Après Quoi faire, paru au Grand Os en 2014, c’est au tour des éditions
Vies Parallèles de publier le deuxième opus de l’Argentin Pablo Katchadjian, et
le moins qu’on puisse dire c’est que ce Merci
– c’est là son titre… – nous ouvre grand les portes d’un nouveau cauchemar. On
y retrouve ce goût pour le même et la différence, l’enfermement de l’homme dans
un espace-temps légèrement gauchi, la soumission à des lois aveugles et ce
sentiment que tout dérape, inexorablement.
On aimerait pouvoir dire que Merci est une fable, une parabole
vaguement post-apocalyptique, avec retour au désordre ancien, réflexion sur les
rapports maître-esclave, bref, une sorte de bing-bang littéraire où Marivaux et
Volodine s’entredéchireraient, où Bataille et Cholodenko échangeraient quelques
coups bas, mais hélas, ou plutôt heureusement, ce genre d’appréciation troussée
à la va-vite et dans la griserie du name-dropping n’a jamais mené très loin,
aussi vais-je m’efforcer d’être un peu plus précis. Adieu donc Marivolodine et
Bataillodenko…
Merci raconte l’histoire d’un
esclave débarqué d’un bateau, arraché à sa cage puis confié aux
« bons » soins du maître d’un château, un maître plutôt cool en
apparence, qui l’emmène à la chasse, le laisse lutiner sa servante, lui apporte
son breakfast au lit, et en échange, ma foi, ne lui demande pas grand-chose,
sinon quelques corvées nocturnes dont on ne saura rien, sinon qu’elles sont
innommables, et imprègnent le narrateur de « l’odeur de l’humiliation et
de l’esclavage ». On le voit, rien ici qui patauge franchement dans le
réalisme. On pourrait être dans un conte. Mais il faudrait alors parler d'un
terrible, d'un épouvantable, d'un monstrueux « règlement de contes ». Et
oui, l’esclave, sous l’impulsion de la servante abusée – mais comment ? –
par le maître, va se révolter, fédérer les autres esclaves, et notre Spartacus
se retrouver bien vite à la tête d’une incontrôlable révolte qui ira répandre
le sang jusqu’aux confins du royaume.
Merci ne se contente pourtant pas
d’être une fable de plus sur la servitude volontaire, la complicité des
victimes, la volonté de puissance et les aménagements éthiques, même s’il est
tout ça avec une redoutable intelligence. Le récit comporte des trous, des
failles, d’inquiétantes béances. On ne saura jamais ce que fabrique l’esclave,
sous les directives du maître, dans un certain hangar :
« J’y entrai et eus envie de pleurer lorsque je compris ce qui m’était demandé. Je m’agenouillai, appuyai ma tête contre la terre et chantai à voix haute l’unique prière que j’avais appris enfant : ‘Dieu, je t’en prie, aide-moi à dépasser les incongruités.’ »
Puis il s’active mystérieusement
« comme un porc au milieu de la putréfaction ». Qu’a-t-il fait ?
Ce non-dit, qui ne peut que renvoyer le lecteur au cauchemar bien réel des
Sonderkommandos, que domineront, prolixes en fumée et grandes dispensatrices de
cendres, trois cheminées qui ne cessent de grandir au court du récit, ce
non-dit a pour ainsi dire des retombées syntaxiques sur le texte, puisque à
plusieurs endroits la phrase se suspend, incapable de mener à bien une
comparaison entamée, comme si le souvenir ou la faculté de trouver un
équivalent étaient déchus de leurs droits :
« Un enfant sauvage dans le sens de… » ; « j’ai détruit son corps de telle manière que… » ; « Oui, on m’a obligé à… » ; « Et pendant des heures vous… ? » ; « si jamais j’entrais dans le trou noir et que… »
Comme si les cendres de
l’Histoire, portées par le vent de la révolte/vengeance venaient trouer le
texte lui-même, rongeant sa texture à force d’acide innommé, au point que vers
la fin du livre, à force de manger d’étranges racines, le narrateur n’en finit plus de passer par divers trous
noirs. Indécidable, piégé, mais aussi cocasse, faussement naïf, arc-bouté sur
ses propres ressorts narratifs, Merci
réussit, en cent trente pages, à sonder les entrailles de la barbarie tout en
chauffant à blanc la lame de la liberté. Le libre-arbitre est-il soluble dans
la fange ? Comment vivre quand colle à nos mémoires, encore et encore,
« l’odeur de l’humiliation et de la vie obscurcie » ?
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Pablo Katchadjian, Merci, traduit de l’espagnol (Argentine)
par Guillaume Contré, Vies Parallèles (Bruxelles), 132 p., 15€
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