Sous le
texte gît toujours un autre texte, dont la puissance évocatrice n’est pas sans
faire l’économie de l’oubli. Écrire, c’est non seulement écrire en complicité
avec d’autres écrits, mais également, ce qui peut paraître paradoxal, écrire
dans le sillage de leur effacement, inscrire des traces vouées à s’estomper, ou
se brouiller. L’écrivain n’est pas un mémorialiste, il travaille diverses
matières à diverses intensités, mais à chaque fois comme si elles avaient la densité
(ou la volatilité) d’un écrit, qu’il s’agisse d’un souvenir, d’une expérience,
de spéculations, de pures chimères. Le vécu ne peut tenir que s’il accepte d’être dissous dans la langue, c’est-à-dire
de mourir dans la mémoire pour mieux revivre, différemment, certes, sur la
page — ce que Proust a plus d’une fois souligné dans la Recherche.
En cela,
l’écrivain se retrouve qu’il le veuille ou non dans la posture du traducteur,
qui travaille son texte (sa traduction) en laissant son cerveau osciller entre
deux mécanismes : la mémoire et l’oubli. En effet, lorsqu’on travaille sur
le texte d’arrivée, on se doit de visualiser, comme s’il s’agissait d’un décor
situé au fond d’une scène mais que les mouvements survenant au premier plan
empêchent de distinguer avec précision, le texte d’origine. Et parce que cette
étrange situation produit un effet de flou, il est ainsi possible à la langue
de vibrer encore un peu, de renier son orbite et de s’affranchir de sa matrice
tout en bombarder le nouveau avec les impulsions de l’ancien.
En fait, ce
dont le traducteur doit se souvenir quand il s’attelle au texte pour ainsi dire
célibataire qu’il a produit, à force de brouillons qui sont comme autant de
versions, c’est non pas de l’exactitude de ses reliefs ou de la pertinence de
ses creux, mais des lectures multiples qu’il en a faites en tant que corps
imparfait. Il y a le texte, et il y a sa lecture, comme il y a un corps et son
mouvement, un être et son contact.
Rappelez-vous : nous sommes dans une
ménagerie, la panthère passe et repasse, et entre les barreaux passe l’autre de
son regard.
Je pense à ces peintres qui ont reproduit, chaque fois différemment, le même tableau...
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