La dernière invention d’Oliver
Rohe est un piège à biographies. S’agit-il de raconter la vie de Mikhaïl
Kalachnikov ? La destinée de l’AK-47 qu’il ne cessa de
perfectionner ? Ou les métamorphoses politiques de cette icône
armurière ? Pour l’auteur, ces trois segments possibles n’ont de sens
qu’orchestrés. Une vie ne se résume pas à une production ni une invention à son
usage. Un livre, encore moins à une pièce montée. Dans la chaîne d’assemblage
mise au point par Oliver Rohe, on travaille en même temps sur plusieurs
dispositifs, et on veille à ce qu’ils fonctionnent, différemment à chaque
stade, à chaque page, le vrai-faux portrait du jeune koulak, exécuté d’un
pinceau sobre, par touches prudentes, comme si la psychologie était une chimère
quand ce qui compte vraiment c’est le parfum du mélèze et l’ivresse du métal. Mais notre
inventeur n’a pas le temps de se diriger vers le zénith de son invention que
celle-ci semble déjà lui préexister, tel un virus plébiscité par l’immense
organisme russe. L’homme est lent à se réaliser dans l’objet, mais l’histoire
prompte à s’incarner dans ce dernier. Il y a donc l’arme en gestation, celle
qui pousse au bout des doigts de Mikhaïl à la façon d’une racine ingénieuse, et
l’autre, celle que la reproduction rend omniprésente, indispensable, même si
l’AK-47, censé faucher l’ombre nazie, doit se trouver très vite une autre cible
à la hauteur, faute de guerre chaude.
A partir de ces deux axes aux vitesses différentes, et qui
eux-mêmes subissent de très subtiles variations dans leur traitement
stylistique, Rohe trace une autre ligne, plus frêle, mais non moins têtue, et
dépeint, au prix d’une distance soigneusement calibrée, des scènes où la
sacro-sainte kalachnikov devient un élément du décor, non point relique brandie par
des pillards, mais clé de bois et d’acier permettant d’ouvrir toutes les
séditions, gadget magique capable de changer chaque enfant en adulte, chaque
civil en rebelle.
Le travail narratif et descriptif
auquel se livre Oliver Rohe procède lui aussi par rafales, les attaques de
paragraphe envoyant tout d’abord de brèves salves, puis, opérant ce mariage de
précision et d’abondance qui fait la force de l’AK-47, arrosant plus largement
la page, marquant des pauses sèches, obligeant le souffle à épouser la
rythmique de plus en plus tenue de la phrase :
Il avait grandi de quelques centimètres et il était prêt. Il n’avait rien laissé au hasard, du point de départ jusqu’à la ligne d’arrivée, tout avait été prévu et organisé depuis les combles. Dans son sac à dos il y avait assez de provisions pour tenir plusieurs jours, du pain noir, des betteraves, de la viande séchée et des pommes de terre, il y avait du linge propre, un couteau de chasse, une corde, il y avait une boussole et une carte dessinée à la main avec des croix, des cercles, des noms, des échelles de distance, une signalétique complète pour se repérer à la sortie du village, s’engager dans les bons sentiers et avancer dans les bois, sans encombre, tout au long de son trajet. […]
Jouant du double impératif –
précision, abondance –, Rohe reste tantôt tapi dans l’âme de l’arme, aux
aguets, la joue contre la crosse, tantôt laisse sa vision s’enfuir par le
viseur, pour voir, au-delà de la cible, le destin de l’arme, laquelle devient,
en dépit de sa surproduction, la marchandise idéale, monnaie d’échange en soi,
presque pour soi, qui vaut par sa seule apparition sur le théâtre des
opérations, théâtre où il n’est plus nécessaire de parader en livrée pour
prétendre à un rôle décisif. L’AK-47, première arme civile venue réinventer la
guerre dans une parcellisation outrée des territoires à défendre.
Et les taupes dans tout ça, me
direz-vous ? Eh bien, si nous étions contraints de nous terrer dans des
trous, si nous étions mal outillés pour voir plus loin que le bout de notre nez,
si nous étions considérés comme nuisibles malgré notre insouciance, nous
serions à même de nous en faire une idée plus qu’humaine…
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Oliver Rohe, Ma dernière création est un piège à taupes, Actes Sud/Babel
"si nous étions considérés comme nuisibles malgré notre insouciance" ; ce propos me bouleverse.
RépondreSupprimerMerci de partager votre lecture d'Oliver Rohe. De cet auteur, je n'ai lu que "Défaut d'origine", que je n'ai pas pu lire d'une traite parce que j'avais des contraintes de temps et j'ai été interrompue plusieurs fois, mais à chaque fois, c'était contrariant de devoir arrêter ; ma lecture était contrariée, mais peut-être que c'était mieux ainsi, car la "ligne" "frêle" et "têtue" dont vous parlez dans ce post à propos de tout autre chose, mais qui m'évoque une autre ligne frêle et têtue entre la voix de Roman et la voix du narrateur, ces interruptions l'éprouvaient sans la briser.
D.