Hier soir a eu lieu la soirée-hommage à Denis Roche, à la Maison de la Poésie. Nous étions quelques-uns à nous succéder pour lire ou parler. Voici mon texte…
Denis m’échappe —
Louve basse : « Plus de larmes maintenant !, heurtez-moi, et nous, courons après le vieil acide ! »
Il paraît qu’on devient ce que
l’on est, et c’est fort possible, c’est même souhaitable, mais pour ce faire,
les puissances du devenir et les aléas de l’être ne suffisent pas, il faut
qu’une personne autre que vos parents ou vos proches vous prennent la tête à
deux mains et la tournent, la dévissent, l’orientent dans une direction que
vous n’aviez pas prévue. Je travaillais dans les années 80 comme correcteur au
Seuil, avec un succès très mitigé qui me valut assez vite un licenciement en
bonne et due forme ; la même semaine ou presque, je me retrouve dans le
bureau de Denis Roche. Il a lu mon premier roman mais a l’indulgence de ne pas
m’en parler, préférant me confier la rédaction d’une fiche de lecture. Un roman
américain, de Thomas Sanchez, intitulé Kilomètre
Zéro. Je suis au tout début de la route et je ne le sais pas. Et comme
j’ignore absolument en quoi consiste une fiche de lecture, je prends la liberté
de traduire une dizaine de pages du texte
original, histoire d’aider les membres du comité de lecture à se faire
une idée de la chose. (Dans mon souvenir, la traduction de ces dix pages m’a
pris trois mois.) Après réception de ma fiche, Denis me propose de traduire le
texte. Je refuse aussitôt. « Prends l’été et réfléchis », me dit
Denis. Je prends l’été, je ne réfléchis pas et j’accepte. Ce qui me frappe, a posteriori, c’est que Denis avait
l’air d’en savoir plus long que moi sur mes affinités avec la traduction et la
littérature américaine. C’est comme s’il savait un secret que j’avais oublié, à
savoir que beaucoup plus jeune j’avais déjà traduit, à usage personnel, deux
trois trucs – des chansons, une pièce de théâtre… – mais tout ça je l’avais
occulté. Il fallait donc repartir de zéro. Partir de Kilomètre Zéro, donc. Peu
après, je propose à Denis de traduire un livre de John Barth, Le courtier en
tabac. Ça le fait marrer, Denis, de me voir déjà accro à la traduction.
Barth ? 1200 pages. A filer à un blanc-bec de trente ans qui n’a traduit
qu’un livre ?! L’immense cendre tubulaire de sa cigarette opine avant de
s’affaisser quelque part sur son pull ou son bureau. Ok je te fais un contrat.
Louve basse : « Et cessons, nous, d’être toujours en-dessous du score, de ne jamais en faire assez, de fredonner quand il faut gueuler, d’avoir des pudeurs de souris quand il faut exhiber une lèpre de rat. »
Après, il y a Pynchon, et son Vineland, tant attendu. Denis Roche veut
que je le traduise, et une fois de plus je me débine, une fois de plus j’en sais
moins que Denis. Il commence à avoir l’habitude de mes hésitations. Puis arrive
un nouveau Pynchon, Mason & Dixon, mais là ce n’est plus
une proposition, c’est un ordre, et j’accepte. Mais je veux faire la traduction
avec Brice Matthieussent, histoire d’assurer mes arrière. « Ça va te
rapporter deux fois moins et te valoir deux fois plus de travail »,
m’avertit Denis. Il a, bien sûr, raison. Et depuis, chaque fois que je m’attelle
à une traduction, je ne peux pas faire comme si l’impulsion venait seulement de
moi, à chaque fois il y a non pas l’ombre de Denis Roche, mais sa présence bien
réelle en haut d’un escalier, cette ironie dans le regard où j’ai mis longtemps
à discerner une véritable affection. Un écrivain qui vous donne du travail, qui
vous fiche la paix, vous fait et donne confiance, l’air de rien, clope au bec. Je
pense souvent à la lettre qu’a écrite Denis à Claude Simon au moment de
l’attribution du Nobel : « On devrait pouvoir se présenter toujours
devant les distinctions, et la postérité, comme on est lorsqu’on écrit :
excité, et en velours côtelé. »
A chaque nouvelle traduction, grâce à Denis, je me sens immanquablement
« excité et en velours côtelé ». Non seulement ça m’échauffe, me
réchauffe, mais ça me fait sourire, ça me rappelle, aussi, le sourire de Denis,
un sourire qui en disait long mais qu’on mettait longtemps à déchiffrer. Un
sourire que j’ai très bien entendu un jour au téléphone, alors que je lui
proposais d’écrire un essai sur Gombrowicz, pour sa série sur les
contemporains, un sourire qui a vite été suivi de la question fatale :
« Parce que tu lis le polonais, toi ? » Non, je ne lisais pas le
polonais. Exit mon Gombrowicz. Merci Denis.
Louve basse : « Bizarre, non ? un constat d’échec et de peur qui marcherait !? »
Tout ça, j’en conviens, ressemble
à des faits, à un récit des origines, voire à des anecdotes. Il y manque quelque chose. Il manque
Denis, d’abord et surtout, et là je m’aperçois d’une chose : Denis Roche
est le premier écrivain que j’ai vu en vrai, qui m’a parlé, reçu dans son
bureau. Je l’ai rencontré grâce à Monique Cahen, qui me faisait lire les titres
de Fiction & Cie. On n’en finit pas d’être redevable, et oublieux, et
ingrat. Et plus on devient ce qu’on est, plus on s’imagine ne le devoir qu’à
soi-même. Heureusement, parfois, on se tâte, on se regarde dans le
miroir et on fait la constatation suivante : oui, ce velours côtelé nous
dit quelque chose. D’autres l’ont usé, avant nous, mais cette usure ne le rend
que plus précieux.
Louve basse : « Personne n’a jamais su ce qu’il fallait penser de cette étrange danse à laquelle s’était livré Thésée après s’être échappé du Labyrinthe. »
La dernière fois que j’ai croisé
Denis, c’était à la boucherie près de chez moi, près de chez lui aussi. On
était entouré de masses rouges, d’os dressés, de langues pendues et de cervelles
flottantes ; les poulets rôtissaient en sifflant, le carrelage était d’un
blanc suspect ; il était juste derrière moi, il attendait son tour, lui
aussi. On a échangé quelques mots, pas vu pas pris. En y repensant, je me dis
qu’il ne manquait qu’une phrase, tirée de Louve
basse, que j’aurais bien vu inscrite au fronton de la boucherie : la matière s’en donne à cœur joie !
Ce qui me semble une façon plutôt
réjouissante de ne pas conclure cette prise de parole.
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