Que voit l’œil qui écrit ?
Que fait l’écrivain quand il cadre ? Comment photographier des éclats de
réel tout en écrivant autrement mais avec la même « visée », les
mêmes « objectifs » ? Souvent, écrire consiste à machiner, à
apparier contre nature, à faire fonctionner des éléments qui communiquent par
des biais secrets, interdits ou encore inédits. C’est aussi, parfois, laisser
monter le récit du fond de l’image, utiliser sa possible énergie pour d’autres
travaux, d’autres structures. Donner leurs chances aux hasards objectifs,
empêcher les métaphores d’aller jusqu’au bout d’elles-mêmes. Donc, Yves Pagès « prend » des
photos, et l’on aimerait que dans ce verbe le lecteur entendre l’expression
« reprise illégale ». Ces photos, ceux qui fréquentent son site archyves.net
en connaissaient un certain nombre, mais Photomanies, que vient de publier le
Bec en l’Air dans un format italien, permet à l’auteur du Théoriste de réorganiser la matière impressionnante de ces
« choses vues ».
Ce « diaporama en apesanteur
mentale » a besoin, pour sédimenter et
voyager (double opération dont il s’efforce de faire proliférer le paradoxe),
de s’ouvrir à ses frères, ses ennemis, ses possibles, ses devenirs. De là une
taxinomie un peu rebelle comme en affectionne Pagès : binômanie, monolubie, fiascorama… Ces termes de « manie »,
« lubie », ce suffixe d’–orama,
viennent on le sait d’un siècle XX débutant, encore imprégné de dix-neuf, et
sont ici repris pour en détourner les codes pathologiques à fins tantôt
facétieuses, tantôt séditieuses. Qui al lu Pagès les a déjà croisés : ce
sont des mots-ludions, dotés d’un mécanisme-détente.
Que voit Pagès, ou plutôt que
voit son œil facétieusement stéréoscopique ? Du langage, encore un peu, sous forme vestigiale – graffiti, panneau,
annonce, affichage, plaque de rue, vitrine – mais un langage travaillé par la
faillite, le balbutiement, la revendication aussi. Quoi d’autre ? Des formes,
bien sûr – mais dont il cadre
moins le spectre esthétique que l’embossage urbain – des formes, certes, ou plutôt
déjà des appels de forme, comme on dit appels d’air, cette façon qu’a la chose
de tapiner comme si, sans vergogne
pour sa reproductibilité, elle cherchait à afficher sa particularité – or à ces
particularités, ces attributs corrompus qui déjà ronge la substance des choses,
Pagès « propose » (nous propose) un écho, un verso, ou plutôt un
relai, comme si l’objet, outre sa forme, avait maille à partir et dire et faire
avec un autre objet – plutôt nomade que mort !
Mais j’ai l’air de parler
abstraitement de photos réelles, ce qui est par ailleurs le cas, et qui sans
doute limite la portée critique de mes remarques. Si je m’y autorise toutefois,
c’est que l’auteur lui-même s’adonne à cet exercice à la rubrique Fiascorama,
puisqu’il décrit, en légende de photos absentes que « remplacent »
des rectangles pas tout à fait muets, l’image prise et avortée. Ces
« légendes » le sont à plus d’un titre, et font écho à cette
esthétique subtilement abâtardie de « la petite nature morte au
travail » dont Pagès a plus d’une fois décliné les avatars. Exemple d’une
photo « vide » :
« Un aveugle tenu en laisse par son chien, à mi-chemin d’un passage clouté, boulevard Sébastopol, dans ma ligne de mire, mais dont l’insondable regard, derrière ses lunettes noires, me tient en respect. »
A la page blanche a succédé le
regard aveugle, mais l’un comme l’autre n’entravent en rien la traversée des
images. Pagès a intitulé sa préface : « à propos de quelques
affinités perceptives » : on ne saurait mieux qualifier la sympathie
organique qui circule entre ces photos et qui semblent les lier à leur insu par
le liant d’une complicité un peu clandestine, de celles qui aiment à se saluer
dans la divergence à défaut de pouvoir s’épouser dans la semblance. C’est donc,
je crois, une forme de philosophie que propose Pagès dans cet album-énergumène
qui machine et sidère par son intelligence et sa puissance optiques.
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Yves Pagès, Photomanies, le
bec en l’air éditions, 25€
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