Désormais, le week-end, le Clavier Cannibale
se change en vide-greniers et ressort de ses cartons d'anciens posts,
histoire d'apprendre au temps à ne pas se croire linéaire… Celui-ci date
du 25 mai 2011 et l'on espère qu'il a gardé un centième de son improbable pertinence…
Comment sait-on qu'on est à la moitié
d'un livre, je veux dire: de son écriture? Quand tout s'est si bien
enchaîné qu'on entraperçoit le fonctionnement aussi bien de la poulie
que du moteur? Quand le vague calibrage de la bête vous confirme que son
squelette est déjà bien doté, et de chair pourvu? Monstruosité de la
planification… Non, on sait qu'on a parcouru la moitié du chemin de la
vie de ce livre quand le moloch
titube et crache,
quand les prévisions fanent,
quand le plan se plaint
d'un début de rouille et que l'énergie produite, en revanche, refuse de
rentrer dans le rang.
Alors tout est menacé,
tout peut dérailler, il se
passe ici et là des dizaines de court-circuits, qui font disjoncter le
bien-fondé de l'entreprise, sa progression estimée, son dénouement
espéré. C'est là, bien sûr, que ça commence à devenir intéressant,
volcanique, géométrique. Là qu'il faut à la fois concéder, trancher,
remanier, déplacer, oublier, repenser.
Parce
que l'écriture d'un livre est toujours à deux temps (au moins…), celui
du déroulé des intentions et celui de l'aventure du tracé. Vous vouliez
parler des tribulations du lierre, vous voilà fasciné par la paralysie
du citron. Le livre en cours est une machine à produire autre chose que
son ombre porté. Suffisamment nourri, il commence à développer des
anticorps dont il vous faut inventer, fissa, la maladie adéquate. Tout
semblait bien se passer, mais il s'agit d'un livre, pas de
l'anniversaire d'un ficus. Arroser ne suffit plus. Il faut être soudain à
l'écoute d'un bruit de fond qu'on n'avait pas remarqué. Quelque chose
s'est déplacé, un axe a bougé, la partition a tremblé.
Que
faire? Il n'y a qu'une seule solution, qui est bien sûr plurielle:
cesser d'être celui qui fabrique le livre pour devenir celui que le
livre veut déplier. Le livre, comme toute structure ayant acquis assez
d'autonomie, pose ses conditions, avec grâce, ironie, intensité — que
dit-il? Il dit que l'acquis a fini son boulot, que l'inné s'ennuie,
qu'il faut repartir du milieu dans les deux sens. Vertige. Panique. Mais
aussi: griserie et catapulte. Enfin se joue autre chose que le bonheur
de la confection, autre chose que l'exécution d'un désir. Le livre veut
dire autre chose, et aspire à produire plus qu'à reproduire. Il faut
donc se dissoudre, s'en faire un temps l'esclave attentif, puis, à la
force du clavier, redevenir son maître, mais un maitre qu'il a
réinventé, débusqué, façonné. Sinon, guère de lisière, peu d'entrain.
Drôle
de cuisine, où les ingrédients refusent les temps de cuisson prévus, où
la sauce s'interdit de lier, où la barbaque veut redevenir poisson, et
filer, couler, fuir par tous les trous de la rivière que vous preniez
pour une muraille. Cent fois sur le métier détruire la belle ouvrage,
pour que la carne, mal cuite et rétive, dicte ses conditions, et ne
laisse pas au bouillon, pure fumée, le privilège de vous embuer les
yeux. Il y a dans le livre en cours, dans le livre à moitié mâché, un
nouveau corps, quasi pubère, qui attend une formation, au sens où
l'entend Guyotat. Un apprentissage, qui fait de la main et de la gorge
les membres nouveaux d'un atelier, (écris autrement! entends
autrement!), atelier qu'il faut habiter, enfin, en ouvrier têtu, si l'on
veut qu'un semblant de compagnonnage nous amène aux abords du village
où il faudra bien débâter.
Magnifique!
RépondreSupprimerCe "volcanique", cette "griserie", défaire et refaire, n'est-il pas là le plaisir? Mais après... après le "débâtage", n'y a-t-il pas, sur un bureau, dans un ordinateur, un corps désormais étranger, un objet qui ne nous concerne plus, qui est le fait d'un autre et auquel nous sommes presque devenus indifférents?
Je dis ça mais je n'ai rien dit....