Imaginons la rentrée littéraire comme un nerveux troupeau se dirigeant
vers l’illusion-oasis des prix et podiums, tribunes et couronnes, avec bien
sûr en chemin quelques tombés en prime, plusieurs renoncés récalcitrants,
bref, toute une cohorte guettant les mouvements de badine qu’agitent les derniers
régisseurs de la mascarade. Ceci imaginé, reculons, décalons la prise
de vue de plusieurs degrés, retournons-nous, ou plutôt, détournons-nous, et
posons nos yeux sur ces livres, singuliers, qui avancent entre ciel et
terre, dans l’indéterminé, sans rien d'autre à prouver que leur présence têtue et
nécessaire.
Pour ce faire, lisons par exemple Résolution des faits, de Frank Smith. En soixante-quatre
chapitres, de longueur et de densité variables, l’auteur « traite »
une opération qui certes n’a pas la gueule-et-gouaille d’un personnage de roman ni l’éclat
d’un thème chic-et-porteur, mais qui pourrait bien se révéler, en marge / en creux / en
silence, l’illusion de tout progrès (politique, historique, narratif) : la
résolution.
Comment aborder, traiter, dire la résolution ? Qu’est-ce qu’une
résolution, d’ailleurs ? Ce n'est ni une solution ni un effacement. Est-ce un coup de force, une ruse, un déni? Mais résoudre ces questions, ne serait-ce pas déjà laisser entrer le cheval de la résolution dans la cité assiégée du langage ? Donc, plutôt que d’abattre cette notion comme une carte,
Frank Smith la décale, l’éprouve, lui donne sa chance, aussi, la laisse parler,
lui surimposant même un motif (le parcours d’un avion, le monde tel qu'il est vu). On parle en effet, pour les images, de résolution – et si c'était cette même opération qu'effectuait le politique pour donner l'illusion qu'il maîtrise les faits et leurs conflits?
Le désir
de résolution, ou plutôt l’impératif de résolution s’avance, pourrait-on dire, sous des dehors
souvent glacés (survol, analyse, décision), bavards (commission, session, adoption
de résolution), au rebours du chant, du « gai savoir » mais là encore
rien n’est certain, et le poétique peut aussi se laisser prendre aux lueurs de
la résolution. Ce faisant, ne perdrait-il pas un de ses atouts
indispensables : le vertige ?
« A la fin d’un livre, si elle [la résolution] advient, l’auteur éprouve-t-il un sentiment quelconque de soulagement ? Il apparaît que lorsque le point final est posé, plus qu’une cessation totale de l’existence on se met alors à agrandir son univers. A un moment donné – c’est comme pour le monde lui-même – si on n’augmente pas, on se raidit et se contracte : cela fait partie intégrante du processus de vie. Il n’y a pas de stabilité, rien ne cesse jamais, et plus grand obstacle à surmonter – or cela dure tout au long d’une vie d’écrivain, semble-t-il – c’est celui du vertige.On s’interroge sur ce que serait un vertige exact, qui aurait enfin renoncé à l’état d’apesanteur. »
Smith construit son livre avec un instinct géométrique assez inédit,
faisant se succéder dispositifs réflexifs (comment penser la résolution et la dire), exercices de représentation (la mise en images du monde-carte par l’œil-avion), listes d'énoncés relatifs aux prises de résolution (invite, convient, engage,
décide, encourage, sollicite). Une méthode du discours, donc, plutôt qu’un
discours de la méthode, mais qui permet à ces divers dispositifs textuels
d’investir une notion contenant en germe sa propre dissolution : la
résolution.
Ai-je dit que ce livre était, à sa façon vigilante et tremblée, une machine de
guerre ? Cette question, espérons-le, restera irrésolue, histoire de mieux surprendre l'ennemi.
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Frank Smith, Résolution des
faits, éd. Fidel Anthelme X, Collection « La Motesta », 10€
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