Le Tramway est le dernier "roman" publié par Claude Simon. Il a paru en 2001.
Texte incroyable de virtuosité et d'acuité sensorielle, qui joue à cache-cache avec l'œuvre de Proust tout en épousant sa prose en poussant et décalant le mimétisme syntaxique jusqu'à ses limites classiques et au-delà.
Si Proust est présent d'emblée, par le truchement d'un exergue,
"… l'image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif",
il s'absente aussitôt pour ne revenir qu'aux pages 54 à 57, lorsque Simon se penche sur la mise au ban des pratiques homosexuelles dont parle Proust. Intermittence du sujet proustien, qu'il convoque sur une question apparemment sans lien avec le motif du tramway. Car si tout le texte de Simon est une noce syntaxique avec la matière proustienne, ayant pour socle cet objet mobile qu'est le tram, on peut s'étonner que la résurgence du nom de Proust ait lieu à seules fins d'établir un lien entre l'homophobie dans la Recherche et celle sous-jacente dans la société de Perpignan au début du vingtième siècle. Mais c'est peut-être parce que le tramway, justement, est autre chose qu'un tramway: une machine de vision, un engin redoutable permettant non seulement de relier des points éloignés mais également de faire se succéder les points de vue. Or le trajet même du tramway ne cesse de conduire le lecteur d'un point séminal – celui de la maison maternelle – à une extrémité fantasmatique – le cinéma du centre-ville avec sur les affiches
"les gigantesques visages de femmes échevelées, aux têtes renversées et aux bouches ouvertes dans un cri d'épouvante ou l'appel d'un baiser".
Un trajet, donc, qui part de la mère (bientôt disparue) mais aussi de la "bonne" (qui brûle des rats) pour, au terme d'un voyage à la fois architectural et temporel, physique et mental (le narrateur y raconte sa maladie, quand il se retrouve connecté à un autre engin, médical celui-là…) aboutir à ce monde de l'illusion projetée dont on sait l'importance chez Proust (avec, par exemple, les lanternes magiques).
En revanche, Claude Simon s'abstient scrupuleusement d'établir un lien entre son tramway et celui que Proust, à une vingtaine d'endroits dans la Recherche, fait rouler sur sa page. Car Proust évoque à plusieurs reprises le "fatidique tramway" que le jeune Claude rate parfois au sortir de l'école, comme si l'engin cherchait à l'empêcher de retrouver le domicile maternel, où l'attend, à terme, la mort de sa génitrice.
Que nous dit Proust du tramway? Qu'en fait-il? Oh, il évoque son timbre, qui "résonnait comme eût fait un couteau d'argent frappant une maison de verre", le silence qui suit "son roulement" et qui lui semble "parcouru et strié par une vague palpitation musicale". Mais surtout, et ce à trois reprises, Proust revient sur un point très particulier: le tramway comme meilleur moyen d'observer une peinture de Franz Hals ("[…] Hals qu'il aurait fallu voir d'un tramway"), écrivant ceci:
"Mais quand même vous n'auriez eu qu'un quart d'heure c'est une chose extraordinaire à avoir vue que les Hals. Je dirais volontiers que quelqu'un qui ne pourrait les voir que du haut d'une impériale de tramway sans s'arrêter, s'ils étaient exposés dehors, devrait ouvrir les yeux tout grands."
Cette surprenante hypothèse, que Proust par ailleurs mitige (il écrit qu'elle était fausse mais qu'elle lui fut précieuse par la suite), nous renvoie bien évidemment à Potemkine faisant construire sur les rives du Dniepr de faux villages afin que Catherine II s'illusionne sur leur prospérité. Le train comme façon de voir sans voir, véhicule du faux-semblant… Car comment imaginer que la vitesse puisse aider quiconque à mieux voir un tableau de Hals, peintre par excellence du portrait, et du portrait qui plus est regardant. Mais ce n'est peut-être là qu'un paradoxe, et l'humanité présente chez Hals serait alors projetée sur le sujet mobile qui verrait ainsi dans celui qui le voit passer un reflet de sa propre instabilité (les sujets halsiens étant souvent penchés, comme déstabilisés, emportés dans une diagonale de fuite…).
Retour à Claude Simon, qui justement utiliser le tram pour "voir" vraiment, derrière le déroulement du paysage urbain, la vérité sociale à l'œuvre derrière les façade, substituant ainsi au tramway réel (qu'il lui faut attraper à tout prix pour rentrer) un tramway syntaxique, depuis lequel contempler la prose d'un monde disparu, en réussissant en outre le poignant exploit de ressusciter la magie proustienne dans ce qui est à la fois hommage et clôture. Un retour à l'enfance via le maître juste avant de s'en aller.