samedi 17 octobre 2015

Les prix littéraires font-ils mal ?

Eh oui, le samedi, ce moulin à paroles qu'est le Clavier Cannibale se change en éternel retour et inflige à ses lecteurs consentants d'anciens posts, histoire de remettre les pendus à l'heure… Celui-ci date du 24 août 2010 et on espère qu'il fait encore du bien là où il passe…

Tout écrivain digne de ce nom, et à plus forte raison, indigne de celui-ci, devrait lire, ou du moins prétendre avoir lu – car la mauvaise foi a ici droit de cité – Mes Prix littéraires, dernier ouvrage paru du génialissime et néanmoins posthume Thomas Bernhard.

Achevé en 1980, ce recueil de courts chapitres traitant des diverses distinctions dont écopa l’auteur de Gel a plus d’un mérite. Certes, l’exercice consistant à critiquer, pour ne pas dire moquer, des prix qu’on s’est vu discerner peut paraître périlleux, mais il faudrait être sourd et aveugle pour reprocher à Thomas Bernhard de cracher dans la soupe, car la soupe, précisément, il la prépare à sa façon et nous la fait boire, non comme on prend un bouillon, mais comme on sirote un philtre aux effets encore inconnus. Car ce que raille l’auteur, c’est moins l’inévitable ambiance « comices agricoles » qui sied à des cérémonies souvent parrainées par l’Etat (du moins est-ce le cas, semble-t-il, en Autriche, cette autre France) que la dose de vanité que sniffe un écrivain.

Bernhard réussit le triple exploit de se gausser de pantalonnades dont il est le figurant convié, de sonder les ambiguïtés de l’orgueil et d’entraîner le lecteur dans de solitaires digressions, où, au détour d’un trait cocasse, surgit l’émotion, comme si elle avait attendu que s’étiolent les applaudissements de rigueur pour, en toute ingénuité, nous présenter son pur visage.

Ce livre est  affaire de morale, et si cela ne va pas de soi, cela y retourne, car c’est dans le soi qu’évolue et résiste Bernhard, pas tant dans l’ego vitreux à travers lequel autrui croit l’apercevoir, mais dans ce soi caverneux où les meubles qu’il faut déplacer doivent avant tout être fabriqué à la force du poignet et sans l’aide d’aucune lumière. La question pour l’auteur n’est donc pas tant de comprendre pourquoi ses pairs l’ont jugé « digne » de lauriers plus ou moins nauséabonds ou dotés, lui qui place ses mérites ailleurs que sur le terrain de la consécration officielle, mais plutôt d’effeuiller avec malice le fragile pissenlit de la vanité afin de laisser la conscience, dûment rabrouée, errer dans d’autres interzones autrement plus stimulantes que celle des remises de prix.

Et l’on retrouve alors, sous la plume aigre-douce de Bernhard, les divers orbes laissés par la pierre de solitude, cette manie faussement gênée d’autopsier certains souvenirs, ce refus d’honorer la concession d’un regard trop appuyé, et cet art funambule de la digression, du glissement, souvent intempestif, par lequel l’écrivain parvient non seulement à nous inoculer un rire venu d’ailleurs mais également à nous faire sentir la forêt derrière la branche où se pendre.

Dans son « discours lors de la remise du prix d’Etat autrichien », l’auteur de Béton le dit d’emblée, devant un auditoire dont on aurait aimé voir l’expression faciale et lentement fêlée :
« Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs,
Il n’y a rien à célébrer, rien à condamner, rien à dénoncer, mais il y a beaucoup de choses dérisoires : tout est dérisoire quand on songe à la mort. »
On peut aussi imaginer la noire jubilation qu’éprouva l’écrivain en prononçant ces mots.

Post-Scriptum:  Bon, les prix d'automne pointent leur museau, alors bonne chance aux candidats au marbre (en carton détrempé ) et à l'humus (en blaireau moisi) ! Mais de grâce, ne faites pas une mou de veau si on vous envoie paître…

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Thomas Bernhard, Mes Prix littéraires, traduit par Daniel Mirsky, Folio

7 commentaires:

  1. Oui, mille fois oui... "Mes prix littéraires" est un régal! Dans les "Récits", quasiment un millier de pages en Quarto Gallimard, on voit que Bernhard est mort mille fois, alors "la mort", il sait de quoi il parle...

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  2. Mais pourquoi illustrer un si bel article avec un visuel si repoussant ?!

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  3. Je le trouve parfait, moi, le "visuel" et d'ailleurs je me demande où vous allez les pécho, tous vos "visuels!
    En tout cas, celui-ci ne trompe pas sur l'écriture de Bernhard et son si noir humour!!

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  4. Et le blessé a-t-il cicatrisé depuis le temps ? Le pauvre !

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  5. il y a qq jours, j'avais posté que Hanhya Yanagihara n'avait pas eu le Man Booker Prize pour "The People in the Trees". tant pis

    par contre elle vient d'avoir le Kirkus pour "A Little Life"
    4 anciens camarades de fac du Massachussetts, puis de New York qui se retrouvent sur plus de 30 ans après, alors qu'ils sont architecte, peintre, acteur et avocat. En plus d'être tous males, ils sont d'origines diverses (Malcolm, Afro-américain; Jean Baptiste, ou JB, Haitien, mère et père de couleurs; Willem, un blanc, nordique; et le dernier, Jude de race inderterminée), 2 gays, un bi et l'autre hétéro (cela cadrerait bien avec certaines de nos politic(h)iennes.
    Un des problèmes est qu'il y en a pour près de 700 pages. Cela ressemble (de près ou de loin) à "le maitre des illusions" de Donna Tartt (sauf que dans ce cas ils sont 6 pour le même nombre de pages).

    Petit à petit, le livre se focalise sur Jude.

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  6. On espère qu'elle était bonne Bonnie J. https://www.saint-etienne.fr/d%C3%A9couvrir-sortir/f%C3%AAte-livre-2015/auteurs/auteurs-pr%C3%A9sents-%C3%A0-f%C3%AAte-livre-2015

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  7. On voit la tête du public lors du fameux discours, il me semble, dans le film de Jean-Pierre Limosin sur Bernhard. Ou alors je l'ai rêvé. En tout cas, je m'en souviens.

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