsi que peintre. Il s'est frotté aux œuvres de Niconor Parra et Leopoldo Maria Panero, aux sonnets de Shakespeare, à des auteurs tchèques (Zabrana, Chlibec…), bengali… Les éditions Flammarion annoncent pour l'année 2021 la sortie d'un recueil intitulé Promenade et guerre. Vous voyez, il écrit encore. Cédric écrit encore, et toujours. "Ecrire est une famine", est-il dit dans Le poudroiement des conclusions. Mais aussi: "Et si la ruine du monde nous retrempait finalement la langue". Retremper la langue: ce travail de gorge et de forge, Demangeot l'a mené au bout de sa vie, sans faillir.
(Lundi dernier, je m'étais dit que j'allais lui envoyer un texte, un signe, quelque chose qui ressemblerait à une main qu'on tend, ou qu'on tord, un pauvre sonnet amputé. Je n'ai pas osé. Mais il n'est jamais trop tard, car sinon tout est vain:)
— à Cédric Demangeot
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A lire, donc:
- Autrement contredit, Montpellier, Fata Morgana, (1998)-2014.
- & cargaisons, Montpellier, Grèges, 2004.
- Obstaculaire, Atelier La Feugraie, 2004.
- Malusine, Montpellier, Grèges, 2006.
- Ravachol, Montpellier, Barre parallèle, 2007.
- Eléplégie, Atelier La Feugraie, 2007.
- & ferrailleurs, Montpellier, Grèges, 2008.
- Philoctète, Montpellier, Barre parallèle, 2008.
- Érosions suivi de Degré noir, avec un dessin de Thomas Pesle, coll. " L'oracle manuel", éd. S'Ayme à bruire, 2009.
- Sale temps, Atelier La Feugraie, 2011.
- Une inquiétude, Paris, Flammarion, 2013.
- Psilocybe, Montpellier, Éditions Grèges, 2013
- Un enfer, Paris, Flammarion, 2017.
- Pour personne, Paris, L'Atelier contemporain, 2019.
- Le Poudroiement des conclusions, dessins d'Ena Lindenbaur, Paris, L'Atelier contemporain, 2020.
- Promenade et guerre, Paris, Flammarion, 2021.