samedi 26 septembre 2015

S'enfuir par le viseur: Rohe, la Kalachnikov et le temps

Désormais, le week-end, le Clavier Cannibale se change en vide-greniers et ressort de ses cartons d'anciens posts, histoire d'apprendre au temps à ne pas se croire linéaire… Celui-ci date du 14 janvier 2014, et revient sur le livre d'Oliver Rohe à l'occasion de sa parution en Babel.

La dernière invention d’Oliver Rohe est un piège à biographies. S’agit-il de raconter la vie de Mikhaïl Kalachnikov ? La destinée de l’AK-47 qu’il ne cessa de perfectionner ? Ou les métamorphoses politiques de cette icône armurière ? Pour l’auteur, ces trois segments possibles n’ont de sens qu’orchestrés. Une vie ne se résume pas à une production ni une invention à son usage. Un livre, encore moins à une pièce montée. Dans la chaîne d’assemblage mise au point par Oliver Rohe, on travaille en même temps sur plusieurs dispositifs, et on veille à ce qu’ils fonctionnent, différemment à chaque stade, à chaque page, le vrai-faux portrait du jeune koulak, exécuté d’un pinceau sobre, par touches prudentes, comme si la psychologie était une chimère quand ce qui compte vraiment c’est le parfum du mélèze et l’ivresse du métal. Mais notre inventeur n’a pas le temps de se diriger vers le zénith de son invention que celle-ci semble déjà lui préexister, tel un virus plébiscité par l’immense organisme russe. L’homme est lent à se réaliser dans l’objet, mais l’histoire prompte à s’incarner dans ce dernier. Il y a donc l’arme en gestation, celle qui pousse au bout des doigts de Mikhaïl à la façon d’une racine ingénieuse, et l’autre, celle que la reproduction rend omniprésente, indispensable, même si l’AK-47, censé faucher l’ombre nazie, doit se trouver très vite une autre cible à la hauteur, faute de guerre chaude.

A partir de ces deux axes aux vitesses différentes, et qui eux-mêmes subissent de très subtiles variations dans leur traitement stylistique, Rohe trace une autre ligne, plus frêle, mais non moins têtue, et dépeint, au prix d’une distance soigneusement calibrée, des scènes où la sacro-sainte kalachnikov devient un élément du décor, non point relique brandie par des pillards, mais clé de bois et d’acier permettant d’ouvrir toutes les séditions, gadget magique capable de changer chaque enfant en adulte, chaque civil en rebelle. 

Le travail narratif et descriptif auquel se livre Oliver Rohe procède lui aussi par rafales, les attaques de paragraphe envoyant tout d’abord de brèves salves, puis, opérant ce mariage de précision et d’abondance qui fait la force de l’AK-47, arrosant plus largement la page, marquant des pauses sèches, obligeant le souffle à épouser la rythmique de plus en plus tenue de la phrase :
Il avait grandi de quelques centimètres et il était prêt. Il n’avait rien laissé au hasard, du point de départ jusqu’à la ligne d’arrivée, tout avait été prévu et organisé depuis les combles. Dans son sac à dos il y avait assez de provisions pour tenir plusieurs jours, du pain noir, des betteraves, de la viande séchée et des pommes de terre, il y avait du linge propre, un couteau de chasse, une corde, il y avait une boussole et une carte dessinée à la main avec des croix, des cercles, des noms, des échelles de distance, une signalétique complète pour se repérer à la sortie du village, s’engager dans les bons sentiers et avancer dans les bois, sans encombre, tout au long de son trajet. […]
Jouant du double impératif – précision, abondance –, Rohe reste tantôt tapi dans l’âme de l’arme, aux aguets, la joue contre la crosse, tantôt laisse sa vision s’enfuir par le viseur, pour voir, au-delà de la cible, le destin de l’arme, laquelle devient, en dépit de sa surproduction, la marchandise idéale, monnaie d’échange en soi, presque pour soi, qui vaut par sa seule apparition sur le théâtre des opérations, théâtre où il n’est plus nécessaire de parader en livrée pour prétendre à un rôle décisif. L’AK-47, première arme civile venue réinventer la guerre dans une parcellisation outrée des territoires à défendre.
 
Et les taupes dans tout ça, me direz-vous ? Eh bien, si nous étions contraints de nous terrer dans des trous, si nous étions mal outillés pour voir plus loin que le bout de notre nez, si nous étions considérés comme nuisibles malgré notre insouciance, nous serions à même de nous en faire une idée plus qu’humaine…
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Oliver Rohe, Ma dernière création est un piège à taupes, Actes Sud/Babel

1 commentaire:

  1. "si nous étions considérés comme nuisibles malgré notre insouciance" ; ce propos me bouleverse.
    Merci de partager votre lecture d'Oliver Rohe. De cet auteur, je n'ai lu que "Défaut d'origine", que je n'ai pas pu lire d'une traite parce que j'avais des contraintes de temps et j'ai été interrompue plusieurs fois, mais à chaque fois, c'était contrariant de devoir arrêter ; ma lecture était contrariée, mais peut-être que c'était mieux ainsi, car la "ligne" "frêle" et "têtue" dont vous parlez dans ce post à propos de tout autre chose, mais qui m'évoque une autre ligne frêle et têtue entre la voix de Roman et la voix du narrateur, ces interruptions l'éprouvaient sans la briser.
    D.

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