vendredi 2 octobre 2015

L'appel du livre, le tour de la mémoire: dans les plis de la relecture

Proust qui dit quelque part à peu près ceci:
"Chaque nouvelle lecture est une espèce de redressement qui nous ramène à ce que nous avions déjà lu. Nous ne nous en souvenions déjà plus, tant ce qu'on appelle se rappeler un livre, c'est en réalité l'oublier."
En plaçant sur le même degré mémoire et oubli, Proust souligne une qualité sans doute intrinsèque au texte: sa générosité à se donner, son plaisir à disparaître. Serait-ce à dire qu'un texte ne s'adresse pas à notre mémoire, seulement à notre intellection du moment, à nos sens volatiles? En fait, la lecture sollicite dans notre mémoire des zones fort diverses, et le texte ne s'y imprime qu'à condition de s'y déformer, de s'y occulter, bref, de se laisser dissoudre dans le flux d'images, de sons, de paroles, de sensations que nous avons engrangés sous des formes qui n'ont plus rien à voir avec la couleur, la tonalité, le ressenti. 

Mais que signifie "oublier" un texte? Se peut-il que derrière cet oubli, lié à la distraction, au temps qui passe, au recouvrement opéré par d'autres textes, se dissimule tout simplement le désir de le laisser infuser dans notre vie, et ce afin un jour d'y revenir, changé/inchangé, d'en faire une expérience nouvelle où la découverte sincère de ses pans d'ombre baignera dans la jouissance de la reconnaissance? Se rappeler un texte, c'est en fait désirer le rappeler, attendre, guetter le moment où l'on aura envie de le faire revenir, un désir qui bien sûr émane pour partie du livre lui-même qui, par mille biais, nous fait signe, nous convoque, nous tourne autour. Qui n'a ressenti cet "appel" d'un livre, qu'on s'est longtemps promis d'ouvrir pour la première ou énième fois, et qui, profitant d'autres lectures, et connaissant parfaitement l'insidieuse connectique du cerveau, sait solliciter notre appétit comme s'il n'y était pour rien.

Relire est bien entendu davantage que lire une seconde fois: c'est éprouver la lecture comme une réécriture de ce que nous avons été, et comprendre, à mi chemin entre effroi et ravissement, que, lisant, nous ne sommes plus nous, mais une matière organique par lequel le texte passe d'un corps à un autre. Le texte nous lit et nous écrit, il tatoue sur notre peau mentale les pigments de sa musique sans cesse recommencée.

Mais la mémoire m'est revenue et je puis à présent citer plus exactement la phrase de Proust que j'avais retranscrite de mémoire au début de ce post:
"Chaque nouvelle entrevue est une espèce de redressement qui nous ramène à ce que nous avions déjà vu. Nous ne nous en souvenions déjà plus, tant ce qu'on appelle se rappeler un être, c'est en réalité l'oublier."
Le souvenir est un tour joué à nos dépens, mais ce tour nous permet, je crois, de mieux pénétrer le mouvement cyclique de la lecture, lequel est non seulement dilatation et expansion, mais dilatation et expansion simultanés. Le temps perdu est avant tout un temps donné, et la "recherche" n'est autre que la lecture d'elle-même, non pas tant magnifiée que rendue nécessaire. Donc ::: vitale.

5 commentaires:

  1. Intéressant ce néo-signe de ponctuation ::: le deux-points de suspension © Claro Inc. !

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  2. Il n y aura pas une année Proust après une année Flaubert ?

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  3. Claro,

    D'abord merci pour votre commentaire sur le livre de Riboulet, que je me suis empressé d'acheter et qui m'a littéralement happé : "Il y aura une fois"... C'est un livre que je relirai. Et je relie ceci à votre texte, comme une sorte d'appel d'air qui me reviendrait à la conscience.
    Appel d'air, poésie, comme dans "La Recherche"...
    L'immense Borges, autour de la poésie, ouvre un dialogue entre Platon, "Inventer, c'est découvrir, c'est se souvenir", et Bacon "Ignorer, c'est donc savoir oublier", et encore Bradley "Les effets de la;poésie doivent être de nous donner l'impression non pas de découvrir quelque chose de nouveau, mais de nous rappeler quelque chose d'oublié"...
    Il me semble que cela rejoint le cercle que vous venez de décrire : où le "trou" de mémoire est aussi un "tour" de la mémoire. Un "truc" un peu magique...

    J-Luc Pikula

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  4. "laisser infuser" : oui, c'est bien ce qui se passe... Très heureuse expression... ( en parallèle : l'infusion de tilleul de tante Léonie oubliée depuis longtemps, "Maman" sert, des années plus tard une infusion de thé, et c'est en réalité la madeleine qui aura infusé).

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  5. J'avais écrit sur un petit bout de papier, "le texte "tatoue sur notre peau mentale les pigments de sa musique", Claro".
    Quand je fais un peu de rangement, je tombe sur des pépites. C'est décidé, je vais faire du rangement plus souvent.
    Grâce aux mots-clé en haut à gauche, en tapant "pigments de sa musique", je retrouve le texte d'où j'avais extrait ces quelques mots...
    Je suis débordée de travail et je dois absolument m'activer et fermer internet, mais ce post du 2 octobre m'appelle, il sera relu, je le laisserai me relire.
    D.

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