lundi 8 décembre 2025

Le monde est devenu céleste (mais le ciel est devenu mortel)

 


Le Clavier Cannibale a depuis longtemps un faible pour les éditions La Lettre volée. Grâce à elles, j'ai pu découvrir l'œuvre ardente et cabossée de Bernard Desportes (cf. Brève histoire de la poésie par temps de barbarie), ou faire plus ample connaissance avec le travail de Laure Gauthier (avec kaspar de pierre), ainsi que celui de La Sainte-Victoire de trois-quarts, d'Olivier Domerg ou les Art Poems de Stéphane Lambert. C'est aujourd'hui le tour du texte de Rachel M. Cholz, Trois pour cent sauvages, paru en septembre dernier.

Poème séditieux, partition cadencée ou texte appelé à être mis en scène : qu'importe la forme puisque tel il est donné ici, dans son déroulement brutalement serein, où page après page une esquisse de récit nous est présentée/livrée sur la vague carrière d'un prétendu Belhomme – "avec un grand A", A comme Anonyme ou juste comme se-croyant-premier – un individu dit aussi "petit animal", et qui semble destiné à n'être répertorié dans ce monde-ci que par des pourcentages et des attributs, tant son "cerveau intérieur cuir" n'est disposé qu'aux calculs qui permettent de tenir à distance l'infinie et floue tribu des "Etc". Belhomme est le contraire du Plume de Michaux: un être pesable et pourcentable qui aborde le monde comme un fichier tristement excell, avec matelas à l'avenant. Un éventuel et banal winner, comme il en pleut, et dont on ne pleurera pas l'inéluctable épuisement dans le vide acide de sa vie.

Pour lui, "prendre un café une douche un sac de riz un stylo" est un héritage venu d'un quasi préhistorique passé, son but qui est une cible s'étant détaché de cette histoire et rêvant de choses qui ne sont plus des rêves, juste des parts de camember. Il préfère "imagine[r] tous les probables", tel un baladin d'un monde hyper occidentalisé, "surdimensionné", autant dire "une vie sans échelles".

Que dit le texte de Cholz? À coups de moins de dix lignes-flèches par page, comme autant de portraitures brisées, Trois pour cent sauvages met en scène le hiatus entre celui-qui-croit-savoir et ceux-qui-font, entre celui qui sait de quel côté dormir et ceux qui ont compris depuis longtemps que fructifier "son destin sur le destin de l'autre" est acte inique. Le texte de Cholz, par ses légers écarts, ses redites soignées, sa presque narration aux subtiles découpes, trace une saine logomachie entre ce Belhomme rivé aux bourses des valeurs et les "petites choses" qu'absorbe le quotidien des anonymes dits"Etc" – que piétinent, froides, ces valeurs.

Sous la langue faussement encalminée, bat un tempo, net, imparable. Nul besoin pour Cholz de monter dans les tours ou de fracasser les remparts: il lui suffit de fragmenter son Belhomme en ses pathétiques parties pour qu'on sente monter l'impensé de la violence sociétale. Mais: lisez, c'est toujours mieux:::

"Le corps de Belhomme n'a pas de contours / pas de limites et trop de place / Il s'étale tellement sur le globe qu'en se parcourant / il peut se dire bonjour / chaque fois / quand il passe// Se reconnaît à l'horizon / Un événement à lui seul // Prend sa mesure de taille / savoir ce qu'il pèse / un poids vif sans le reste / le reste n'a pas d'importance / le reste c'est le poids de caracasse qu'on retrouve chez les porCs."

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Rachel M. Cholz, Trois pour cent sauvages, éd. La Lettre volée



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