Rares sont les livres d’écrivains
où s’entend le bruit rugueux et sifflant du métier, où se fait entendre le travail têtu « de taupe »,
où l’on peut saisir, comme avec le poing, de pleines brassées ponctuantes,
et longer la clôture des phrases, et sentir les plis tièdes des paragraphes. Chantiers,
de Marie-Hélène Lafon, est tout entier
remué par ce que l’auteur appelle la « fermentation » – le texte
fermente, il fermente dans la cuve du corps, dans le bocal de la tête, au bout
des mains rêveuses, il enfle au fier levain des grands précurseurs, s’enivre de la danse-ours de Flaubert,
hurle avec le ventre de la Callas et s’évade dans les galaxies tissées par Bach. Et tout ça est là, musculeux,
hérissé, articulé, dans les pages que M.-H. Lafon pousse, en étrave, contre la masse
aveugle du lecteur. Nous sommes ici au plus près de l’établi – un mot que
l’auteur de Chantiers préfère à celui de bureau, parce qu’on y sent mieux le
bois, le bois râpeux et gougé par la saillie des phrases.
Que Marie-Hélène Lafon parle de
sa découverte retardée de La Route des Flandres, qu’elle brosse l’animal Flaubert à
grands coups secs de syntaxe, qu’elle évoque la liturgie pour mieux faire
sentir le travail de lecture à haute voix, qu’elle se livre à une orgie d'épithètes ou qu'elle enfonce le croc de ses virgules dans la chair de ses paragraphes,
c’est toujours la même rage sereine qui l’anime, la transporte, une rage pleine
d’une scintillante générosité, où tout est lancé-donné au lecteur, depuis le
remuement en corps de l’écriture, avec ses racines, sa glaise, jusqu'à son extraction, son polissage, le
travail d’émondage, quand ça peine, crisse, résiste. Parce qu’au bout du voyage, il y a le lecteur :
« Le tamis du corps ne suffit pas, il faut dire le tamis des corps, parce que le corps du lecteur est aussi en jeu ; la phrase est tendue et travaillée pour lui rendre dedans, pour rentrer dans les lecteurs, leur faire perdre et chercher, perdre ou chercher, rechercher,, recouvrer leur respiration, et leur souffle. La phrase est faite pour leur passer dessus, au travers, pour les caresser pour les broyer les caresser les consoler les acculer les empoigner les débusquer les pousser dans leurs retranchements les plus embroussaillés les consoler les caresser. La phrase est faite pour danser. »
Flaubert, Rimbaud, Simon, et
d’autres sûrement, sans doute Duras : Chantiers, plutôt que de leur rendre
hommage, les ingère, les prend, les retourne, se laisse traîner dans leur
« farine », histoire de mieux approcher la genèse de ce désir
d’établi, de mieux étreindre le pourquoi de ces heures passées au gueuloir afin d’extrailler le texte :
« […] et j’érige le texte, et je le délivre, et je l’administre, je l’expectore, je l’extraille ; alors je vois, alors je sens, comment le texte tient, s’il touche, s’il avance son étrave dans les corps, s’ils sont pris, si les lecteurs sont pris, et comment ils le sont. C’est du travail. »
Chantiers est un lieu intense, où « on pousse la neige des
jours avec son ventre », un espace-étuve où l’auteur fait de la violence organique du texte la matière même de sa prose, sa condition, son
vertige nécessaire. Une urgence posée, le sentiment de la langue, et cette tenace scansion qui ne lâche jamais la phrase, même quand elle flirte avec la suspension, la retenue. Là où nombre d’écrivains se contentent, s’exprimant
conversant fignolant un peu pour la forme, la très petite forme, Marie-Hélène Lafon, elle, fend, mord,
pétrit. Elle est dedans, au milieu, à la fois campée et mobile. Et sa foi terraquée nous rend fort pignoufs tous les petits épiciers de la plume.
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Marie-Hélène Lafon, Chantiers, éditions des Busclats, 12 €
L'écriture de Marie-Hélène Lafon: comme prendre à pleine main un peu d'humus et creuser délicatement et sans relâche les couches invisibles. Organique et fascinant à chaque relecture.
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RépondreSupprimer$THE `PLI*ER` `REPLI*ER` `DEPLIER` METAPHOR IS NOW OVERUSED IN THIS BLOG$
Belle écriture, mais beaucoup de froideur et style trop "ampoulé".
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