mercredi 23 septembre 2015

Barth Tabac


Quelle est donc cette race barbare et cruelle
Qui a su à ces lieux se montrer si fidèle ?
Sont-ils les descendants de ces lointains ancêtres
Dont nous parlent Platon et autres gens de lettres,
Qui virent leur patrie, la fameuse Atlantide,
Engloutie violemment par les flots intrépides ?
N'est-il pas plus sensé celui qui attribue
Leur antique genèse à ces douze tribus
De Juifs infortunés qui durent s'exiler
De leur cher Israël, et qui, en vérité,
N'ont laissé derrière eux nulle trace superbe­ –
Ces sauvages seraient des Sémites imberbes ?
Sont-ils les rejetons, comme d'aucuns l'attestent,
De l'ombrageux Caïn coupable de l'inceste
Qui pour sa sœur conçut un amour criminel
Et lâchement tua son propre frère Abel ?
Se gardant désormais des foudres de Yahvé,
Se peut-il qu'il soit son âme dépravée
Dans les sombres forêts du lointain Maryland
Afin de ses péchés faire honorable amende,
Et là, s'abandonnant à ses plus vils instincts,
Engendra sans remords d'innombrables païens ?
D'autres croient cependant que ce peuple d'ébène
Réchappa au Déluge et aux vents de galerne
Comme du vieux Noé l'audacieuse nef
Qui vogua plus d'un mois sans faillir à son chef ;
L’humanité sombra hormis deux spécimens :
Les marins victorieux des eaux diluviennes
(Dont le nombre, on le sait, approchait la quinzaine)
Et le fameux sauvage aux membres vigoureux
Qui trouva un asile en ce sein bienheureux
Et vit périr noyés les mortels égarés
Alors que ses pareils parcouraient la contrée.
Certains commentateurs se plaisent à songer
Que cette étrange gent en costume d'Adam
Connut du genre humain les doux commencements,
Ceux-là mêmes qu'Ovide appelait l'Âge d'or
Quand Saturne clément modérait les transports.
Ces mêmes érudits ont finement jugé
Que leur vaste forêt est l'illustre verger
Aux branches décorées de fabuleux trésors :
En ces lieux très-secrets Hercule sans renfort
Ravit les pommes d'or aux soins des Hespérides.
D'autres savants docteurs, à l'esprit intrépide,
Estiment à bon droit que le Jardin d'Éden –
Où Adam était roi et Ève souveraine
Avant que de goûter à son fruit défendu –
Est la source avérée des âmes corrompues.
Des lettrés ingénieux ayant examiné
La légende d'Arthur, ont préféré parier
Sur les rives sacrées de la douce Avalon,
Lors que d'autres misaient, non sans quelque raison,
Sur l'Orient secret. Puis l'on s'interrogea
Sur ce noble Viking, connu pour ses exploits,
Qui d'emblée fut charmé par ces terres nouvelles,
Les peuplant chaque année d'une armée fraternelle,
Sauvage par la mère et guerrier par le père.
On glose également sur le haut caractère
Des anciens Phéniciens aux natures instables
Qui poussèrent, dit-on, leurs flottes redoutables
Jusques aux bords sacrés du lointain Maryland
Sur de lestes vaisseaux aux cales abondantes
Où ni juges ni prêtres n'auraient pu se cacher.
Chacun de disputer de l'authenticité
De ces terres baignées de mystères nombreux.
Enfin, si d'aventure on se montrait douteux
Et qu'on voulait tenir pour fables erronées
Ces sages opinions par les doctes rêvées,
Je conseille à ceux-là qui aiment à mécroire
De porter vers Satan leurs dédaigneux regards,
Lui qui dans sa malice engendra ric à ric
Les Indiens cruels et les esprits caustiques !


[in Le Courtier en tabac, de John Barth (trad. Claro), à paraître mi-octobre aux éditions Cambourakis]

6 commentaires:

  1. "...Se peut-il qu'il soit son âme dépravée..."

    Un peu bancale l'alex ici... sauf votre respect, Honorable et Très Aimé Claro.

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    1. Ebénezer Cook était un piètre poète, d'où le côté un peu bancale du ver...

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  2. Merci d'offrir cette traduction : sans flagornerie, je suis impressionné par les alexandrins (sans mentir, phénix, plumage, tout ça, et surtout ramage, la galère, quoi). J'ose trois questions et une requête habilement dissimulée en espoir :
    • "comme d'aucuns l'attestent" (13) pour "as some maintain" : pour quoi pas certains, qui colle aussi ?
    Assonance avec document, docte ? Autre ?
    • "Se peut-il qu'il soit son âme dépravée" : je ne comprends pas bien la construction de la phrase.
    • peu (13) avant la fin, je ne trouve pas l'écho de "The men commenced to colonize this foreign shore in manner dastard" : pourquoi ce choix ?
    • Et plus généralement donc, pourrait-espérer un jour quelques commentaires sur certains choix de traduction à partir de cet exemple ?
    Merci en tout cas.

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  3. Cela fait quinze ans que j'ai arrêté de fumer, mais j'ai hâte d'entrer dans ce "Barth tabac" et d'y rester longtemps, à me repaître des alexandrines volutes...

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  4. Dans "Se peut-il qu'il soit son âme dépravée", j'aime beaucoup l'alexandrin privé d'un pied, dépourvu de, corrompu, dépravé ; ça me redonne l'envie de lire des alexandrins, c'est pas rien quand même, ça faisait des milliards d'années que je n'en lisais plus...
    D.

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