On ne naît
pas traducteur, on le devient, on le devient sans cesse, et ce devenir se
traduit à son tour par une danse perpétuelle entre deux activités jumelles :
la lecture et l’écriture. Traduire, c’est peut-être redécouvrir la
lecture dans l’écriture et l’écriture dans la lecture. Lorsque je lis un texte en anglais (un texte que je sais, ou espère,
devoir un jour traduire), ma lecture se met inéluctablement à
« fourcher », il se produit un phénomène pour ainsi dire optique dans
son fonctionnement : ma lecture louche,
en quelque sorte. — Ou est-ce le texte, qui, « sentant » qu’il va subir
une opération radicale, une transformation si intense que sa matière même est
appelée à disparaître, se met à loucher ? Imaginez la scène. Je louche, le
texte louche : comment dans ces conditions ophtalmologiquement suspectes,
procéder à une mise au point ?
Quand je
dis qu’il se produit une sorte de strabisme textuel, je veux dire en fait
ceci : j’essaie de lire, sous le texte anglais (ou à travers, ou dans, à
moins que ce ne soit au-dessus), son devenir
en français ; autrement dit, le travail de traduction a déjà débuté, dans
cet espace mental où le vu et l’entendu se mettent à résonner entre eux, et ce
que je m’efforce de voir et d’entendre au fil de ma lecture c’est le travail du
texte, le bruit discret mais constant de ses déplacements en apparence
immobiles, sa volonté de se dédoubler, de décoller sa peau de sa peau, comme si
à la suite justement d’un décollement rétinien imperceptible, ce que je vois
n’était plus ce que je lis : c’est devenu ce que j’entends. La matière en apparence
inerte s’est changée en quelque chose de corporel, et ce corporel est une voix.
J’ai l’air
ainsi de prêter au texte original une volonté quasi propre de changement, une
aspiration à disparaître/réapparaître. Comme si le texte, se sachant appeler,
vibrait déjà, tremblait, oui, un tremblement de texte, c’est cela, des fissures
apparaissent, des plaques se déplacent, et par ces fissures, entre ces plaques,
émergent, telles des ombres mais des ombres musculeuses, avides, les autres
possibles du texte, ceux qu’il rêve, qu’il convoque, et qui sont au début de
simples échos, des notes frappées appelant l’épreuve de l’harmonie, puis
gagnent en consistance, tel un liquide changeant de densité au contact d’un
autre liquide.
Ce désir
qu’aurait le texte fini de recommencer, est-il fantasmatique, projeté à sa propre
surface par l’étranger que je deviens et qui en fait l’épreuve, ou n’est-ce pas
au contraire l’une des conditions de sa survie ? Je ne dis pas que le texte aspire à être traduit – ce serait lui prêter une
ambition contraire à la culture de l’échec sur laquelle il se fonde –, mais
plutôt que la traduction déjà le
somme, l’aspire, opérant une sorte d’appel d’air, entendant ou guettant en lui
des vibrations qu’on supposait imperceptibles, parce que cadenassées à son
contexte originel. Or la lecture, le travail du lecteur, a remis en branle le
texte, et celui-ci a besoin pour perdurer d’être sans cesse déformé, malaxé,
oublié, célébré, trahi, adapté, etc.
Insistons. Insistons
encore. Insistons mieux. Ecrire, c’est lire. J’écris pour produire de la
lecture. Je fabrique du lire. Je n’écris pas juste un livre qui ressemblera de
loin à un objet, non, j’écris une matière vivante, proche de l’organique, qui
devra trouver place et volupté dans la bouche du lecteur, qui devra être
capable de résonner dans l’oreille-cerveau du lecteur, et non seulement de
résonner dans cet espace fantasmatique qu’on appelle l’autre (et qui n’est pas le destinataire, mais un relai, un
capteur, davantage un satellite qu’un havre ), mais de le contaminer,
d’inscrire son ADN instable dans le code génétique de ses affects, de ses
intellections, de sa mémoire. Le texte que j’écris, ou que je traduis, finira
par tresser ses brins imparfaits dans la trame physique, linguistique et mnésique
du lecteur, de l’autre, cet hypocrite et semblable frère.
deux activités jumelles : la lecture et l’écriture.Allez dire ça à un lecteur(j'aurai tant aimer écrire être un écrivain(pas sic rend triste))Allez dire ça à un écrivain( (j'aurai tant aimer lire être un lecteur(sic)). Et le traducteur Traduire, c’est peut-être redécouvrir la lecture dans l’écriture et l’écriture dans la lecture (le top: lecteur traducteur écrivain) .il se produit une sorte de strabisme textuel(c'est là la sanction du lecteur vers l'écrivain).Tout bon lecteur ne traduit mais il voit faut pas lui faire et dans sa langue.Lire l'autre langue seulement en français et voir! Comme l'espéré Emmanuel Hocquard.
RépondreSupprimerTrès intéressant et juste. Tu rejoins ici mes réfléxions sur le bilinguisme et l'identité de l'écrivain qui choisit "l'autre" langue... Je me permets de te mettre un lien vers ce petit essai, qui converge (quel mot hermaphrodite!) avec le tien (d'essai, je précise)... https://www.academia.edu/10859774/_Je_est_une_autre_langue_-_réflexions_sur_le_bilinguisme_et_lécriture
RépondreSupprimerPeut-être est-ce vous qui aviez conseillé la lecture de Luba Jurgenson "Au lieu du péril", paru chez Verdier. On y trouve, en d'autres termes et par d'autres voies, certaines similitudes avec votre "strabisme textuel".
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