mardi 1 septembre 2015

La vie obscure des hommes infâmes: merci Katchadjian


Après Quoi faire, paru au Grand Os en 2014, c’est au tour des éditions Vies Parallèles de publier le deuxième opus de l’Argentin Pablo Katchadjian, et le moins qu’on puisse dire c’est que ce Merci – c’est là son titre… – nous ouvre grand les portes d’un nouveau cauchemar. On y retrouve ce goût pour le même et la différence, l’enfermement de l’homme dans un espace-temps légèrement gauchi, la soumission à des lois aveugles et ce sentiment que tout dérape, inexorablement.
On aimerait pouvoir dire que Merci est une fable, une parabole vaguement post-apocalyptique, avec retour au désordre ancien, réflexion sur les rapports maître-esclave, bref, une sorte de bing-bang littéraire où Marivaux et Volodine s’entredéchireraient, où Bataille et Cholodenko échangeraient quelques coups bas, mais hélas, ou plutôt heureusement, ce genre d’appréciation troussée à la va-vite et dans la griserie du name-dropping n’a jamais mené très loin, aussi vais-je m’efforcer d’être un peu plus précis. Adieu donc Marivolodine et Bataillodenko…
Merci raconte l’histoire d’un esclave débarqué d’un bateau, arraché à sa cage puis confié aux « bons » soins du maître d’un château, un maître plutôt cool en apparence, qui l’emmène à la chasse, le laisse lutiner sa servante, lui apporte son breakfast au lit, et en échange, ma foi, ne lui demande pas grand-chose, sinon quelques corvées nocturnes dont on ne saura rien, sinon qu’elles sont innommables, et imprègnent le narrateur de « l’odeur de l’humiliation et de l’esclavage ». On le voit, rien ici qui patauge franchement dans le réalisme. On pourrait être dans un conte. Mais il faudrait alors parler d'un terrible, d'un épouvantable, d'un monstrueux « règlement de contes ». Et oui, l’esclave, sous l’impulsion de la servante abusée – mais comment ? – par le maître, va se révolter, fédérer les autres esclaves, et notre Spartacus se retrouver bien vite à la tête d’une incontrôlable révolte qui ira répandre le sang jusqu’aux confins du royaume.
Merci ne se contente pourtant pas d’être une fable de plus sur la servitude volontaire, la complicité des victimes, la volonté de puissance et les aménagements éthiques, même s’il est tout ça avec une redoutable intelligence. Le récit comporte des trous, des failles, d’inquiétantes béances. On ne saura jamais ce que fabrique l’esclave, sous les directives du maître, dans un certain hangar :
« J’y entrai et eus envie de pleurer lorsque je compris ce qui m’était demandé. Je m’agenouillai, appuyai ma tête contre la terre et chantai à voix haute l’unique prière que j’avais appris enfant : ‘Dieu, je t’en prie, aide-moi à dépasser les incongruités.’ »
Puis il s’active mystérieusement « comme un porc au milieu de la putréfaction ». Qu’a-t-il fait ? Ce non-dit, qui ne peut que renvoyer le lecteur au cauchemar bien réel des Sonderkommandos, que domineront, prolixes en fumée et grandes dispensatrices de cendres, trois cheminées qui ne cessent de grandir au court du récit, ce non-dit a pour ainsi dire des retombées syntaxiques sur le texte, puisque à plusieurs endroits la phrase se suspend, incapable de mener à bien une comparaison entamée, comme si le souvenir ou la faculté de trouver un équivalent étaient déchus de leurs droits :
« Un enfant sauvage dans le sens de… » ; « j’ai détruit son corps de telle manière que… » ; « Oui, on m’a obligé à… » ; « Et pendant des heures vous… ? » ; « si jamais j’entrais dans le trou noir et que… »
Comme si les cendres de l’Histoire, portées par le vent de la révolte/vengeance venaient trouer le texte lui-même, rongeant sa texture à force d’acide innommé, au point que vers la fin du livre, à force de manger d’étranges racines, le narrateur n’en finit plus de passer par divers trous noirs. Indécidable, piégé, mais aussi cocasse, faussement naïf, arc-bouté sur ses propres ressorts narratifs, Merci réussit, en cent trente pages, à sonder les entrailles de la barbarie tout en chauffant à blanc la lame de la liberté. Le libre-arbitre est-il soluble dans la fange ? Comment vivre quand colle à nos mémoires, encore et encore, « l’odeur de l’humiliation et de la vie obscurcie » ?

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Pablo Katchadjian, Merci, traduit de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré, Vies Parallèles (Bruxelles), 132 p., 15€

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