vendredi 29 janvier 2021

Cédric Demangeot: la plus forte impression

Cédric Demangeot est mort il y a deux nuits.

De tous les poètes contemporains, vivants, brûlants, c'est sans doute celui qui m'a fait la plus forte impression. Ecrivant cela, j'aimerais que cette formule, si convenue – la plus forte impression – puisse être entendue comme pour la première fois, dans sa précision sensible : la plus forte impression. Une marque, telle que très peu d'écrivains sont en mesure de laisser, sur la mémoire, la préhension de la langue, l'irritabilité du corps. Le sentiment de reconnaître, dès les premières avancées dans son œuvre, une sorte de double, d'écho, et cette sensation qu'un autre écrit ce que vous auriez dû écrire, l'écrit pour vous, et en quelque sorte, malgré lui, avec vous.


Poésie sans concession, qui prend en charge la scission du moi, son déséquilibre, son incessante tauromachie avec le langage, poésie affranchie des tâtonnements formels, suffisamment fluide pour investir la prose, la maxime décalée, le vers brisé. Poésie en dialogue frontal avec la mort, en résonance profonde avec les "suppôts et suppliciations" d'Artaud, poésie des heurts et ruptures sonores, capable aussi bien du limpide, de l'écorché que du ramdam des organes:

"et la phrase hoquetée, ho

rrible, ex

ténuée de cela : mourir"

Habitée par une angoisse confessionnelle, essentielle, à l'instar de la poésie de Mathieu Bénézet, œuvre travaillée par des rages nécessaires, de précises griffures, l'œuvre éclatée-éclatante de Cédric Demangeot se tient à l'écart, isolée, violente, en elle vibre un refus qui est ce par quoi elle brise les cases et parle directement à nos consciences carnées. 

"certains

morceaux de mon corps

ne sont jamais venus à la vie

ils sont restés

enfermés dans la nuit

du corps de ma mère

on ne les a

jamais retrouvés"

La lecture de Un enfer et Une inquiétude, tous deux parus chez Flammarion dans la collection d'Yves di Manno, reste un de mes plus grands chocs de ces dernières années, tout comme les magnifiques Pour personne et Le poudroiement des conclusions, publiés par l'indispensable L'Atelier contemporain. Il faudra du temps, sans doute, pour qu'on prenne la mesure de ce poète à part – "à part", c'est-à-dire, écarté, écartelé, têtu, tenace. Cédric Demangeot était également traducteur et éditeur des éditions Fissile, ainsi que peintre. Il s'est frotté aux œuvres de Niconor Parra et Leopoldo Maria Panero, aux sonnets de Shakespeare, à des auteurs tchèques (Zabrana, Chlibec…), bengali… Les éditions Flammarion annoncent pour l'année 2021 la sortie d'un recueil intitulé Promenade et guerre. Vous voyez, il écrit encore. Cédric écrit encore, et toujours. "Ecrire est une famine", est-il dit dans Le poudroiement des conclusions.  Mais aussi: "Et si la ruine du monde nous retrempait finalement la langue". Retremper la langue: ce travail de gorge et de forge, Demangeot l'a mené au bout de sa vie, sans faillir.

(Lundi dernier, je m'étais dit que j'allais lui envoyer un texte, un signe, quelque chose qui ressemblerait à une main qu'on tend, ou qu'on tord, un pauvre sonnet amputé. Je n'ai pas osé. Mais il n'est jamais trop tard, car sinon tout est vain:)


                                                     — à Cédric Demangeot



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A lire, donc:

  • Autrement contredit, Montpellier, Fata Morgana, (1998)-2014.
  • & cargaisons, Montpellier, Grèges, 2004.
  • Obstaculaire, Atelier La Feugraie, 2004.
  • Malusine, Montpellier, Grèges, 2006.
  • Ravachol, Montpellier, Barre parallèle, 2007.
  • Eléplégie, Atelier La Feugraie, 2007.
  • & ferrailleurs, Montpellier, Grèges, 2008.
  • Philoctète, Montpellier, Barre parallèle, 2008.
  • Érosions suivi de Degré noir, avec un dessin de Thomas Pesle, coll. " L'oracle manuel", éd. S'Ayme à bruire, 2009.
  • Sale temps, Atelier La Feugraie, 2011.
  • Une inquiétude, Paris, Flammarion, 2013.
  • Psilocybe, Montpellier, Éditions Grèges, 2013
  • Un enfer, Paris, Flammarion, 2017.
  • Pour personne, Paris, L'Atelier contemporain, 2019.
  • Le Poudroiement des conclusions, dessins d'Ena Lindenbaur, Paris, L'Atelier contemporain, 2020.
  • Promenade et guerre, Paris, Flammarion, 2021.

mercredi 20 janvier 2021

Jusqu'à l'eau : Calleja prend la fuite et la retourne

Je ne sais pas si la joie se mesure en centimètres, a priori j'aurais dit qu'elle pesait son kilo de plume et de plomb, mais le fait est que le texte d'Arno Calleja – La mesure de la joie en centimètres – fonctionne à un charme qu'il n'est pas aisé de définir. C'est un récit, et comme tous les récits qui se respectent, il laisse couler le flux de la narration, on le suit, on se laisse porter, même si on sent très vite que ce qui fuit ne fuit pas forcément dans le sens supposé.

Le narrateur retrouve, des années plus tard, un certain Benoit, qui semble avoir décollé du plancher, un drôle de type qui est en ligne directe avec dieu, et tant qu'à faire avec les morts. Benoit ne fait que retranscrire ces échanges avec les au-delà, tout juste s'il mange, à peine s'il boit. Le narrateur, lui, bosse chez Leroy-Merlin, et essaie de garder la forme en fumant sur un rocher face à la mer (on est à Marseille). Les deux passent du temps ensemble, mais ce n'est pas non plus on se tape dans le dos, on se dit tout. Non. Ici, ne compte que ce qui n'est pas dit, ou dit entre les parenthèses d'une possible psychose. Et tout le sel du récit réside dans l'effet de balançoire entre le récit du narrateur, qui n'est pas franchement rompu à la chose écrite, et l'introspective aventure que vit le saint Benoit, intercesseur des morts. Car le narrateur, lui, ne sait pas écrire. Et pourtant c'est son écriture qui nous retient, car Arno Calleja, plutôt que d'adopter une maladroite oralité écrite, a opté pour un style privé de virgule et pourtant doté de souffle, quelque chose d'habilement bégayant, de subtilement redondant, au prix d'une syntaxe savamment boitillée:

"Je ne pouvais pas décrire ma pensée en une phrase de pensée. Je ne pouvais décrire que des choses vécues et descriptibles de ma journée dans une phrase inintéressante mais que je me forçais pourtant de noter dans mon cahier."

Le narrateur est prévenant. Il s'obstine. Il assiste, écoute, supporte. Benoit, lui, végète dans les nues de son spiritisme abscons. Un équilibre est atteint, qui ne peut durer. Le récit nécessite une fêlure: ça tombe bien, voilà qu'une fuite, partie de chez Benoit, traverse transperce réveille les étages en dessous. Réparer? Le lecteur a compris que la réparation n'était pas à l'ordre du jour, ni de la nuit. L'échange des fluides entre Benoit et le narrateur étant faussée d'emblée, ce qui se produit au niveau des canalisations ne saurait apporter de solution. De l'eau fuit, certes, mais dans quel sens? Où va le récit? Monte-t-il vers l'innommé ou descend-il vers le peu de réalité?

En moins de cent pages, Arno Calleja, sans effet de manche, en tenant la note juste, nous entraîne dans un sillage qui devient fêlure. Benoit est-il l'émissaire de dieu? Croit-on vraiment qu'un récit puisse répondre à cela. Autre chose est en jeu. La folie est contamination, mais jusqu'où? 

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Arno Calleja, La mesure de la joie en centimètres, éditions vanloo, 14 €

vendredi 15 janvier 2021

Service des manuscrits (et gorgonzola)



Depuis lundi, j'ai rejoint les éditions Inculte en tant qu'éditeur associé. En gros, je dois apporter des projets et les suivre, essentiellement dans le domaine français. C'est la première fois de ma vie que je travaille dans un bureau autre que le mien, et je découvre donc la vie de bureau. Et je peux vous dire que ces histoires de colliers de trombones sont un mythe. Chez Inculte, pas un seul trombone en vue, sans doute une histoire de budget ou de rejet des matières métalliques convolutées. En revanche, des tas de manuscrits déposés ou envoyés. Première constatation: les personnes qui envoient des manuscrits facilitent grandement la tâche à l'éditeur en y joignant une lettre dissuasive.

Dans cette lettre, ils exposent souvent leur projet ("C'est l'histoire d'un cadre qui perd les pédales"), le commentent ("Il s'agit d'un monologue s'inscrivant dans la lignée de Joyce et Faulkner"), expriment des espoirs, partagent des engouements ("J'ai beaucoup aimé le livre de X que vous avez publié"). Bref, ils réduisent leur texte, neuf fois sur dix, à son histoire et/ou à ses enjeux. Il faut, reconnaissons-le, un peu-beaucoup de conscience professionnelle pour oser s'aventurer dans la lecture d'un texte qui est présenté comme "un réquisitoire virulent sous forme romanesque de la condition des ¨¨¨dans le monde d'aujourd'hui, traité avec ironie". Mais on se lance quand même parce qu'on ne sait jamais. Et neuf fois sur dix, hélas, l'auteur a dit vrai dans sa lettre. Son texte n'est que ça. L'histoire de. Sur fond de. Alors forcément, les textes livrés sans notice attirent l'œil (mais je vous voir venir, vous vous dites, ouh-là, arrêtons de joindre des lettres!).

La vraie question qui se pose à l'éditeur-lecteur est: combien lire de pages d'un manuscrit avant de le refuser? La première page, voire le premier paragraphe semblent parfois suffire. Mais ça ne serait pas correct. Peut-être Marc Levy va-t-il se transformer en Claude Simon à la page 12 ? Pourtant, on se dit qu'un auteur a tout intérêt à soigner particulièrement ses premières pages, que la grammaire n'est pas un don du ciel, qu'écrire que "sa jupe le regardait par en dessous" est peut-être une façon ingénieuse de lier introspection et lingerie intime. Mais bon, malgré tout, on insiste. On a l'impression de perdre alors son temps, mais comme on est payé au lance-texte, on se dit qu'on est si ça se trouve en train de le gagner. De la gagner à le perdre? Statistiquement, on se doute bien que les chances de tomber sur le prochain Guyotat sont de 0,0000001%. Mais ça serait dommage de le rater. On s'installe, nerveux, dans le "on-ne-sait-jamais". Tout ça pour dire que le travail d'éditeur – je parle ici de la partie chasseur-cueilleur – s'inscrit dans un vivant paradoxe: lire de l'impubliable afin de mieux comprendre ce qui l'est. Heureusement, le travail ne se réduit pas à ce boulot de joyeux fossoyeur. Il y a des argus à écrire, des quatrièmes de couverture à rédiger, des textes sur lesquels travailler, des téléphones à ne surtout jamais décrocher. La machine à café à défoncer à coups de latte.

Et puis, parfois, un manuscrit arrive, humble d'apparence, paré d'un titre quasi mutique, dépassant à peine les cent mille signes. Passé les cinq premières lignes, vous comprenez qu'il se passe quelque chose. Vous n'êtes plus en train de humer un manuscrit mais de lire un presque livre. Les mots ont soudain une densité propre à la phrase qui les génère, la phrase semble s'écrire sous vos yeux, un demi-monde brumeux gagne en clarté, des zones d'ombres tiennent à rester ombreuses, votre lecture paraît engendrée par ce que vous lisez (et non l'inverse). Vous êtes dedans. Vous êtes à la fois un peu perdu et très intrigué. Il se passe quelque chose. Une langue autre vous a pris de court. Vous êtes à la page 25 et le temps n'a pas passé comme il passe neuf fois sur dix. Le temps a changé: sa durée, sa cadence. Bien sûr, il y a des choses qui vous dérangent, le stylo vous démange, mais aucune de ces contrariétés ne ralentit votre lecture, au contraire, vous sentez que le texte est toujours vivant, peut encore se transformer. Vous n'avez pas perdu votre temps: votre temps s'est changé en espace, l'espace du livre à relire, travailler, publier, soutenir. [Dans le cas précis, le texte s'appelle Vassili (mais vous voulez changer le titre, vous voulez que le texte s'appelle Lisez-moi nom de Dieu), et l'auteur Bertrand Schmid (vous voulez le garder).]

Ah, j'oubliais. Le grand avantage de travailler aux éditions Inculte quand vous habitez à Reuilly-Diderot, c'est qu'entre les deux il y a le marché d'Aligre, et dans le marché d'Aligre il y a la fromagerie Hardouin. Mais c'est une autre histoire. Cela dit, si vous aimez le gorgonzola à la louche, n'hésitez pas.