vendredi 18 septembre 2015

Le grand braquage du langage: Maylis de Kerangal in situ

Je ne sais pas si vous êtes actuellement à Guéret, mais en tout cas Maylis de Kerangal, elle, y est, et pas qu'un peu, puisqu'elle a consacré et consacre pas mal d'énergies pour faire de ces 10èmes Rencontres de Chaminadour consacrées à Claude Simon un moment d'exception, et ce avec l'aide de l'Association des amis de Claude Simon et de quelques écrivains. Et tandis qu'elle s'apprête à lire des passages de l'œuvre de Simon, à discuter de certains aspects de son œuvre, etc., il n'est peut-être pas inutile de se pencher sur son parcours, ses travaux, ses lignes de résistance.

Or, pour ce faire, eh bien, coup de chance, le dernier numéro de la revue Décapage va nous donner un sacré coup de main, puisqu'il consacre précisément son dossier à l'auteur de Naissance d'un pont. L'intérêt de ce dossier, comme vous le savez, c'est qu'il est organisé et rédigé par l'écrivain him/her-self. Et quand Maylis de Kerangal parle d'elle et de son travail d'écriture, c'est tout sauf une plongée narcissique. Elle préfère dresser un diorama mobile de ses curiosités, de ses tâtonnements, de ses passions, sous forme d'une "panoplie". Une panoplie, nous dit-elle, a non seulement "le pouvoir de désigner celui qui la porte via son rêve" mais également "le pouvoir de le masquer".

La panoplie kerangalienne se déploie donc en plusieurs parties, d'abord les "lieux" (Le Havre, le Colorado), puis les livres-alliés (Villon, Ponge, Vasta, Deleuze, Sebald… — sans oublier Fantômette!). Il y a bien sûr la présence de l'éditeur, en l'occurrence Verticales (d'abord Wallet, puis Pagès et Guyon, quinze ans de compagnonnage, d'amitié, de "forte intensité"). Question: Où écrit-on? Plutôt que de décrire les objets fétiches de son bureau, de Kerangal nous ouvre les portes de ce qu'elle appelle un "chantier permanent", le "cœur d'un écosystème", et qu'elle qualifie avec bonheur de "chambre forte et chambre d'écho". Vient alors la bibliothèque, et là encore on n'est pas dans l'inventaire tape-à-l'œil, mais dans l'analyse d'un organisme:
"Lieu de sédimentation et lieu de mouvement, la bibliothèque bouge, elle se décompose et se recompose en permanence. Ça entre, ça sort – même si plus rarement –, ça trafique."
Et de nous expliquer ensuite qu'à chaque livre écrit correspond une "collection": d'autres livres, qui forment satellites, qu'il faut extraire, choisir, enrôler, car ils vont contribuer "à former une bande". Dans quel but? Pour Maylis de Kerangal, le coup à faire, c'est "le grand braquage du langage"! D'autres "chapitres" viennent enrichir notre approche de l'auteure: ses carnets, ses manuscrits. Elle se livre ensuite à cet exercice extrêmement difficile qui consiste à écrire sur ses propres livres, et c'est sans doute là qu'elle se montre le plus exemplaire, et parvient, avec une simplicité qui relève à la fois de la quintessence et de l'humilité, à dégager en quelques traits pertinents les véritables enjeux de chaque livre, signalant même leurs possibles défauts, rappelant leurs ambitions ou errements.

Il est question aussi, en fin de dossier, du collectif Inculte, qui lui permet, entre autres de "construire des affections". Retenons cette dernière expression, car elle peut servir également à mieux saisir ce que, de livre en livre, s'occupe à dessiner Maylis de Kerangal. Une dispersion innervée par une cohérence têtue, qui va toujours de l'avant, braquant toujours le langage avec des armes différentes. Un intérêt porté (comme on dit d'un pont qu'il porte) aux structures et à leurs accidents, aux avatars nichés dans les mots (à lire ou relire: l'excellent A ce stade de la nuit, qui reparaît bientôt chez Verticales), aux agrégats d'affects que sont les êtres et à ce qui les fait (musicalement, physiquement, mentalement, spatialement) trembler, bouger.

Tout ce qui bouge (même l'immobile) : tel pourrait être le titre générique de l'œuvre de Maylis de Kerangal. Je ne vous retiens pas plus longtemps, puisque vous avez rendez-vous avec votre libraire pour acheter Décapage.

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Décapage, numéro 53 (été/automne 2015), dossier "Maylis de Kerangal par elle-même", 15 €

1 commentaire:

  1. Bonsoir

    Informé par un ami des rencontres de Chaminadour auxquelles Maylis de Kerangal (à qui nous avons consacré en 2012 un petit opus) a pris part, je découvre votre site et votre article excellemment bien écrit sur la revue Décapage dans son extrait consacré à Mdk.C'est clair, incitatif, d'une belle synthèse littéraire (vous avez des formules qu'elle ne renierait pas...)et j'aurais couru m'en procurer un exemplaire si je ne la possédais déjà...

    Bien cordialement

    Olivier Bonhomme

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