A fendre le cœur le plus dur
est né des noces de la répugnance et de la résistance. Répugnance devant des images : les photos prises par le
reporter Gaston Chéreau lors du conflit italo-ottoman en Lybie (1911-1912), qui
montrent des gibets, même si, bien sûr, c’est davantage la chose représentée
qui répugne que l’acte de la montrer – mais les frontières sont floues, bien
entendu, puisque rien n’est montré en dehors d’un(e) geste politique. L’image « n’est
que la forme abrégée d’une totalité cachée, l’incarnation d’un plan invisible
de quoi elle procède." Résistance face au silence des images : parce que, devant les
puissances de l’obscénité – la
guerre mise en scène –, et confronté à cette forme de fascination que cherche à
produire la violence, il se peut qu’il faille ne pas détourner les yeux et
parler :
« L’horreur qui gouverne le regard doit être profanée par la parole et son prestige détruit. »
C’est donc en « profanateurs » – en auteurs profanes –, qu’Oliver Rohe et Jérôme
Ferrari ont décidé d’accompagner ces documents de guerre, qui non seulement
nous instruisent sur la puissance de l’image, mais aussi sur les modalités
insidieuses de la propagande, et sur notre perception actuelle des guerres
exportées.
Des gibets, donc. Car tout « commence » ainsi, par un
simulacre de justice censé répondre à la barbarie indigène. Là où l’Arabe a
massacré et mutilé (des soldats italiens), le colon va rafler et pendre. Et
donner en pâture aux journaux ces photos où la pendaison est montrée moins
comme un châtiment que comme un paysage : celui de l’ordre restauré, qui
se contemple dans le pur vertige de son arbitraire. Au moins Chérau a-t-il le mérite de photographier de près ces morts
sans sépulture, de figer leur beauté interdite dans une « persistance miraculeuse ». Là
où l’Etat a cherché à défigurer, le photographe a réussi à les
« affuble[r] de cette parcelle d’humanité dont le gibet les avait
dépossédés ».
Rohe et Ferrari s’interrogent alors sur ce phénomène inédit, né dans la
deuxième moitié du XIXème siècle, qui voit le cadavre s’imposer dans
la photographie de guerre. Il semble que le heurt, la
« déflagration » échappe, du moins au début pour des raisons
techniques, à l’objectif, alors que le cadavre, lui, devient vite une proie morale, que l’on peut fixer sur la
plaque, et qui, victime ou vaincu, raconte à sa façon le conflit. (Rappelons
que les premiers sujets vivants photographiés étaient qualifiés, du fait des
temps d’exposition extrêmement longs, de « cadavres préoccupés ».)
Mais photographier la guerre, autrefois comme sans doute encore aujourd’hui, ne
peut se faire hors cadre politique, hors imaginaire dominant. L’envoyé l’est toujours par quelqu’un.
Ce qui est révélateur, c’est la façon dont l’Occident peut se
permettre d’exhiber, via des photos, sa « barbarie militarisée », ses
soldats étant présentés de façon inconditionnelle comme les « dépositaires
de la civilisation ». Le gibet, par sa verticalité, incarne la (fausse)
droiture par opposition aux manœuvres « sournoises », quasi nocturnes
dans leur « âme », de l’Autre. Il en découle cette illusion terrible
dont se targue l’Occident :
« Aime le plus la vie celui qui dispose de la suprématie technique, celui qui peut se la permettre. »
Voilà pourquoi, dans les photos prises alors par Chérau (et d’autres),
tout « concourt en vérité à rendre illisibles les actes de violence
lybiens ». Rendre illisible l’autre – après l’avoir identifié, même
grossièrement – tel est un des actes fondateurs de l’oppression. Le rendre
illisible, qui plus est, en le « montrant », comme pour objectiver
une illisibilité qui lui serait consubstantielle. Ce que Rohe et Ferrari
synthétisent de façon foudroyante :
« Les indigènes ne recourant pas à la violence : ils sont violents : donc arriérés, donc candidats à la civilisation, donc colonisables, donc violents, donc arriérés. La violence pour eux n’est pas un moyen historiquement déterminé, tendu vers une fin, elle n’est pas une réaction provoquée et circonscrite dans le temps, mais l’émanation de leur nature immuable, la structure de leur personnalité. »
Tour de passe-passe tragique, syllogisme martial. Ne laisser exister
autrui que dans le mouvement d’une violence. L’autre doit le rester, hors sépulture, afin que sa mort puisse être
montrée sans faire en retour du « justicier » un bourreau.
A fendre le cœur le plus dur,
de Rohe et Ferrari, est tenu de bout
en bout, et leur phrase, qui évite tout écueil métaphorique ou toute
complaisance syntaxique, n’en est pas moins exemplaire par sa rigueur où la
pensée – le pensé – le mouvement de
la pensée – ne se dilue jamais dans la formulation, mais au contraire
l’innerve, l’articule, la précise et l’élance. A la virgule près, la réflexion,
dans ces pages, demeure affaire de scansion. Bien que (ou parce que) forgé dans
l’effroi, leur livre parvient à force de pertinence et d’intelligence à imposer
une prosodie de la dignité.
______________
Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, A
fendre le cœur le plus dur, postface de l’historien Pierre Schill, photos
de Gaston Chérau, éd. Inculte/Dernière marge, 13,90€
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